L’univers matériel comprend tous les êtres qui, étant destitués de toute faculté pensante et sensitive, le sont par là même de toute fin qui leur soit propre, et se rapportent dans le plan universel exclusivement, comme moyens à la créature morale.
Nous traitons sous le litre de ce chapitre :
- De l’essence de la matière d’après l’Ecriture ;
- Du rôle de la matière dans l’univers ;
- Des parties de l’univers matériel.
La définition de la matière est bien plus difficile à faire que celle de l’esprit, et cette seconde substance présente à l’analyse des problèmes plus insondables. Aussi suffit-il à l’apologétique, pour réfuter le matérialisme qui prétend tout expliquer par elle, de lui prouver qu’il ne réussit qu’à remplacer une inconnue par une autre. Quelle est l’essence intime de la matière ? Est-elle ou n’est-elle pas divisible à l’infini ? Se réduit-elle en atomes à la fois étendus et indivisibles, ou l’atome, le dernier résidu de l’analyse de la matière, ne serait-il qu’une force ? comme le veulent les dynamistes, toujours plus nombreux aujourd’hui. La dogmatique n’a ni à résoudre, ni même à discuter la question de la nature de l’atome, qu’il suffit d’ailleurs de poser pour en reconnaître l’insolubilité.
La critique rationnelle du matérialisme d’une part, du dynamisme de l’autre, incombe à l’apologétique.
Conformément au caractère pratique de ses enseignements, l’Ecriture s’est contentée de nous donner concernant la matière des désignations empiriques, qui d’ailleurs nous suffisent pleinement ; elle nous la montre plutôt qu’elle ne nous la définit. Elle l’appelle : τὰ ὁρατὰ (Colossiens 1.16), τὰ φαινόμενα (Hébreux 11.3). Le terme philosophique ὕλη est étranger au langage scripturaire. L’Ecriture nous enseigne moins ce que la matière est que ce qu’elle n’est pas, et elle se tient à égale distance des deux extrêmes, entre lesquels la pensée humaine a constamment oscillé, le dualisme qui oppose la matière à l’esprit, et l’idéalisme qui la nie.
Selon l’Ecriture, la matière est une substance réelle et distincte de l’esprit, et elle s’en rapporte, pour nous en convaincre, au témoignage de nos sens et du sens commun. Nous disons que l’Ecriture tient les deux substances de la matière et de l’esprit pour distinctes en soi l’une de l’autre, puisque la production de l’une y est distinguée de celle de l’autre, Genèse 1.26 ; 2.7 ; et quand le Dieu vivant se nommait devant Moïse le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, il affirmait tout à la fois, d’après l’interprétation de Jésus-Christ, Luc 20.38, la survivance de la substance spirituelle séparée du corps, et la réalité indestructible dans la mort même de ce corps lui-même. Toutefois la distinction technique des deux substances ne se trouve énoncée dans l’Ancien Testament, si nous ne nous trompons, que Ecclésiaste 12.9.
Le Nouveau Testament distingue en l’homme même la matière ou le corps à la fois de l’âme et de l’esprit, tous deux réputés substances spirituelles, 1 Thessaloniciens 5.23, et l’importance extrême attachée dans le système paulinien à la doctrine de la résurrection corporelle (1 Corinthiens 15), aussi bien qu’à celle de la restauration finale de la nature (Romains 8.21), supposent également la croyance à la réalité de la substance matérielle.
Mais tout en enseignant la distinction de la matière et de l’esprit, l’Ecriture ne les oppose jamais comme deux principes hostiles et irréductibles l’un à l’autre. Cela résulte déjà du fait de leur commune origine dans le Verbe divin. (Voir Doctrine de la création). Nous osons même dire que la solidarité des deux substances l’emporte dans l’intuition scripturaire sur leurs incompatibilités. Cette solidarité s’affirme dans l’un et l’autre des deux grands événements de l’histoire de l’univers, la chute et la rédemption ; dans l’un, en ce qu’il ne s’accomplit pas de chute morale sans qu’elle ait sa répercussion immédiate dans l’ordre physique, Genèse 3 ; dans l’autre, en ce qu’il n’y a pas de rédemption purement spirituelle, laissant le corps et la nature en dehors de son action.
Les doctrines de l’incarnation et de la résurrection de Christ lui-même et de ses rachetés, attestent en opposition aux deux principes du dualisme et de l’idéalisme, que l’Ecriture est à la fois spiritualiste et réaliste.
La matière a, d’après ce qui précède, un rôle nécessaire dans l’ensemble de l’univers, en même temps que subordonné à celui de l’esprit. Cette substance a sa fin divinement ordonnée, mais cette fin est située non pas en elle, mais dans l’esprit, et les lois qui président à l’organisation de la matière ne sauraient avoir dans l’intuition scripturaire une consécration indépendante des conditions d’existence de l’esprit.
Le rôle de la matière se présente dans l’Ecriture dans deux rapports principaux, selon qu’elle est mise au service de Dieu ou à celui de la créature et de l’homme.
Selon le premier rapport, la matière reflète la gloire invisible de Dieu aux yeux des créatures intelligentes, Psaumes 19.1 ; elle est une révélation d’ordre inférieur des principaux attributs divins : sa puissance, sa sagesse et sa bonté ; comp. Romains 1.19-20.
Quant à l’homme lui-même, la matière de son corps tout d’abord, qui est la plus rapprochée de lui, la nature extérieure ensuite, est destinée, d’après l’Ecriture, à une triple fin : elle est instrument de jouissance (Genèse 2.9,16) ; instrument d’activité (Genèse 2.15 ; comp. Romains 6.13) ; et enfin d’éducation ou de châtiment, lorsque cette activité a été faussée et cette jouissance corrompue (Genèse 3.16-19, comp. Romains 6.21-23).
Mais la matière renouvelée soit du corps soit de la nature entière, doit redevenir dans le plan du salut, et dès maintenant, l’organe sanctifié de la vie de l’esprit, pour être enfin l’instrument perfectionné de l’activité et de la jouissance parfaites. Et le même apôtre qui lutte avec sa chair comme avec un principe à mortifier et à détruire, et soupire après le moment de la délivrance de ce compagnon funeste (Romains 7.24), a les expressions les plus transcendantes pour décrire la noblesse du rôle et la hauteur de la destination du corps racheté par Jésus-Christ ; car si c’était déjà beaucoup que de dire : Le corps est pour le Seigneur, c’était plus encore d’ajouter : Le Seigneur pour le corps ! (1 Corinthiens 6.13). Bien plus : l’Ecriture attache une si haute importance à la matière qu’elle en fait même un élément indispensable de la félicité céleste des élus, et que non seulement elle se représente la matière apte à être glorifiée (Romains 8.20-21), mais qu’elle ne se représente pas la glorification future sans elle. (1 Corinthiens 15 ; Apocalypse 21).
L’Ecriture, qui ne fait pas de spéculation abstraite, ne nous donne pas d’informations ultérieures sur le rôle de la matière dans l’univers. Mais comme elle nous enseigne d’une part que Dieu est esprit pur, et de l’autre, que le mode de l’existence matérielle est inhérent à l’existence finie, même dans l’état parfait, nous avons droit de tirer de ces deux prémisses l’inférence que la matière universelle est, dans l’intention divine, la limite projetée entre l’esprit fini et l’Esprit infini d’une part, et les autres esprits finis de l’autre, comme la condition sine qua non du maintien dans son identité et dans son droit de chaque existence finie ; nous la disons la sauvegarde en particulier de l’individualité libre, de la personnalité, du moi, dans les actions et réactions multiples où il figure tour à tour comme objet ou comme sujet. « Les droits de la liberté humaine, avons-nous dit précédemment, eussent été menacés par un contact immédiat d’esprit à esprit. La substance matérielle, en servant de médium à la force spirituelle et divine qui devait se communiquer à l’homme, est comme la zone neutre où les impressions du monde spirituel demeurent pour un temps à l’état objectif pour être délibérément appropriées au sujet ou rejetées par lui. »
Mais ce n’est pas seulement dans la représentation ou l’appropriation des impressions externes, et alors que le moi se rapporte au non-moi comme objet, que la matière qui l’environne protège et maintient son individualité ; c’est aussi dans l’action qu’il exerce sur le non-moi ; car, traversant le milieu opaque du corps humain ou de la nature extérieure, les actions spontanées du moi destinées à affecter le non-moi sont, il est vrai, entravées dans leur expansion et leur efficacité, mais par là même aussi modérées et tempérées, et émanant de cette cause toute spirituelle qui se nomme la liberté finie, la manifestent sans l’engager ni l’épuiser tout entière dans chacune de ses actualisations.
La matière dans l’univers est donc le milieu neutre où les actions et réactions tour à tour exercées et subies par les esprits finis, se rencontrent et s’objectivent durant un temps suffisant pour que le moi objet de l’action d’un autre moi, se reconnaisse et délibère sur l’accueil qu’il fera à la représentation externe, et pour que le moi sujet de l’action exercée sur le non-moi, ne se répande pas immédiatement et tout entier dans ses effets.
La division de l’univers matériel en une pluralité de parties soumises à une norme commune, doit être conforme au plan de la perfection absolue du monde, puisque cette disposition reparaîtra dans l’univers final issu de la dernière des grandes créations divines, Apocalypse 21.1. Elle réalise en effet mieux que toute autre norme le double idéal de la diversité dans l’unité.
Les divisions de l’univers actuel que nous trouvons dans l’Ecriture sont tour à tour dichotomiques, comprenant les cieux et la terre, (Genèse 1.1 ; Matthieu 6.10 ; Colossiens 1.16 (τὰ ἐν τοῖς οὐρανοῖς καὶ τὰ ἐπὶ τῆς γῆς,), et trichotomiques : Philippiens 2.10. La troisième fraction de l’univers est appelée diversement dans le Nouveau Testament : καταχθόνια (Philippiens 2.10), τὰ κατώτερα μέρη τῆς γῆς (Éphésiens 4.9), ἡ ἄβυσσος (Luc 8.31, dans la bouche des démons eux-mêmes), ἡ φυλακή (1 Pierre 3.19) ; dans l’Ancien Testament, le Scheol.
Ces différentes appellations de lieux comprennent implicitement les êtres moraux qui les habitent.
Les lieux inférieurs ou enfers dans leurs deux compartiments, sont un séjour d’attente pour les créatures bonnes ou mauvaises, anges ou hommes, avant le moment du jugement final.
Les cieux nous sont représentés dans l’Ecriture comme la résidence spéciale de Dieu, le centre de rayonnement de tous ses attributs, Psaumes 19.1 ; Matthieu 5.34-35. Le ciel est un lieu, τόπος (Jean 14.2), et non pas seulement un état.
Mais il est bien entendu dans l’Ecriture, et déjà dans l’Ancien Testament, que ni le ciel ni aucun lieu ne renferme l’Etre divin (1 Rois 8.27). Le ciel n’est que l’endroit suprême des révélations de Dieu, comme la nature terrestre en est l’endroit moyen, et nous porterions atteinte à la spiritualité divine, telle que nous l’avons définie, en faisant de cette habitation locale une condition de l’existence divine elle-même.
La pluralité des cieux indiquée dans le mot hébreu Haschamaïm, et plus d’une fois dans le Nouveau Testament par le pluriel de οὐρανός (Matthieu 6.10), suppose en outre dans cette région supérieure elle-même une gradation entre les différentes sphères ou zones célestes. Cette gradation qui apparaît déjà à nos regards, et que rappelle saint Paul : 1 Corinthiens 15.40-41, se marque depuis le ciel de l’atmosphère jusqu’à celui des astres, et depuis celui-ci même jusqu’à ce lieu ineffable que l’apôtre a appelé le troisième ciel, 2 Corinthiens 12.2 ; jusqu’à cette lumière inaccessible, φῶς ἀπρόσιτον, le Saint des saints que nul homme n’a vu ni ne peut voir, 1 Timothée 6.16, d’où partent et se répandent dans tous les espaces créés, comme dans tous les mondes des esprits, toutes les lumières et toutes les vertus divines.
Si glorieux et si parfait cependant que soit l’univers actuel de la matière dans ses trois grandes fractions des cieux, de la terre et des enfers, aucune d’elles n’a droit à cette immutabilité que voudraient conférer aux forces de la nature les adorateurs de l’ordre physique, et elles sont dores et déjà destinées à passer toutes ensemble. Comme les cieux et la terre n’ont et ne peuvent avoir, avons-nous dit, leur raison d’être que dans la créature morale, ils doivent suivre toutes les vicissitudes de normalité et de déchéance de cette dernière ; et le jugement final qui attend l’univers moral aura son contre-coup nécessaire dans l’univers matériel.
La caducité finale de l’univers matériel est déjà annoncée dans Genèse 8.22, plus tard dans les psaumes et dans les prophètes (Psaumes 102.27 ; Ésaïe 65.17) et elle est proclamée par Jésus-Christ, Marc 13.31. Le développement de ce sujet appartient à l’Eschatologie.