L’Angleterre demeura pendant plusieurs années le séjour habituel de Zinzendorf : ce pays lui paraissait destiné à devenir le centre de l’Unité des Frères. Les garanties assurées dont y jouissait leur église, en vertu de l’acte du parlement de 1749, étaient une circonstance particulièrement favorable, et d’ailleurs, placé comme on l’était entre les communautés d’Europe et les missions américaines, on pouvait de là, mieux que de tout autre pays, surveiller les unes et les autres.
Cependant, les graves événements survenus dans les communautés d’Allemagne depuis un an et demi qu’il les avait quittées l’engagèrent en 1750 à faire un voyage sur le continent. Il s’embarqua à Harwich le 11 juillet, passa la fin du mois en Hollande, puis se rendit à Neuwied sur le Rhin, pour s’y entretenir avec le comte de Wied du projet qu’avait celui-ci d’établir dans ses terres une communauté herrnhoute. De là il passa à Herrnhaag, où il consola et encouragea les Frères qui y restaient encore et qui se préparaient à émigrer. Enfin, il se rendit à Barby, où il avait convoqué à un synode les ouvriers de toutes les communautés d’Allemagne. Il désirait s’entendre de nouveau avec eux sur les principes fondamentaux de l’Unité des Frères ; il espérait effacer ainsi les dernières traces de la crise funeste par laquelle elle avait passé et qui s’était fait sentir principalement chez ses conducteurs spirituels. Il fallait s’occuper en outre de parer aux embarras financiers qu’avait occasionnés la chute de Herrnhaag, et enfin on voulait examiner ce qu’il y avait à faire en présence des attaques incessantes dont l’église des Frères continuait à être l’objet de la part d’une foule de théologiens.
Ces attaques n’effrayaient point Zinzendorf : il regardait la communauté des Frères comme une œuvre de Dieu et croyait fermement que Dieu la soutiendrait ; à ses yeux, l’opposition qu’elle soulevait ne devait servir qu’à manifester la vérité toujours plus clairement. « Une seule chose le tourmentait et l’affligeait plus qu’il ne pouvait l’exprimer. Il savait que parmi ses adversaires se trouvaient beaucoup de vrais enfants de Dieu ; or, comme il avait toujours devant les yeux la prière de Jésus : Que tous soient un (Jean 17.11), et comme tout son désir était de travailler à réaliser ce væu du Seigneur, il était presque inconsolable en voyant qu’il aboutissait à un résultat tout opposé. Il s’était donné toutes les peines du monde pour y remédier ; il n’y avait pas réussi et ne savait plus que prier et que pleurer. »
Le synode chargea Spangenberg d’extraire des écrits publiés contre les Frères les principaux chefs d’accusation. Ce travail fut présenté au synode et servit de texte à une discussion fraternelle qui se prolongea pendant neuf séances. La plupart des points qui avaient donné prise à la critique se trouvaient dans les écrits du comte. Il déclara qu’un très grand nombre de ses expressions avaient été mal comprises ou mal interprétées ; mais il avouait aussi que plusieurs des reproches qu’on lui avait faits étaient parfaitement fondés, qu’il n’avait pas toujours su trouver l’expression convenable et n’avait pas toujours été suffisamment circonspect dans ses paroles. « Je ne suis point un Flacius Illyricus, dit-il entre autres, et j’aime fort à me corriger quand on m’en montre le moyen. — En général, je me suis exprimé sur toutes choses avec simplicité, comme l’aurait pu faire un enfant, et je n’étais pas alors assez versé dans les sujets que je traitais. — Je demande qu’on ait patience, je ferai mieux. »
Le comte aurait voulu que les Frères ne fissent aucune réponse aux reproches et aux calomnies même de leurs adversaires. Il croyait que c’était le cas d’appliquer cette parole du Seigneur : Ne résistez point au mal (Matthieu 5.39). « Plus on répond aux gens, disait-il, plus ils se donnent de peine pour avoir le dernier mot et pour trouver quelque chose de nouveau à notre charge. On tombe alors de mal en pis. En fin de compte, tout en revient à ceci, c’est que les disciples du Sauveur doivent être toujours en butte à ses ennemis, comme Il l’a dit lui-même : Vous aurez des maux en ce monde (Jean 16.33). Voilà ce que les chrétiens ne sauraient jamais éviter. En ce moment, nous sommes justement sous une pluie d’orage, il nous faut aller au beau milieu. Ce n’est rien d’ailleurs en comparaison de tous les ennuis et de tous les tourments qu’a soufferts pour nous dans ce monde notre bon Sauveur, et ses disciples après Lui. Nous devons aux autorités de leur répondre ; mais auprès des autres hommes nous pouvons laisser l’accusation in suspenso. Nous n’avons pas à nous inquiéter de leurs reproches, pourvu que nous nous gardions de les mériter. »
Cependant un grand nombre de personnes désintéressées dans la question ou disposées favorablement pour les Frères, désiraient fort que ceux-ci s’expliquassent publiquement sur les choses dont on les accusait. C’était, semblait-il, un devoir envers les gens impartiaux de ne pas les laisser dans le doute sur le plus ou moins de fondement que pouvaient avoir ces attaques. Zinzendorf l’avait senti précédemment, et c’est dans ce but qu’il avait écrit ses Réflexions naturelles. Mais cette expérience même lui avait prouvé l’inutilité des apologies et il ne se souciait point de recommencer. Il céda néanmoins aux instances de ses amis et consentit à fournir à Spangenberg les notes dont celui-ci avait besoin pour rédiger les éclaircissements que l’on demandait ; mais il lui écrivit une lettre où il exprimait catégoriquement son opinion à ce sujet et voulut que Spangenberg l’insérât dans son livre, à la suite de la préface. « Je suis », dit-il dans cette lettre, « trop surabondamment convaincu de la logomachie des érudits, pour que je veuille m’en occuper le moins du monde. Je préfère déclarer ici que je désavoue pour le public toutes les éditions antérieures de mes ouvrages, parce qu’elles sont très défectueuses et qu’il serait nécessaire d’écrire presque tout un commentaire sur chacun d’eux. Je profiterai avec docilité et avec plaisir des objections de tout genre qui m’ont été faites, pour rectifier mes expressions dans une prochaine édition, afin de présenter plus clairement et plus nettement ce qui est ma vraie pensée et mon opinion constante depuis nombre d’années. C’est ce que je ferai, quoique je sache que dans une confession en forme il y aura plus d’inconvénients encore à être mal compris que dans un discours sans conséquence. »
Il serait fastidieux d’entrer dans le détail des trois cents et des mille accusations recueillies par Spangenberga dans les écrits des adversaires de Herrnhout. A chaque époque sa tâche, à chaque chose sous le ciel son temps. Telle question théologique qui semblait alors de première importance et préoccupait tous les esprits, appartient aujourd’hui aux curiosités du passé, et ce n’est qu’à grand’peine et à grand renfort d’érudition que nous parvenons même à nous en faire une idée. Telle autre qui nous paraît capitale ne s’était jamais présentée à l’esprit de nos pères et n’aura peut-être d’autre intérêt pour nos fils que de leur faire mieux apprécier la durée du temps écoulé de nous à eux.
a – Voici le titre des deux ouvrages apologétiques qu’il publia alors : Darlegung richtiger Antworten auf mehr als dreihundert Beschuldigungen, et Apologetische Schlussschrift, worin über tausend Beschuldigungen nach der Wahrheit beantwortet werden.
Il nous paraît intéressant cependant de mentionner une des divergences qui existaient entre Zinzendorf et les théologiens orthodoxes de son temps quant à la manière d’envisager l’Écriture sainte. Laissons parler Spangenberg. « On sait, dit-il, qu’en parlant de la Bible le comte s’est assez souvent exprimé autrement que n’avaient coutume de le faire les théologiens de cette époque. Il ne combattait pas comme eux les gens qui ont quelque objection à faire contre la Bible relativement au style, à la chronologie ou à d’autres choses de ce genre. Bien plus, il s’exprimait lui-même de telle sorte sur la manière d’écrire des auteurs bibliques qu’il donnait occasion à d’autres de le juger sévèrement. S’il s’exprimait ainsi, c’est qu’il croyait réellement qu’il y avait dans la Bible bien des passages difficiles à expliquer, et qu’il valait beaucoup mieux en convenir que de chercher à se tirer d’affaire au moyen d’explications insuffisantes ou même absurdes. Car, pensait-il, quand on emploie contre les ennemis de la religion des arguments qui manquent ou du moins paraissent manquer de sincérité, on les réduit à traiter avec mépris toutes les autres raisons qu’on peut leur donner. »
« Je n’accorde point », a dit Zinzendorf lui-même, « que j’aie, comme on me le reproche, trouvé dans l’Écriture des fautes, des contradictions, etc. Toute l’affaire revient à ceci : c’est que je suis assez modeste et assez timide pour croire que nos petites communautés doivent être, elles aussi, timides, modestes et réservées, et qu’elles ne doivent point avoir la présomption de se porter garantes, envers et contre tous les critiques, de la clarté de l’Écriture, de la liaison irréprochable et de la parfaite exactitude de toutes les expressions, de toutes les histoires, etc. Si nous nous engageons dans les sophismes et le bavardage théologiques, si nous faisons de la polémique en faveur de la Bible, nous sommes perdus, notre communauté perd tout ce qu’elle peut avoir de puissance apostolique. »
« Néanmoins », ajoute Spangenberg, « le comte se repentait fort de ne s’être pas donné plus de peine pour défendre certains passages contre les attaques des ennemis de la Bible, et pour prévenir l’impression que ces objections pouvaient faire sur bien des esprits, même parmi les Frères. Il croyait avoir bien mérité par là de voir à son tour, dans ses propres écrits, tant de passages mal interprétés par ses adversaires. »