Au printemps de cette même année, au milieu de la joie générale, une triste nouvelle parvint à Farel. Maître Faber était mort à l'âge de quatre-vingt-dix ans. Quelques auteurs pensent même qu'il était âgé de près de cent ans. Ce n'en fut pas moins un grand chagrin pour le disciple qui l'avait tant aimé ; Farel nous le dit et raconte ce qu'il a appris des derniers moments de son vieil ami, probablement par Gérard Roussel.
Notre vénéré maître, dit Farel, fut pendant plusieurs jours si effrayé à la pensée du jugement, qu'il ne cessait de dire : je suis perdu ! je me suis attiré la mort éternelle parce que je n'ai pas osé confesser la vérité devant les hommes. Jour et nuit il ne cessait de se lamenter ainsi. Gérard Roussel, qui ne le quittait pas, l'exhortait à prendre courage et à mettre sa confiance en Christ. Faber répondit : Nous sommes condamnés par le juste jugement de Dieu, parce que nous avons su la vérité que nous aurions confesser devant les hommes. C'était un triste spectacle que ce pieux vieillard en proie à une si profonde angoisse et à une telle frayeur du jugement de Dieu. Mais à la fin le Seigneur le délivra de ses craintes et il s'endormit paisiblement dans le sein de son Sauveur. Voici comment la reine de Navarre raconte la fin de son vieil ami. Faber avait dit une fois : « Oh ! que l'absence de Christ doit nous être pénible si nous avons la pensée de l'Esprit ! Et combien nous devons soupirer après sa présence où nous ne pouvons être admis qu'en quittant la terre. Ô mort, que tu es douce pour les fidèles et pour un cœur spirituel. Tu es l'entrée dans la vie. » Mais à la fin de sa vie, Faber fut tourmenté par la pensée qu'il avait fui les peines, les souffrances de la mort, qu'il aurait dû subir avec joie pour l'amour de la vérité. Le vieillard pensait avec remords à ces nobles jeunes gens, Jacques Pavannes, Louis de Berquin, qui étaient montés courageusement sur le bûcher, tandis que lui s'était enfui. Faber ne renia jamais la vérité et ne trahit point sa foi, mais n'aurait-il pas dû comme ses jeunes frères exposer sa vie et sceller la vérité de son témoignage par sa mort ? Cette pensée l'oppressait toujours plus à mesure que s'approchait le moment de paraître devant le Seigneur, car il disait qu'il n'avait pas comme ses amis la couronne du martyre pour se présenter devant Dieu.
La reine de Navarre l'invita un jour à dîner avec d'autres hommes pieux et savants dont elle aimait la société. Mais Faber était triste et ne prenait point de part à la conversation générale ; il finit même par se mettre à pleurer. La reine s'informa du sujet de sa tristesse. « Comment pourrais-je être gai, Madame, lui répondit-il, moi qui suis le plus grand criminel qu'il y ait au monde ». Marguerite lui demanda avec étonnement ce qu'il voulait dire, lui qui avait été si pieux dès sa jeunesse. « Certes, répliqua Faber, j'ai commis un crime qui pèse d'un grand poids sur ma conscience. » La reine de Navarre le pressa de s'expliquer plus clairement. « Comment pourrai-je, dit enfin le vieillard avec abondance de larmes, paraître devant le tribunal de Dieu, moi qui ai enseigné le pur Évangile à tant de gens qui, pour avoir suivi mes enseignements, ont eu à subir la torture et la mort, tandis que moi, leur lâche pasteur, j'ai fui, comme si un vieillard tel que moi n'avait pas déjà bien assez vécu, je n'avais d'ailleurs pas lieu de craindre la mort, mais plutôt de la désirer. Cependant je me suis enfui secrètement des lieux où s'obtenait la couronne de martyr, et j'ai été d'une honteuse infidélité envers mon Dieu. »
La reine s'efforça de calmer Faber et de le consoler par plusieurs raisonnements et en lui citant divers exemples de gens pieux qui avaient fait comme lui. Marguerite ajouta que nous ne devons jamais douter de la miséricorde du Seigneur. Tous les convives de la reine se joignirent à elle pour tâcher de consoler Faber.
Le vieillard reprit un peu courage et dit : « Il ne me reste qu'à m'en aller à Dieu dès qu'il lui plaira de m'appeler et aussitôt que j'aurai fait mon testament. » Puis se tournant vers la reine il lui dit : « Vous serez mon héritière ; votre aumônier Gérard Roussel aura mes livres ; je donne mes habits et tout ce que je possède aux pauvres et je recommande mon âme à Dieu. » « Mais alors, dit la reine en souriant, que restera-t-il pour moi qui dois être votre héritière ? » « je vous lègue, répondit Faber, le soin de distribuer ce que je lègue aux pauvres. »
« C'est convenu, dit la reine, et je vous assure que cet héritage me fait plus de plaisir que la moitié des terres du roi mon frère, s'il me les laissait. » Avec une figure plus sereine, Faber se leva alors en disant adieu à la compagnie, il alla s'étendre sur un lit dans la pièce voisine. Quand on alla pour l'éveiller, on trouva qu'il s'était endormi en Jésus.
Marguerite de Navarre le pleura sincèrement et le fit enterrer dans l'église de Nérac. Elle connaissait aussi la tristesse qui avait assombri les derniers jours de son vieil ami, car elle n'avait pas eu beaucoup de cet opprobre de Christ qui rend plus heureux que toute autre chose.
Néanmoins Marguerite était une servante du Seigneur, elle était chère à Celui qui, méprisant la honte, a porté la croix à la place de bien des rachetés qui ont redouté la mort et l'opprobre soufferts pour l'amour de Lui.
Farel écrivit à l'un de ces croyants timides, Michel d'Arande, pour lui raconter les derniers moments de Faber. Michel avait connu le vieux docteur et avait reçu l'Évangile par son moyen. Il avait même prêché avec Farel pendant les jours heureux de Meaux et soupiré après le temps où sa bien-aimée France se convertirait. Mais lui aussi avait eu peur de l'opprobre et de la mort, et maintenant il était évêque papiste en Dauphiné !
La lettre de Farel toucha profondément Michel. « Je me suis senti transpercé par l'épée de l'Esprit, écrit-il à Farel, vous m'exhortez si solennellement, les reproches que vous me faites au nom du Seigneur Jésus sont si justes, que je n'ai pas un mot à y répondre. Je ne puis que vous supplier de m'aider par vos prières et de ne pas cesser de m'avertir, afin que je sois enfin retiré du bourbier dans lequel je suis. » Mais nous ne savons si Michel d'Arande sortit du bourbier avant d'être retiré de ce monde.
Nous dirons maintenant adieu à maître Faber, mais en prenant congé de l'aimable vieillard, nous rappellerons quelques-unes de ses paroles : « Paul, le vaisseau que Dieu avait rempli, était mort au monde, à lui-même et à la création. Il ne vivait plus de sa propre vie, mais de celle de l'Esprit de Dieu. C'est ce qu'il nous dit lorsque l'amour de Jésus qui remplissait son cœur le forçait à s'écrier : « Ce n'est plus moi qui vis, mais Christ qui vit en moi. » Il était tellement rempli de Christ que tout ce qu'il pensait et disait c'était Christ. Il a nommé Christ au moins quatre cent quarante-neuf fois dans ses épîtres. Paul n'a pas cherché à nous conduire à la créature, mais au Créateur, le Fils de Dieu qui nous a faits et créés fils de Dieu Son Père en s'offrant Lui-même pour nous. Paul cherchait à nous conduire vers Celui qui nous a purifiés dans Son sang de la lèpre d'Adam, notre premier père, et nous a rendus nets... Oui, c'est à Lui et non à des hommes ou à des choses faites de mains d'homme que Paul nous conduit. Allons donc à Christ avec une pleine confiance. Puisse-t-Il être notre seule pensée, notre conversation, notre vie, notre salut et notre tout. »
Maintenant nous laisserons Faber reposer en Jésus, jusqu'à ce que le jour se lève et que les ombres s'enfuient... Alors cette tombe, si longtemps oubliée, s'ouvrira et celui dont elle renferme le corps ressuscitera pour être toujours avec le Maître qu'il aimait. En attendant, que l'expérience de Faber nous serve d'avertissement afin que nous évitions la pelouse agréable aux pieds lassés, le sentier défendu.