Nous avons reconnu déjà que le passage 1 Corinthiens 15.45-47 établit clairement une gradation entre le premier état de l’humanité, désigné sous le titre de psychique ou animal, et le second, appelé pneumatique ou spirituel ; qu’il est en même temps dans l’ordre naturel des choses que la priorité temporelle soit accordée à l’ordre psychique ou terrestre sur l’ordre pneumatique ou céleste, en d’autres termes à l’imperfection sur la perfection (v. 46) ; ce passage nous enseigne enfin que, réduit à lui-même, l’élément terrestre retournerait à son lieu d’origine, et qu’il n’est reçu à participer à la vie supérieure que grâce à la solidarité qui l’unit à l’élément spirituel ou céleste (v. 48 et suivants. Comp. le terme ἔσχατος en le distinguant de δεύτερος). L’apôtre établit donc un certain parallèle entre notre corps actuel, condamné à la décomposition, et l’élément terrestre qui était chez le premier homme ; et c’est ce qui ressort également des termes de la sentence divine Genèse 3.19 : « Tu retourneras en poudre, car tu en as été tiré, » c’est-à-dire que, l’homme s’étant privé lui-même par la chute du bénéfice de cette chance de transformation, de transfiguration et de spiritualisation progressive qui eût été assurée à sa nature corporelle par son union avec l’esprit, son corps redevient, par le fait de la chute, ce qu’il était, poudre et digne de la poudre ; il ne fait par là que retourner à son origine et à son essence propre ; l’immortalité corporelle n’était pour ainsi dire dans l’état normal qu’un donum supernaturale, dont la perte livre de nouveau le corps humain aux lois naturelles de la matière, auxquelles il était appelé à se soustraire, lois généralement contraires à celles de l’esprit et dont la principale est la décomposition. Mais le terme de psychique, pas plus que le terme de chair, n’emporte en soi une idée qui dépasse celle de l’imperfection naturelle, voulue de Dieu dans l’ordre naturel et dans l’ordre moral à son heure et dans les limites qui lui sont fixées par le Créateur. Pour être nécessairement primitif et imparfait, l’élément terrestre et psychique n’est pas vicieux pour cela, n’est pas encore entaché du principe contraire, car ce serait déclarer Dieu l’auteur du mal, puisque l’apôtre dit, v. 45 : « Le premier homme, Adam, a été fait en âme vivante » ; cela contredirait également le témoignage mis par le récit génésiaque dans la bouche de Dieu même à l’issue de l’œuvre tout entière de la création, Genèse 1.31 : « Dieu vit ce qu’il avait fait, et voilà cela était très bon. » C’est à déterminer les obligations attachées à l’état psychique dans le cas normal, et à lui tracer ses limites en regard de l’état supérieur que nous nous appliquerons dans ce paragraphe.
Il nous paraît que la qualification la plus courte de l’état psychique nous est en effet donnée par l’apôtre dans l’adjectif « vivant, » par opposition à la qualité de « vivifiant » qui est attribuée spécialement à l’esprit ; et que l’obligation immédiate qui est attachée à cet état est exprimée par le Seigneur dans le terme de « trouver son âme » (Matthieu 10.39), pris, il est vrai, dans ce passage, en mauvaise part, précisément parce que cet acte est désigné ici comme se prolongeant au delà des limites qui lui étaient originellement assignées.
Toutes choses étaient disposées par le Créateur pour que l’homme pût prendre possession de tous les biens qui l’entouraient, en prenant possession de lui-même, pour qu’il arrivât à la stature parfaite du roi de la création, appelé à vivre heureux et satisfait sous la garde de Dieu et dans sa communion, comme cela est célébré dans le Psaumes 8, reproduction poétique et prophétique du récit de la création. La vie, et la vie consciente d’elle-même, satisfaite et maîtresse d’elle-même et de la nature entière, tel était le premier terme proposé aux efforts et à l’éducation de l’homme primitif ; il devait être tout d’abord son propre but, non pas par un principe d’égoïsme ou de rivalité avec Dieu, mais en Dieu et par la volonté de Dieu. L’amour de soi, l’instinct de la conservation, la recherche de l’intérêt propre, le « trouver sa vie », ne sont donc pas répréhensibles en soi, puisqu’au contraire l’amour de soi nous est présenté comme la mesure du véritable amour pour le prochain (Matthieu 22.39 ; Éphésiens 5.29). L’amour de soi ne dégénère qu’en s’isolant, en se renfermant en lui-même, en s’affirmant à l’exclusion de l’amour de Dieu, en se déclarant en permanence contre la volonté divine.
Pour se donner un jour, il faut en effet commencer par se posséder ; pour aimer autrui, il faut d’abord se connaître et se vouloir soi-même. La justice, qui est le respect de soi-même, est le nerf de l’amour, qui, en l’homme comme en Dieu, descendrait sans elle au rang des instincts. L’autre face de la vérité nous apparaîtra bientôt, savoir que la possession de soi-même n’a de valeur morale qu’en vue du don de soi. Pour le moment, nous ne considérons que les obligations originelles propres à l’état psychique comme tel.
Mais quels étaient les éléments ou les facteurs de cette prise de possession de la nature et de soi-même déposés dans la nature originelle de l’homme ? Le récit génésiaque nous en indique deux : la science ou la faculté réceptive, par laquelle l’homme est modifié par la nature extérieure et par l’ordre moral, pour autant que le fait moral s’est déjà révélé à l’homme à cette phase primitive, et le travail ou la faculté active, par laquelle l’homme est appelé à modifier la nature.
Cependant le travail et la science n’auraient pas été fructueux pour l’homme, dans son isolement : le couronnement de la vie psychique, c’est l’amour naturel, l’amour de l’homme pour les autres membres de son espèce ; c’est la sociabilité, qui se révèle à nous comme la troisième des obligations originelles de l’homme dans l’état psychique.
L’art n’avait pas de place distincte dans l’état normal, parce qu’il était incessamment satisfait dans la vie et dans la nature ; le dualisme qui existe actuellement entre ces deux termes eût été incompatible avec un état sans péché. L’art n’était pas, comme dans l’état actuel, un dérivatif du travail, une compensation à la vie réelle cherchée dans la vie idéale, la poursuite de formes d’une beauté supérieure au réel ou tout au moins engagée, compromise et dissimulée dans le réel ; il n’y a pas lieu à l’art dans l’état normal, comme il n’y a pas lieu aux remèdes dans l’état de santé. — « Il n’y avait pas de poésie en Eden, dit Vinet : quand l’innocence en pleurs quitta le paradis, elle rencontra la poésie sur le seuil ; elles se jetèrent l’une à l’autre un regard et continuèrent leur route, l’une vers le ciel, l’autre vers les habitations des hommes. » L’art vit de contrastes, de souffrances, d’efforts, de soupirs ; ou plutôt c’est par ces contrastes qu’il devient conscient de lui-même comme art ; supprimez-les ou supposez-en l’absence, l’art n’est pas supprimé ni absent ; mais il ne se distingue plus du travail, de la vie ; l’idéal est identifié avec le réel, le réel est confondu avec l’idéal. Il ne pouvait donc rester à l’homme considéré dans son rapport à la nature que les deux facultés que nous avons nommées, la faculté scientifique ou celle de comprendre la nature, et la faculté pratique ou celle d’agir sur elle ; toutes deux lui étaient indispensables et étaient indispensables l’une à l’autre ; il fallait que la connaissance acquise par l’homme fût active et féconde ; elle ne devait pas avoir son but en elle-même ; la science pour la science, la science qui ne cherche qu’elle-même et qui a son but en elle-même, est, comme nous l’avons vu dans notre première partie, vaine et futile, même dans l’ordre purement terrestre et visible, et elle déchoit inévitablement dans l’orgueil ; en cherchant en elle-même sa propre substance, elle ne rencontre que la vanité (Romains 1.21-22 ; 1Cor.8.2). C’est la science diabolique qui ne tarde pas à s’opposer à Dieu (Genèse 3.5). La science, et toute science, doit aspirer au faire, à la pratique, à la vie. La pratique, en revanche, doit être intelligente et non pas instinctive ; le travail doit être dirigé par la science, sous peine de se perdre dans un labeur sans issue. La science et le travail sur la terre étaient le lot et la tâche de l’homme primitif, la condition de la royauté qui lui appartenait de droit sur la nature.
A la science se rattache le langage, qui est son instrument, en même temps que son auxiliaire ; car nous n’avons réellement conçu l’idée d’un objet que quand nous avons nommé cet objet. Genèse 2.19 nous raconte la première leçon d’histoire naturelle donnée à l’homme, et ce fut en même temps une leçon de langue ; car il est à présumer que les noms donnés à chaque animal n’étaient pas ces assemblages artificiels de syllabes, tels que nos naturalistes en imaginent à chaque nouvelle découverte, et qui sont plutôt des étiquettes que des noms ; mais chaque nom était une vérité, une révélation : nomen et omen ; le nom vrai et primitif était l’expression immédiate et adéquate de l’essence de l’objet ; dire le nom, c’était donc définir l’objet ; nommer, c’était savoir ; le langage se confondait avec la science.
Mais ce n’était pas la nature physique seulement qui était offerte à la faculté de savoir de l’homme. L’éducateur suprême avait voulu que, dès ses premiers pas dans la vie, sa créature nouvelle rencontrât le grand, le redoutable problème qui avait déjà reçu dans les sphères plus élevées ses deux solutions opposées. L’homme ignorant de tout devait apprendre à opposer l’un à l’autre dans sa conscience les deux termes dont la lutte fait tout l’intérêt de l’histoire de l’univers. Il devait être mis en contact avec ce mystère sous sa forme la plus concrète et la plus réduite, dans les limites de cette nature physique dont il était constitué le maître. Dieu plaça l’arbre de la connaissance du bien et du mal dans le paradis, au milieu de tous les autres arbres du jardin, afin que l’homme apprit déjà à distinguer sa vie naturelle de la vie morale. Seulement cette connaissance pouvait être acquise par deux voies, l’une plus rapide et en apparence plus féconde : celle qui lui sera conseillée par le Tentateur, consiste à faire de la science le but suprême de la vie et à acquérir la connaissance du bien par la pratique du mal ; cela revient à dire qu’il n’y a plus de bien et de mal, puisque la voie pour atteindre le bien absolu passe inévitablement par le mal ; le mal, intermédiaire nécessaire de l’acquisition du bien qui est le savoir absolu, n’est plus qu’une des formes du bien. Selon l’intention divine, au contraire, l’homme devait arriver à la connaissance suprême du bien et du mal, mais par la pratique du bien et par voie d’abstention. A chaque fois que l’homme eût passé à côté de l’arbre fatal, se souvenant de la défense de Dieu pour s’y conformer, il aurait appris à mesurer, en pratiquant le bien, la distance qui sépare le bien du mal ; il aurait acquis la connaissance du bien par la voie de l’expérience et celle du mal par voie d’exclusion et de répulsion.
La seconde des obligations attachées à l’état primitif de l’homme fut celle du travail, le travail actif et productif, le travail renfermant en lui-même la jouissance, mais alternant déjà avec le repos (sommeil d’Adam, sabbat hebdomadaire). L’institution du travail est mentionnée dans les mots : pour cultiver le jardin (Genèse 2.15) ; ce travail devait être vigilant et préventif : pour le garder. La tâche terrestre de l’homme était de maintenir et d’entretenir le séjour que Dieu lui avait donné dans l’état où il le lui avait remis et sans doute d’étendre ce jardin par la culture, au fur et à mesure des besoins et de la multiplication de l’espèce, jusqu’aux extrémités de la terre : de transformer la terre entière, encore en friche, mais franche de toute servitude, en jardin d’Eden. Toujours efficace, le travail d’Eden devait rester une joie sans fatigue, un repos sans ennui, un travail semblable à celui de l’Éternel lui-même qui travaille sans cesse (Jean 5.19), tout en se reposant depuis l’achèvement de l’œuvre de la création.
Le devoir, et non pas seulement le droit de manger, dérivait naturellement du devoir du travail (Genèse 2.10) ; et tous ces droits et ces devoirs réunis constituaient ensemble la royauté de l’homme, qui n’avait de supérieure à elle que celle de Dieu même ; car les animaux de la terre devaient être les auxiliaires du travail de l’homme, en même temps que les objets de sa science.
Ainsi était donnée satisfaction aux besoins de la nature corporelle et de la nature intellectuelle de l’homme dans l’état physique. Mais il possédait déjà en puissance une vie supérieure à celle du corps et à celle de l’intelligence : la vie du cœur et des affections naturelles allait éclore et se développer. L’homme ne devait point se suffire à lui-même. L’amour pour des sujets et des inférieurs ne pouvait remplir et occuper tout entier un cœur fait à l’image de Dieu ; cet amour, qui ne saurait dépasser la forme de la protection et de la sollicitude, aurait pu suffire à son activité, mais non point à son bonheur qui, pour être complet, devait être partagé. D’ailleurs, en prononçant la parole : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Genèse 2.18), Dieu n’a pas sanctionné l’union conjugale seulement, mais tous les rapports de la vie domestique et sociale, dont l’union de l’homme et de la femme devait être le premier facteur. Dieu a déclaré par là l’homme sociable. L’homme devait devenir époux pour devenir membre d’une famille et d’une humanité. « Croissez et multipliez et remplissez la terre. »
Et cependant cet état nouveau, où l’homme allait entrer, ne devait pas être un simple développement naturel, comme on pourrait le conclure de Genèse 1.27 ; le don de la femme à l’homme devait être l’exaucement d’un vœu, tout au moins la réponse à un désir de sa part ; quand il eut acquis pour la première fois la conscience de sa solitude sur la terre, il désira spontanément la compagne qu’il devait aimer.
La vie humaine, sous la forme individuelle et spécifique, se trouve ainsi constituée par la création successive de l’homme et de la femme. La nature psychique est maintenant achevée par la satisfaction donnée à toutes les facultés originelles de l’homme. L’être psychique est désormais pourvu de tous ses organes, de toutes ses facultés et de toutes ses forces, auxquels correspondent les obligations conformes à ce premier degré de la vie morale : le travail, la science et l’amour ; mais ce n’est encore que le travail terrestre, la science élémentaire et l’amour naturel, sous ses formes inférieures, l’amour qui reçoit, l’amour partagé qui se cherche et se trouve dans son objet ; ce n’est pas encore l’amour qui s’affirme, même méconnu et repoussé, qui se donne et se sacrifie, même à des méchants et à des ingrats. « A cette fois, celle-ci est os de mes os et chair de ma chair » ; c’est l’amour dans la vie et pour la vie ; ce n’est pas encore l’amour dans la mort et plus fort que la mort.
Nous n’avons pas nommé à part l’obligation religieuse de l’homme primitif, parce qu’elle présidait, comme ce devrait toujours être le cas, à toutes les autres et les consacrait. La communion naissante de l’homme avec Dieu était un facteur qui pénétrait déjà l’activité tout entière de l’homme dans les différents cas que nous venons d’énumérer, en sorte que ni dans son travail, ni dans son repos, ni dans son éducation scientifique, ni dans ses relations sociales, l’homme n’était jamais séparé de Dieu.
Mais, aussitôt que la vie psychique tend à s’isoler de Dieu, pour se constituer dans son autonomie, elle se fausse et se corrompt. La souveraineté de l’homme sur la nature reste conditionnée par le maintien de la souveraineté de Dieu sur lui (Psaumes 8). Le roi révolté contre son suzerain ne rencontre plus que des révoltés dans ses propres États. Que l’homme, à qui tout avait été donné par son Créateur et à qui tout devait servir, qui était le roi et le couronnement de l’œuvre créatrice, s’avise de refuser à Dieu ce qui lui est dû et de se prendre lui-même pour le but de sa vie ; qu’à un moment donné il se dérobe à l’obligation du progrès ; qu’il prétende conserver et sauver sa vie, alors qu’il faudrait y renoncer (Matthieu 16.25) ; qu’il refuse, par exemple, de sacrifier la science pour la foi (Hébreux 11), le travail pour la passivité ou la souffrance (Proverbes 3.11-12), et l’affection naturelle pour le martyre (Matthieu 10.37) ; et aussitôt, s’arrêtant dans sa voie, il se détourne de Dieu, et, se détournant de Dieu, il recule, il se dégrade. Le refus du progrès obligatoire est la première des déchéances, et la vie psychique, par le fait seul qu’elle se fixe en elle-même, au lieu de se transformer en vie pneumatique, se livre à la corruption.
Cela ressort des résultats de notre première partie, ou Téléologie, où nous avons établi quelle est la fin normale de l’homme.