Il y eut beaucoup à faire à Genève ce printemps-là. Il fallait réorganiser les écoles, réformer les mœurs et les usages. Au temps de l'évêque, les orgies, les querelles, les désordres de tout genre régnaient dans la ville. La demeure du vicaire épiscopal était un nid de corruption qui avait infesté une grande partie du clergé et des bourgeois. Or le Conseil désirait que la conduite des Genevois fît honneur à l'Évangile.
Même les habitants convertis avaient encore beaucoup à apprendre. Un homme, aussitôt après sa conversion, ne voit pas clairement quelles sont les choses qui sont selon la sainte et parfaite volonté de Dieu. Un nouveau croyant doit étudier avec zèle et prière la Parole de Dieu, pour apprendre comment il doit vivre et quels sont les péchés qu'il doit abandonner. Alors, étant continuellement en communion avec Dieu, le croyant parvient peu à peu à ce que la Parole de Dieu appelle l'état d'homme fait (Hébreux 5.14). Nous n'y arrivons qu'en étudiant la Bible comme de petits enfants, afin de connaître la pensée de Dieu.
Notre conscience naturelle n'est pas un guide sûr, nos pensées n'étant pas celles de Dieu et nos notions du bien et du mal étant fort au-dessous du modèle donné par Dieu de Christ Lui-même ; or, apprendre à connaître Christ n'est pas l'affaire d'une semaine ou d'une année. En outre, les portions de la Bible qui traitent de notre conduite journalière ne peuvent être comprises et approfondies en un moment ; or, ce sont justement celles qu'on néglige le plus, tandis qu'on l'étudie davantage, elles qui se rapportent à la foi. Il est bien vrai qu'il faut croire avant de pouvoir pratiquer, poser les fondations avant de bâtir ; mais si nous étudions les premiers chapitres des Épîtres en négligeant les derniers, si nous sondons les prophéties en laissant de côté le livre des Proverbes, nous déshonorons sans le vouloir le nom le Christ par notre conduite dépourvue de sens. Lors même que notre conversion est sincère, si nous n'étudions pas les directions que donne la Bible quant à notre marche ici-bas, si nous n'avons d'autre guide, quant au bien et au mal, qu'une conscience ignorante, notre vie ne sera pas à la gloire de Dieu. Nous conserverons des habitudes d'égoïsme, de fausseté, de paresse. Nous manquerons de probité et de bienveillance. Il arrive alors que le monde nous accuse d'hypocrisie ; la Bible dit que les mouches mortes corrompent les parfums précieux et qu'un peu de folie produit le même effet chez celui qui est estimé pour sa sagesse (Ecclés. 10.1). En effet, un chrétien peut être tout à fait sincère et scandaliser par sa conduite ceux qui le connaissent, parce qu'il a trop de confiance en son propre jugement pour discerner le bien et le mal. Peut-être même croit-il que ce serait se remettre sous la loi que d'étudier avec zèle les directions que Dieu a données à ses enfants quant à la conduite qu'ils doivent tenir.
Les croyants de Genève ne connaissaient pas encore bien la Parole de Dieu, et ceux qui avaient abandonné le papisme sans être convertis à Dieu pensaient que, libérés du joug des prêtres, ils pouvaient vivre à leur gré sans aucune règle. Il leur était agréable de n'avoir plus de jeûnes et de pénitences, et de les remplacer par les fêtes et les banquets. Beaucoup de Genevois blâmaient Farel, l'accusant d'empiéter sur les droits des citoyens libres en leur prêchant contre le jeu, les comédies, les mascarades et les jurements. Il y eut donc de l'irritation contre lui lorsque le Conseil, sur son avis, envoya le crieur public avertir tous les propriétaires de tavernes que si les jurements, le jeu aux cartes ou aux dés, les danses, les chants profanes, étaient tolérés dans leurs établissements, on les punirait selon les lois de Genève. En outre, il leur était prescrit de fermer leurs tavernes toute la journée du dimanche, et même dans la semaine pendant les heures de prédication.
Bien des gens murmurèrent, trouvant la tyrannie de l'Évangile pire que celle du duc et de l'évêque. La liberté de servir Dieu n'en est pas une pour le pécheur ; à ses yeux, être libre, c'est pouvoir servir Satan. L'enfant prodigue préfère paître les pourceaux dans un pays éloigné, pourvu qu'il ait assez à manger, plutôt que de se réjouir sous le toit paternel.
D'un autre côté, le roi de France, François Ier réclamait certains droits sur une petite localité située dans le territoire de Genève. Ayant appris que les habitants avaient été appelés à prêter serment aux nouvelles lois, il écrivit deux lettres au Conseil de Genève. Dans la première, Sa Majesté interdisait au Conseil d'établir de nouvelles observances religieuses à Thym. Dans la seconde, le roi demandait la mise en liberté du père Furbity. Genève répondit : « Quant à Thym, nous n'avons nulle intention, ni là, ni ailleurs, d'établir des observances nouvelles et contraires à la gloire de Dieu. Et nous supplions humblement Votre Majesté de nous envoyer tel nombre qu'il lui plaira des plus excellents et savants docteurs de Paris, afin qu'ils nous montrent par la sainte Parole de Notre Seigneur Jésus-Christ, de ses apôtres, ses prophètes et ses évangélistes, sur quel point de la doctrine et de la pratique chrétiennes nous nous sommes écartés de la vérité. Lorsqu'on nous l'aura prouvé, nous serons tout disposés, non seulement dans notre paroisse de Thym, mais sur tout notre territoire, à faire et à ordonner ce que la Parole de Dieu commande, ainsi qu'à punir ceux qui enseignent le contraire. »
Le Conseil était disposé à relâcher le père Furbity s'il voulait rétracter ses méchantes paroles. Amené devant le Conseil, le révérend père tint à peu près le langage suivant : « Magnifiques seigneurs, je vous demande pardon ; j'ai dit des choses qui vous ont déplu, j'ai eu tort, je ne savais pas comment étaient les choses. Dorénavant, je tâcherai de mieux vivre et de prêcher la vérité mieux que je ne l'ai fait jusqu'à présent. » Après avoir fait cet humble discours, le père Furbity obtint la permission de quitter Genève, ce qu'il s'empressa de faire.
Le 21 mai, après en avoir conféré avec Guillaume Farel, le Conseil assembla les citoyens afin de les inviter à se décider pour l'Évangile ou pour le papisme. L'assemblée se réunit dans l'église de Saint-Pierre, sur le pavé de laquelle avait coulé le sang d'un jeune huguenot, au temps de Pierre Wernli.
Claude Savoye prit la parole le premier, pour rappeler au peuple la fuite de l'évêque, l'arrivée de l'Évangile à Genève, la glorieuse délivrance accordée à la ville. Il conclut par ces mots : « Citoyens, voulez-vous vivre selon l'Évangile et la Parole de Dieu telle qu'elle est prêchée maintenant ? Déclarez-vous que vous ne voulez plus d'images, de messes, ni d'idoles ? Plus de papisme ? Si quelqu'un désire dire quelque chose contre l'Évangile qui nous est prêché, qu'il le fasse maintenant »
Il se fit un profond silence dans l'assemblée, puis, d'une voix forte et solennelle, un Genevois répondit :
« Nous voulons tous, avec l'aide de Dieu, vivre dans la foi du saint Évangile et selon la Parole de Dieu, telle qu'on nous la prêche. » Alors tout le peuple leva la main et dit : « Nous le jurons, nous le ferons avec l'aide de Dieu. »
C'était dire beaucoup, et cela nous rappelle l'engagement que prirent les enfants d'Israël au pied du mont Sinaï : « Tout ce que l'Éternel a commandé, nous le ferons. » Les Genevois n'étaient pas aussi ignorants que les Israélites ; ils savaient que « les raisins ne croissent pas sur des épines, ni les figues sur des chardons ». Farel les avait enseignés tout autrement : « L'homme est mauvais et incapable d'aucune bonne œuvre, plus il a la forme de la justice et de la sainteté, plus il est méchant, coupable et souillé. C'est une racine corrompue et un mauvais arbre qui ne peut porter que de mauvais fruits, car tout ce qui est en lui est corrompu, toutes les imaginations de son cœur sont mauvaises, et cela continuellement. »
En prêtant le serment que je viens de mentionner, les Genevois n'avaient pas eu la pensée d'obliger toute personne, qu'elle fût convertie ou non, à aimer Dieu et à le servir. Par cet acte public, le peuple entendait seulement déclarer qu'il acceptait de son plein gré la prédication de l'Évangile, qu'il ne voulait plus de la messe, que l'Évangile devait remplacer les rites et les traditions papistes. Désormais, la Parole de Dieu devait être leur règle de conduite, et non plus les canons, les bulles des papes ou les décrets des conciles. On plaça sur l'une des portes de Genève, et plus tard sur celle de l'Hôtel-de-Ville, l'inscription suivante :
La tyrannie de l'Antichrist romain
Ayant été abattue
Et ses superstitions abolies
En l'an 1535,
La très sainte religion de Christ
Ayant été rétablie
Dans sa vérité et sa pureté,
Et l'Eglise remise en bon ordre
Par une faveur signalée de Dieu,
Les ennemis ayant été repoussés
Et mis en fuite
Et la ville elle-même, par un insigne miracle,
Rendue à sa liberté,
Le Sénat et le peuple de Genève
Ont érigé et fait placer ce monument
En ce lieu
Comme un perpétuel mémorial
Pour attester aux âges futurs
Leur reconnaissance envers Dieu.
Cette inscription fut pour Genève ce que la pierre d'Ebenhézer avait été aux enfants d'Israël, lorsque Dieu les avait délivrés de leurs ennemis (1 Samuel 7.12).
On peut bénir Dieu en considérant le changement qui s'était opéré. Moins de quatre ans auparavant, Farel avait été chassé comme diable et hérétique de cette même ville qui maintenant confessait publiquement Christ et rendait publiquement grâces à Dieu de ce qu'Il lui avait envoyé l'Évangile par ce même messager, d'abord repoussé et méprisé.