Vie - Flavius Josèphe

CHAPITRE LXV

Je crois devoir faire connaître en ce lieu la mauvaise foi de Justus et des autres, qui ayant de cette même affaire dans leurs histoires, n'ont point eu honte, pour satisfaire leur passion et leur haine, de l'exposer aux yeux de la postérité tout autrement qu'elle ne s'est passée en effet ; en quoi ils ne différaient en rien de ceux qui falsifient les actes publics, sinon qu'en ce qu'ils n'appréhendent point qu'on les en punisse. Ainsi Justus ayant entrepris de se rendre recommandable en écrivant cette guerre, a dit de moi plusieurs choses très fausses et n'a pas été plus véritable en ce qui regarde son propre pays. C'est ce qui me contraint maintenant, pour le convaincre, de rapporter ce que j'avais tu jusqu'ici ; et on ne doit pas s'étonner de ce que j'ai tant différé. Car encore qu'un historien soit obligé de dire la vérité, il peut ne pas s'emporter contre les méchants, non qu'ils méritent qu'on les favorise, mais pour demeurer dans les termes d'une sage modération. Ainsi, Justus, pour revenir à vous qui prétendez être celui de tous les historiens à qui on doit ajouter le plus de foi, dites-moi, je vous prie, comment est-il possible que les Galiléens et moi ayons été cause de la révolte de votre pays contre les Romains et contre le roi, puisque avant que la ville de Jérusalem m'eût envoyé pour gouverneur dans la Galilée, vous et ceux de Tibériade aviez déjà pris les armes et fait la guerre à ceux de la province de Décapolis, en Syrie. Car pouvez-vous nier que vous n'ayez mis le feu dans leurs villages et qu'un de vos gens n'y ait été tué, ce dont je ne suis pas le seul qui rend témoignage, puisque cela se trouve même dans les commentaires de l'empereur Vespasien, où l'on voit que lorsqu'il était à Ptolémaïde, les habitants de Décapolis le prièrent de vous faire châtier comme l'auteur de tous leurs maux ; et il l'aurait fait sans doute, si le roi Agrippa, entre les mains de qui on vous avait mis pour en faire justice, ne vous eût fait grâce à la prière de Bérénice, sa sœur ; ce qui n'empêcha pas que vous ne demeurassiez longtemps en prison. Mais la suite de vos actions a fait aussi clairement connaître quel vous avez été pendant toute votre vie et que c'est vous qui avez porté votre pays à se révolter contre les Romains, comme je le ferai voir par des preuves très convaincantes. Je me trouve donc obligé maintenant, à cause de vous, d'accuser les autres habitants de Tibériade, et de montrer que vous n'avez été fidèle ni au roi, ni aux Romains. Séphoris et Tibériade d'où vous avez tiré votre naissance, sont les plus grandes villes de la Galilée. La première, qui est assise au milieu du pays et qui a tout autour de soi plusieurs villages qui en dépendent, étant résolue à demeurer fidèle aux Romains, quoiqu'elle eût pu facilement se soulever contre eux, n'a jamais voulu me recevoir ni prendre les armes pour les Juifs. Mais dans la crainte que ses habitants avaient de moi, ils me surprirent par leurs artifices et me portèrent même à leur bâtir des murailles. Ils reçurent ensuite volontairement garnison de Cestius Gallus, gouverneur de Syrie, pour les Romains, et me refusèrent l'entrée de leur ville, parce que je leur étais trop redoutable. Ils ne voulurent pas même nous secourir lors du siège de Jérusalem, quoique le Temple qui leur était commun avec nous, fût en péril de tomber entre les mains de nos ennemis, tant ils craignaient. Qu'ils ne parussent prendre les armes contre les Romains. Mais c'est ici, Justus, qu'il faut parler de votre ville. Elle est assise sur le lac de Génésareth, éloignée d'Hippos de trente stades, de soixante de Gabare, et de cent vingt de Scythopolis, qui est sous l'obéissance du roi. Elle n'est proche d'aucune ville des Juifs. Qui vous empêchait donc de demeurer fidèles aux Romains, puisque vous aviez tous quantité d'armes et en particulier et en public ? Que si vous répondez que j'en fus alors la cause, je vous demande qui en a donc été la cause depuis ? Car pouvez-vous ignorer qu'avant le siège de Jérusalem j'avais été forcé dans Jotapat ; que plusieurs autres châteaux avaient été pris et qu'un grand nombre de Galiléens avaient été tués dans divers combats ? Si donc ce n'avait pas été, volontairement mais par crainte que vous eussiez pris les armes, qui vous empêchait alors de les quitter et de vous mettre sous l'obéissance du roi et des Romains, puisqu'il ne vous restait plus aucune appréhension de moi ? Mais ce qui est vrai c'est que vous avez attendu jusqu'à ce que vous ayez vu Vespasien arrivé avec toutes ses forces aux portes de votre ville ; et qu'alors la crainte du péril vous a désarmés. Vous n'auriez pu éviter néanmoins d'être emportés de force et abandonnés au pillage, si le roi n'eût obtenu de la clémence de Vespasien le pardon de votre folie. Ce n'a donc pas été ma faute, mais la vôtre ; et votre perte n'est venue que de ce que vous avez toujours été, dans le cœur, ennemi de l'empire. Car vous avez oublié que dans tous les avantages que j'ai remportés sur vous, je n'ai voulu faire mourir aucun des vôtres ; au lieu que les divisions qui ont partagé votre ville, non par votre affection pour le roi et pour les Romains, mais par votre propre malice, ont coûté la vie à cent quatre-vingt-cinq de vos citoyens pendant le temps que j'étais assiégé dans Jotapat ? Ne s'est-il pas trouvé dans Jérusalem pendant le siège deux mille hommes de Tibériade, dont une partie ont été tués et les autres faits prisonniers ? Et direz-vous, pour prouver que vous n'étiez point ennemis des Romains, que vous vous étiez alors retirés auprès du roi ? Ne dirai-je pas au contraire que vous ne le fîtes que par la crainte que vous eûtes de moi ? Que si je suis un méchant, comme vous le publiez, qu'êtes-vous donc ? vous, à qui le roi Agrippa sauva la vie lorsque Vespasien vous avait condamné à la perdre ; vous qu'il n'a pas laissé de faire mettre deux fois en prison, quoique vous lui eussiez donné beaucoup d'argent ; vous qu'il envoya deux fois en exil ; vous qu'il aurait fait mourir, si Bérénice, sa sœur, n'eût obtenu votre grâce ; et vous enfin en qui il reconnut tant d'infidélité dans la charge de son secrétaire dont il vous a honoré, qu'il vous défendit de vous présenter jamais devant lui ? Mais je n'en veux pas dire davantage. Au reste, j'admire la hardiesse avec laquelle vous osez assurer avoir écrit cette histoire plus exactement qu'aucun autre, vous qui ne savez pas seulement ce qui s'est passé en Galilée, car vous étiez alors à Baruch auprès du roi. Vous n'avez garde non plus de savoir ce que les Romains ont souffert au siège de Jotapat, ni de quelle sorte je m'y suis conduit, puisque vous ne m'aviez point suivi, et qu'il n'est pas resté un seul de ceux qui m'ont aidé à défendre cette place pour vous en pouvoir apprendre des nouvelles. Que si vous dites que vous avez rapporté avec plus d'exactitude ce qui s'est passé au siège de Jérusalem, je vous demande comment cela peut se faire, puisque vous ne vous y êtes point trouvé, et que vous n'avez point lu ce que Vespasien en a écrit ? ce que je puis assurer sans crainte, voyant que vous avez écrit tout le contraire. Que si vous croyez que votre histoire soit plus fidèle que nulle autre, pourquoi ne l'avez-vous pas publiée pendant la vie de Vespasien et de Tite, son fils, qui ont eu toute la conduite de cette guerre, et pendant la vie du roi Agrippa et de ses proches qui étaient si savant dans la langue grecque ? Car vous l'avez écrite vingt ans auparavant, et vous pouviez alors avoir pour témoins de la vérité ceux qui avaient vu toutes choses de leurs propres yeux. Mais vous avez attendu à la mettre au jour après leur mort, afin qu'il n'y eût personne qui pût vous convaincre de n'avoir pas été fidèle. Je n'en ai pas fait de même, parce que je n'appréhendais rien ; mais, au contraire, j'ai mis la mienne entre les mains de ces deux empereurs lorsque cette guerre ne faisait presque que d'être achevée et que la mémoire en était encore toute récente, à cause que ma conscience m'assurait que n'ayant rien dit que de véritable, elle serait approuvée de ceux qui en pouvaient rendre témoignage ; en quoi je ne me suis point trompé. Je la communiquai même aussitôt à plusieurs, dont la plupart s'étaient trouvés dans cette guerre, du nombre desquels furent le roi Agrippa et quelques-uns de ses proches. Et l'empereur Titus lui-même voulut que la postérité n'eût pas besoin de puiser dans une autre source la connaissance de tant de grandes actions ; car, après l'avoir souscrite de sa propre main, il commanda qu'elle fût rendue publique. Le roi Agrippa m'a aussi écrit soixante et deux lettres qui rendent témoignage de la vérité des choses que j'ai rapportées. J'en citerai ici deux seulement pour prouver ce que je dis.

« Le roi Agrippa, à Joseph, son très cher ami, salut. J'ai lu votre histoire avec grand plaisir, et l'ai trouvée beaucoup plus exacte que nulle des autres. C'est pourquoi je vous prie de m'en envoyer la suite. Adieu, mon très cher ami. »

« Le roi Agrippa, à Joseph, son très cher ami, salut. Ce que vous avez écrit me fait voir que vous n'avez pas besoin de mes instructions pour apprendre comment toutes choses se sont passées. Et néanmoins quand je vous verrai je pourrai vous dire quelques particularités que vous ne savez pas. »

On voit par là de quelle sorte ce prince, non par une flatterie indigne de sa qualité, ni par une moquerie si éloignée de son humeur, a bien voulu rendre témoignage de la vérité de mon histoire afin que personne n'en pût douter. Voilà ce que Justus m'a contraint de dire pour ma justification, et il faut reprendre la suite de mon discours.

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