Institution de la Religion Chrétienne

LIVRE III
Qui est de la manière de participer à la grâce de Jésus-Christ, des fruits qui nous en revienent et des effects qui s’en ensuyvent.

Chapitre XIV
Quel est le commencement de la justification, et quels en sont les avantages continuels.

3.14.1

Pour esclarcir encores plus la matière, examinons quelle peut estre la justice de l’homme pour tout le cours de sa vie. Or il nous faut yci mettre quatre degrez. Car ou l’homme estant destitué de la cognoissance de Dieu, est enveloppé en idolâtrie : ou ayant receu la Parole et les Sacremens, et ce pendant vivant dissoluement, renonce en ses œuvres le Seigneur, lequel il confesse de bouche, et par ainsi n’est Chrestien que de tiltre et profession : ou il est hypocrite, cachant sa perversité sous couverture de preud’hommie : ou estant régénéré par l’Esprit de Dieu, s’adonne de cœur à suyvre saincteté et innocence. Quant au premier genre, d’autant qu’il faut estimer telle manière de gens en leur naturel, depuis le coupet de la teste jusques à la plante des pieds, on n’y trouvera un seul grain de bien : si ce n’est que nous vueillons arguer l’Escriture de fausseté, quand elle donne ces tiltres à tous enfans d’Adam, asçavoir, qu’ils sont d’un cœur pervers et endurcy : que tout ce qu’ils peuvent forger de leur première jeunesse n’est que malice : que toutes leurs cogitations sont vaines : qu’ils n’ont point de crainte de Dieu devant leurs yeux : que nul d’eux n’a intelligence : que nul ne cherche Dieu : en somme, qu’ils sont chair : sous lequel vocable sont entendues toutes les œuvres que sainct Paul récite, paillardise, ordure, impudicité, dissolution, idolâtrie, empoisonnemens, inimitiez, contentions, émulations, ires, noises, dissensions, sectes, envies, homicides, et tout ce qui se peut penser de vilenie et abomination Jér. 17.9 ; Gen. 8.21 ; Ps. 94.11 ; 14.2 ; Gen. 6.3 ; Gal. 5.19. Voylà la belle dignité, en fiance de laquelle ils se doyvent enorgueillir. S’il y en a aucuns entre eux qui ayent quelque apparence d’honnesteté en leurs mœurs, dont ils puissent acquérir opinion de saincteté entre les hommes : puis que nous sçavons que Dieu ne se soucie de la pompe extérieure, si nous voulons que telle honnesteté vaille quelque chose pour les justifier, il faut venir à la fontaine et source des œuvres : il faut, di-je, regarder de près de quelle affection procèdent telles œuvres. Or combien que la matière me face grande ouverture à parler, toutesfois pource que la chose se peut despescher en peu de paroles, je suyvray la briefveté tant qu’il me sera possible.

3.14.2

Pour le commencement, Je ne nie pas que toutes les vertus qui apparoissent en la vie des infidèles et idolâtres, ne soyent dons de Dieu. Et ne suis si eslongné de jugement humain, que je vueille dire qu’il n’y ait nulle différence entre la justice, modération et équité de Tite et de Trajan, qui ont esté bons Empereurs romains, et entre la rage, intempérance et cruauté de Caligula, Néron ou Domitian, qui ont régné comme bestes furieuses : entre les vilenes paillardises de Tibérius et la continence de Vespasian : et (afin de ne nous arrester en chacun vice ou vertu particulière) qu’il n’y ait à dire entre l’observation des loix et le contemnement. Car il y a telle diversité entre le bien et le mal, qu’elle apparoist mesme en ceste image morte. Car quel ordre resteroit au monde, si ces choses estoyent confondues ensemble ? Pourtant le Seigneur non-seulement a imprimé au cœur d’un chacun ceste distinction entre les œuvres honnestes et vilenes, mais aussi l’a confermée souvent par sa providence. Car nous voyons comment il donne plusieurs bénédictions de la vie présente à ceux qui s’estudient à vertu entre les hommes. Non pas que ceste ombre et image de vertu mérite le moindre de ses bénéfices : mais il luy plaist de monstrer ainsi combien il aime la vraye vertu, en ce qu’il ne laisse point sans quelque rénmnération temporelle, celle qui n’est qu’extérieure et simulée. Dont il s’ensuyt, ce que nous avons n’aguères confessé, ces vertus telles quelles, ou plustost ces simulachres de vertus, estre dons procédans de luy : veu qu’il n’y a rien de louable qui n’en procède.

3.14.3

Néantmoins ce qu’escrit sainct Augustin ne laisse pas d’estre vray : c’est que tous ceux qui sont estranges de la religion d’un seul Dieu, combien qu’on les ait en admiration pour l’estime qu’on a de leur preud’hommie, non-seulement ne sont dignes de nulle rémunération, mais plustost sont dignes de punition, en ce qu’ils contaminent les dons de Dieu par la pollution de leur cœur[n]. Car combien qu’ils soyent instrumens de Dieu pour conserver et entretenir la compagnie des hommes en justice, continence, amitié, prudence, tempérance et force, toutesfois ils exécutent ces bonnes œuvres de Dieu très-mal. Car ils sont retenus de mal faire, non point de pure affection d’honnesteté ou de justice, mais par ambition ou amour d’eux-mesmes, ou quelque autre considération oblique et perverse. Puis doncques que leurs œuvres sont corrompues de l’impureté du cœur, comme de leur première origine, elles ne méritent non plus d’estre mises entre les vertus que font les vices, qui pour quelque similitude et affinité qu’ils ont avec les vertus, déçoyvent les hommes. Et pour le faire court, puis que nous savons que ceste est la fin unique et perpétuelle de justice et droicture, que Dieu soit honoré : tout ce qui tend ailleurs, à bon droict perd le nom de droicture. Puis doncques que telle manière de gens ne regardent point le but que la sagesse de Dieu a ordonné, combien que ce qu’ils font semble bon en l’action externe, toutesfois pour la mauvaise fin est péché. Il conclud doncques que tous ceux qui ont esté prisez entre les Payens ont tousjours péché en l’apparence qu’ils ont eue de vertu, d’autant qu’estans desnuez de la clairté de foy, ils n’ont pas rapporté leurs œuvres, qu’on a tenues pour vertueuses, à la fin qu’ils devoyent.

[n] Contra Julian., lib. IV.

3.14.4

D’avantage, si ce que dit sainct Jehan est vray, c’est qu’il n’y a point de vie hors le Fils de Dieu 1Jean 5.12 : tous ceux qui n’ont point de part en Christ, quels qu’ils soyent, et quoy qu’ils facent ou s’efforcent de faire tout le cours de leur vie, ne tend qu’à ruine et confusion, et jugement de mort éternelle. Selon ceste raison sainct Augustin dit en quelque passage, Nostre religion ne discerne point les justes des iniques par la reigle des œuvres, mais de la foy, sans laquelle les œuvres qui semblent bonnes, sont converties en péchez[o]. Parquoy luy-mesme parle très-proprement, quand il accomparage la vie dételles gens à une course esgarée. Car d’autant qu’un homme court plus hastivement hors du chemin, d’autant plus se recule-il hors de son but, et à ceste cause est plus misérable. Il conclud doncques qu’il vaut mieux clocher en la voye, que courir légèrement hors de la voye. Finalement, il est certain que ce sont mauvais arbres, veu qu’il n’y a nulle sanctification sinon en la communion de Christ. Ils peuvent doncques produire de beaux fruits, et mesmes de douce saveur : mais ils n’en peuvent nullement produire de bons. De cela nous voyons clairement, que tout ce que pense, médite, entreprend et fait l’homme devant qu’estre réconcilié à Dieu, est maudit, et non-seulement n’a aucune valeur à le justifier, mais plustost mérite certaine damnation. Et comment disputons-nous comme d’une chose douteuse, puisque desjà il a esté décidé par le tesmoignage de l’Apostre, qu’il est impossible de plaire à Dieu sans foy Héb. 11.6 ?

[o] Ad Bonif., lib. II, cap. V ; Praefat. in Psalm. XXXI.

3.14.5

Mais la chose sera encores plus liquidée, si nous mettons la grâce de Dieu d’une part, et la condition naturelle de l’homme de l’autre. L’Escriture dénonce par tout haut et clair, que Dieu ne trouve rien en l’homme dont il soit incité à luy bien faire : mais qu’il le prévient de sa bénignité gratuite. Car qu’est-ce que pourroit avoir un mort, pour estre ressuscité en vie ? Or quand Dieu illumine l’homme, et luy donne à cognoistre sa vérité, il est dit qu’il le suscite des morts, et le fait nouvelle créature Jean 5.25. Car nous voyons que souvent la bénignité de Dieu nous est recommandée par ce tiltre, et principalement de l’Apostre. Dieu, dit-il, qui est riche en miséricorde, pour sa grande charité dont il nous a aimez, du temps que nous estions morts en péché, nous a vivifiez en Christ Eph. 2.4, etc. En un autre lieu, traittant sous la figure d’Abraham la vocation générale des fidèles : C’est Dieu, dit-il, qui vivifie les morts, et appelle les choses qui ne sont point, comme si elles estoyent Rom. 4.17. Si nous ne sommes rien, que pouvons-nous ? Pourtant Dieu rabat fort et ferme toute nostre présomption en l’histoire de Job : Qui m’a prévenu, et je le rémunéreray ? Toutes choses sont mienes Job 41.2. Laquelle sentence sainct Paul expliquant, la tire à ce que nous ne pensions apporter quelque chose à Dieu Rom. 11.35, sinon pure confusion et opprobre de nostre indigence. Pourtant au lieu préallégué, pour monstrer que nous sommes venus en espérance de salut par la seule grâce de Dieu, et non par nos œuvres, il remonstre que nous sommes ses créatures, estans régénérez en Jésus-Christ à bonnes œuvres, lesquelles Dieu a préparées afin que cheminions en icelles Eph. 2.10. Comme s’il disoit, Qui sera-ce de nous qui se vantera d’avoir prévenu Dieu par sa justice, veu que nostre première faculté à bien faire procède de sa régénération ? Car selon que nous sommes de nature, on tireroit plustost de l’huile d’une pierre que de nous une seule bonne œuvre. C’est merveille si l’homme estant condamné d’une telle ignominie, s’ose encores attribuer quelque chose de reste. Confessons doncques avec ce noble instrument de Dieu sainct Paul, que nous sommes appelez d’une vocation saincte : non pas selon nos œuvres, mais selon son élection et grâce 2Tim. 1.9. Item, que la bénignité et dilection de Dieu nostre Sauveur est apparue en ce qu’il nous a sauvez : non pas pour les œuvres de justice que nous ayons faites, mais selon sa miséricorde, afin qu’estans justifiez par sa grâce nous fussions héritiers de la vie éternelle 2Tim. 3.4-7. Par ceste confession nous despouillons l’homme de toute justice jusques à la dernière goutte, pour tout le temps qu’il n’est point régénéré en espérance de vie éternelle par la miséricorde de Dieu : veu que si les œuvres valent quelque chose à nous justifier, il serait faussement dit que nous sommes justifiez par grâce. Certes l’Apostre n’estoit pas si oublieux, qu’en affermant la justification estre gratuite, il ne se souveinst bien de ce qu’il argue en un autre lieu, c’est que la grâce n’est plus grâce, si les œuvres ont quelque valeur Rom. 11.6. Et qu’est-ce que veut dire autre chose le Seigneur Jésus, disant qu’il est venu pour appeler les pécheurs, et non pas les justes Matt. 9.13 ? Si les pécheurs tant seulement sont introduits à salut, qu’est-ce que nous y cherchons entrée par nos justices contrefaites ?

3.14.6

Ceste pensée me revient souventesfois en l’entendement, qu’il y a danger que je ne face injure à la miséricorde de Dieu, de mettre si grande peine à la défendre, comme si elle estoit douteuse ou obscure. Mais pource que nostre malignité est telle, que jamais elle ne concède à Dieu ce qui est sien, sinon qu’elle soit contrainte par nécessité, il me faut yci arrester un petit plus longuement que je ne voudroye. Toutesfois pource que l’Escriture est assez facile en cest endroict, je combattray des paroles d’icelle plustost que des mienes. Isaïe après avoir escrit la ruine universelle du genre humain, expose très-bien après l’ordre de la restitution : Le Seigneur a regardé, dit-il, et luy a semblé advis mauvais : et a veu qu’il n’y avoit pas un homme, et s’est esmerveillé qu’il n’y avoit pas un seul qui intercédast. Pourtant il a mis le salut en son bras, et s’est confermé en sa justice Esaïe 59.15-16. Où sont nos justices, si ce que dit le Prophète est vray : c’est qu’il n’y en a pas un seul qui aide à Dieu à recouvrer salut ? En telle manière l’autre Prophète introduit le Seigneur parlant de réconcilier le pécheur à soy, Je t’espouseray, dit-il, à perpétuité en justice, jugement, grâce et miséricorde. Je diray à celuy qui n’avoit point obtenu miséricorde, qu’il l’aura obtenue Osée 2.19, 23. Si une telle alliance, qui est la première conjonction de Dieu avec nous, est appuyée sur la miséricorde de Dieu, il ne nous reste autre fondement de nostre justice. Et de faict, je voudroye sçavoir de ceux qui veulent faire à croire que l’homme vient au-devant de Dieu avec quelques mérites, s’il y a quelque justice qui ne soit point plaisante à Dieu. Si c’est une rage de penser cela, qu’est-ce qui procédera des ennemis de Dieu qui luy soit plaisant, veu qu’il les a entièrement en abomination avec toutes leurs œuvres ? La vérité tesmoigne que nous sommes tous ennemis mortels de Dieu, et qu’il y a guerre ouverte entre luy et nous, jusques à ce qu’estans justifiez nous rentrions en sa grâce Rom. 5.6 ; Col. 1.21. Si le commencement de la dilection de Dieu envers nous est nostre justification, quelles justices des œuvres pourront précéder ? Parquoy sainct Jehan pour nous retirer de ceste pernicieuse arrogance, nous admoneste diligemment comme nous ne l’avons pas aimé les premiers 1Jean 4.10. Ce que le Seigneur avoit long temps au paravant enseigné par son Prophète, disant qu’il nous aimeroit d’une dilection volontaire, pource que sa fureur sera destournée Osée 14.4. S’il est enclin de son bon vouloir à nous aimer, il n’est pas certes esmeu par les œuvres. Le rude vulgaire n’entend autre chose par cela, sinon que nul n’avoit mérité que Christ feist nostre rédemption : mais que pour venir en possession d’icelle, nous sommes aidez de nos œuvres. Mais au contraire, comment que nous soyons rachetez de Christ, si est-ce toutesfois que nous demeurons tousjours enfans de ténèbres, ennemis de Dieu, et héritiers de son ire, jusques à ce que parla vocation gratuite du Père nous sommes incorporez en la communion de Christ. Car sainct Paul ne dit pas que nous soyons purgez et lavez de nos ordures, sinon quand le sainct Esprit fait ceste purgation en nous 1Cor. 6.11. Ce que voulant dire sainct Pierre, enseigne que la sanctification du sainct Esprit nous proufite en obéissance et arrousement du sang de Christ 1Pi. 1.2. Si pour estre purifiez nous sommes arrousez du sang de Christ par l’Esprit, ne pensons point estre autres devant cest arrousement qu’est un pécheur sans Christ. Que cela doncques nous demeure certain, asçavoir que le commencement de nostre salut est comme une résurrection de mort à vie. Car quand il nous a esté donné pour l’amour de Christ de croire en luy, lors nous commençons d’entrer de mort à vie.

3.14.7

Sous ce rang sont comprins le second et troisième genre des hommes, que nous avons mis en la division précédente. Car la souilleure de conscience, qui est tant aux uns comme aux autres, est un signe qu’ils ne sont point encores régénérez de l’Esprit de Dieu. D’avantage, ce qu’ils ne sont point régénérez, est signe qu’ils n’ont nulle foy ; dont il appert qu’ils ne sont encores réconciliez à Dieu, ne justifiez en son jugement, veu qu’on ne parvient à tels biens sinon par foy. Qu’est-ce que feroyent les pécheurs aliénez de Dieu, qui ne fust exécrable à son jugement ? Il est bien vray que tous infidèles, et principalement les hypocrites, sont enflez de ceste folle confiance : c’est combien qu’ils cognoissent leur cœur estre plein d’ordure et de toute vilenie, toutesfois s’ils font quelques bonnes œuvres en apparence, ils les estiment dignes de n’estre point mesprisées de Dieu. De là vient cest erreur mortel, que ceux qui sont convaincus d’avoir le cœur meschant et inique, ne peuvent estre menez à ceste raison, de se confesser estre vuides de justice : mais en se recognoissant injustes, pource qu’ils ne le peuvent nier, s’attribuent néantmoins quelque justice. Ceste vanité est très-bien réfutée de Dieu par le prophète Haggée : Interrogue, dit-il, les Prestres : Si un homme porte au pan de sa robbe de la chair sanctifiée, ou attouche du pain sanctifié, sera-il pourtant sanctifié ? Les Prestres respondent que non. Haggée les interrogue puis après. Si un homme poilu en son âme, touche quelqu’une de ces choses, s’il ne la polluera pas. Les Prestres respondent que ouy. Lors il est commandée à Haggée de leur dire. Tel est ce peuple devant ma face, et telles sont les œuvres de leurs mains : et tout ce qu’ils m’offriront sera contaminée Aggée 2.11-14. Pleust à Dieu que ceste sentence fust bien receue de nous, ou bien imprimée en nostre mémoire. Car il n’y en a nul, quelque meschant qu’il soit en toute sa vie, qui se puisse persuader ce que le Seigneur dénonce yci clairement. Si le plus meschant du monde s’est acquitté de son devoir en quelque point, il ne doute pas que cela ne luy soit alloé pour justice. Au contraire, le Seigneur proteste que par cela on n’acquiert nulle sanctification, que le cœur ne soit premièrement bien purgé. Et non content de cela, tesmoigne que toutes œuvres procédantes des pécheurs, sont souillées par l’impureté de leur cœur : Gardons-nous doncques d’imposer le nom de justice aux œuvres qui sont condamnées de pollution par la bouche de Dieu. Et par combien belle similitude démonstre-il cela ? Car on pouvoit objecter, que ce que Dieu a commandé est inviolablement sainct ; mais au contraire, il démonstre que ce n’est pas de merveilles si les œuvres que Dieu a sanctifiées en sa Loy, sont souillées par l’ordure des meschans : veu que par une main immonde est profané ce qui avoit esté consacré.

3.14.8

Il poursuyt aussi en Isaïe très-bien ceste matière : Ne m’offrez point, dit-il, sacrifices en vain : vostre encens m’est abomination : mon cœur hait toutes vos festes et solennitez : je suis fasché à merveilles de les endurer. Quand vous eslèverez vos mains, je destourneray mes yeux de vous : quand vous multiplierez vos oraisons, je ne les exauceray point : car vos mains sont plenes de sang. Lavez-vous et soyez purs, ostez vos mauvaises pensées Esaïe 1.13-16 ; 58.5. Qu’est-ce que veut dire cela, que le Seigneur rejette et abomine si fort l’observation de sa Loy. Mais il ne rejette rien qui soit de la pure et vraye observation de la Loy : dont le commencement est : (comme il enseigne par tout) une crainte cordiale de son nom. Icelle ostée, toutes les choses qu’on luy présente non-seulement sont fatras, mais ordures puantes et abominables. Voisent maintenant les hypocrites, et s’efforcent de s’approuver à Dieu par leurs bonnes œuvres, ayans ce pendant le cœur enveloppé eu cogitations perverses. Certes en ceste manière ils l’irriteront de plus en plus. Car les hosties des iniques luy sont exécrables, et la seule oraison des justes luy est plaisante Prov. 15.8. Nous concluons doncques, que cela doit estre résolu entre ceux qui sont moyennement exercitez en l’Escriture : c’est que toutes œuvres qui procèdent des hommes que Dieu n’a point sanctifiez par son Esprit, quelque belle monstre qu’elles ayent, sont si loing d’estre réputées pour justice devant Dieu, qu’elles sont estimées péchez. Pourtant ceux qui ont enseigné que les œuvres n’acquièrent point grâce et faveur à la personne, mais au contraire, que les œuvres sont lors agréables à Dieu, quand la personne a esté acceptée de luy en sa miséricorde, ont très-bien et véritablement parlé[a]. Et nous faut diligemment observer cest ordre, auquel l’Escriture nous conduit quasi par la main. Moyse escrit que Dieu a regardé à Abel et à ses œuvres Gen. 4.4. Voyons-nous pas qu’il démonstre Dieu estre propice aux hommes, devant qu’il regarde à leurs œuvres ? Il faut doncques que la purification du cœur précède, à ce que les œuvres provenantes de nous soyent amiablement receues de Dieu : parce que tousjours ceste sentence de Jérémie demeure en sa vigueur, que les yeux de Dieu regardent à l’intégrité Jér. 5.3. Or le sainct Esprit a une fois prononcé par la bouche de sainct Pierre, que par la seule foy nos cœurs sont purifiez Actes 15.9. Il s’ensuyt doncques que le premier fondement est en la vraye et vive foy.

[a] August., lib. De Pœnit., et Greg., cujus verba referuntur, III, quaest. VII, cap. Gravibus.

3.14.9

Regardons maintenant que c’est qu’ont de justice ceux que nous avons mis au quatrième rang. Nous confessons bien, quand Dieu nous réconcilie à soy par le moyen de la justice de Jésus-Christ et nous ayant fait rémission gratuite de nos péchez nous réputé pour justes, qu’avec ceste miséricorde est conjoinct un autre bénéfice, c’est que par son sainct Esprit il habite en nous, par la vertu duquel les concupiscences de nostre chair sont de jour en jour plus mortifiées : et ainsi sommes sanctifiez, c’est-à-dire consacrez à Dieu en vraye pureté de vie, entant que nos cœurs sont formez en l’obéissance de la Loy, à ce que nostre principale volonté soit de servir à sa volonté, et advancer sa gloire en toutes sortes. Néantmoins, ce pendant mesmes que par la conduite du sainct Esprit nous cheminons en la voye du Seigneur, afin de ne nous oublier, il y demeure des reliques d’imperfection en nous, lesquelles nous donnent occasion de nous humilier. Il n’y a nul juste, dit l’Escriture, qui face bien, et ne pèche point 1Rois 8.46. Quelle justice doncques auront les fidèles de leurs œuvres ? Je di premièrement, que la meilleure œuvre qu’ils puissent mettre en avant, est tousjours souillée et corrompue de quelque pollution de la chair, comme un vin est corrompu quand il est raesté avec de la lie. Que le serviteur de Dieu, di-je, eslise la meilleure œuvre qu’il pensera avoir faite en toute sa vie : quand il aura bien espluché toutes les parties d’icelle, il trouvera sans doute qu’elle sentira en quelque endroict la pourriture de sa chair : veu qu’il n’y a jamais en nous une telle disposition à bien faire, qu’elle devroit estre : mais qu’il y a grande foiblesse pour nous retarder. Or combien que nous voyons les macules dont sont entachées les œuvres des saincts, n’estre point obscures ne cachées, toutesfois encores que nous posions le cas que ce soyent seulement petites tâches et menues : asçavoir si elles n’offenseront en rien les yeux du Seigneur, devant lequel les estoilles mesmes ne sont pas pures. Nous sçavons qu’il ne sort pas une seule œuvre des fidèles qui ne mérite juste loyer d’opprobre, si on l’estime de soy.

3.14.10

D’avantage, s’il se pouvoit faire que nous feissions quelques œuvres pures et parfaites, toutesfois un seul péché suffit pour effacer et esteindre toute la mémoire de nostre justice précédente, comme dit le Prophète Ezéch. 18.24 : auquel aussi accorde sainct Jacques, disant que celuy qui a offensé en un point, est rendu coulpable de tous Jacq. 2.10. Or comme ainsi soit que ceste vie mortelle ne soit jamais pure ou vuide de péché, tout ce que nous aurions acquis de justice seroit corrompu, oppressé et perdu à chacune heure par les péchez qui s’ensuyvroyent ; ainsi ne viendroit point en conte devant Dieu, pour nous estre imputé à justice. Finalement, quand il est question de la justice des œuvres, il ne faut point regarder un seul fait, mais la Loy mesme. Et pourtant si nous cherchons justice en la Loy, ce sera en vain que nous produirons une œuvre ou deux : mais il est requis d’apporter une obéissance perpétuelle : Ce n’est pas doncques pour une fois que le Seigneur nous impute à justice la rémission gratuite de nos péchez, comme aucuns follement pensent, afin qu’ayans impétré une fois pardon de nostre mauvaise vie, nous cherchions après justice en la Loy : veu qu’en ce faisant il ne feroit que se mocquer de nous, en nous abusant d’une vaine espérance. Car comme ainsi soit que nous ne puissions avoir aucune perfection ce pendant que nous sommes en ce corps mortel : d’autre part que la Loy dénonce jugement et mort à tous ceux qui n’auront accompli d’œuvres parfaite justice, elle auroit tousjours de quoy nous accuser et convaincre, sinon que la miséricorde de Dieu veinst au-devant pour nous absoudre de rémission de péché assiduelle. Pourtant ce que nous avons dit au commmencement, demeure tousjours ferme : c’est que si nous sommes estimez selon nostre dignité, quelque chose que nous taschions de faire, nous serons tousjours dignes de mort avec nos efforts et entreprinses.

3.14.11

Il nous faut fermement arrester à ces deux points : le premier est, qu’il ne s’est jamais trouvé œuvre d’homme fidèle qui ne fust damnable, si elle eust esté examinée selon la rigueur du jugement de Dieu. Le second est, que quand il s’en trouveroit une telle (ce qui est impossible à l’homme) néantmoins qu’estant pollue et souillée par les péchez qui seroyent en la personne, elle perdroit toute grâce et estime. C’est ci le principal point de la dispute que nous avons avec les Papistes, et quasi le nœud de la matière. Car touchant du commencement de la justification, il n’y a nul débat entre nous et les docteurs scholastiques, qui ont quelque sens et raison. Il est bien vray que le povre monde a esté séduit jusques-là, de penser que l’homme se préparast de soy-mesme pour estre justifié de Dieu : et que ce blasphème a régné communément tant en prédications qu’aux escholes : comme encores aujourd’huy il est soustenu de ceux qui veulent maintenir toutes les abominations de la Papauté. Mais ceux qui ont eu quelque raison, ont tousjours accordé avec nous en ce point, ainsi que j’ay dit : asçavoir que le pécheur, estant délivré de damnation par la bonté gratuite de Dieu, est justifié d’autant qu’il obtient pardon de ses fautes. Mais voyci en quoy ils diffèrent d’avec nous : c’est que premièrement sous le mot de Justification ils comprenent le renouvellement de vie, ou la régénération, par laquelle Dieu nous réforme en l’obéissance de sa Loy. Secondement que quand l’homme est une fois régénéré, ils pensent qu’il soit agréable à Dieu, et tenu pour juste par le moyen de ses bonnes œuvres. Or le Seigneur au contraire prononce, qu’il a imputé à son serviteur Abraham la foy à justice Rom. 4.13 ; non pas seulement pour le temps qu’il servoit aux idoles, mais long temps après qu’il avoit commencé à vivre sainctement. Abraham doncques avoit desjà long temps adoré Dieu en pureté de cœur, et avoit suyvi long temps les commandemens d’iceluy selon qu’un homme mortel peut faire : si est-ce toutesfois qu’il a sa justice par la foy. De quoy nous concluons selon sainct Paul, que ce n’est pas selon les œuvres. Semblablement quand il est dit au Prophète, que le juste vivra de foy Habac. 2.4 : il n’est point question des infidèles, lesquels Dieu justifie en les convertissant à la foy : mais ceste doctrine s’addresse aux fidèles, et leur est dit qu’ils vivront par foy. Sainct Paul en donne encores une plus claire déclaration, quand pour approuver la justice gratuite, il ameine ce passage de David, Bienheureux sont ceux ausquels les péchez sont remis Rom. 4.7 ; Ps. 32.1. Or il est certain que David ne parle point des infidèles, mais de soy-mesme et de ses semblables : d’autant qu’il parle du sentiment qu’il en avoit après avoir long temps servi à Dieu : Parquoy il ne faut pas que nous ayons pour un coup seulement ceste béatitude : mais qu’elle nous dure pour toute nostre vie. Finalement, l’ambassade de réconciliation dont parle sainct Paul 2Cor. 5.19, laquelle nous testifie que nous avons nostre justice en la miséricorde de Dieu, ne nous est point donnée pour un jour : mais est perpétuelle en l’Eglise chrestienne. Pourtant les fidèles n’ont autre justice jusques à la mort, que par le moyen qui est là descrit. Car Christ demeure à jamais Médiateur pour nous réconcilier avec le Père : et l’efficace de sa mort est perpétuelle, asçavoir l’ablution, satisfaction et l’obéissance parfaite qu’il a rendue, par laquelle toutes nos iniquitez sont cachées. Et sainct Paul aux Ephésiens ne dit pas que nous ayons le commencement de nostre salut par grâce, mais que nous sommes sauvez par icelle Eph. 2.8 : non point par les œuvres, afin que nul ne se glorifie.

3.14.12

Les subterfuges que cherchent yci les Sorbonistes pour évader, ne les despeschent point. Ils disent que ce que les bonnes œuvres ont quelque valeur à justifier l’homme, cela ne vient pas de leur dignité propre, laquelle ils appellent Intrinsèque : mais de la grâce de Dieu qui les accepte. Secondement, pource qu’ils sont contraints de confesser que la justice des œuvres est tousjours yci imparfaite, ils accordent bien que ce pendant que nous sommes en ce monde, nous avons tousjours mestier que Dieu nous pardonne nos péchez, pour suppléer le défaut de nos œuvres : mais que ce pardon se fait, entant que les fautes qui se commettent sont compensées par œuvres de superérogation. Je respon, que la grâce qu’ils appellent Acceptante, n’est autre chose que la bonté gratuite du Père céleste, dont il nous embrasse et reçoit en Jésus-Christ : c’est quand il nous vest de l’innocence d’iceluy, et nous la met en conte : à ce que par le bénéfice d’icelle il nous tiene pour saincts, purs et innocens. Car il faut que la justice de Christ se présente pour nous, et soit comme consignée au jugement de Dieu : pource qu’icelle seule, comme elle est parfaite, aussi peut soustenir son regard. Nous estans garnis d’icelle, obtenons rémission assiduelle de nos péchez en foy. Par la pureté d’icelle nos macules et les ordures de nos imperfections estans cachées, ne nous sont imputées, mais sont comme ensevelies, afin de n’apparoistre point devant le jugement de Dieu : jusques à ce que l’heure viene, qu’après la mort de nostre vieil homme, la bonté de Dieu nous retire avec Jésus-Christ, qui est le nouvel Adam, en un repos bienheureux : où nous attendions le jour de la résurrection, auquel nous serons transférez en la gloire céleste, ayans receu nos corps incorruptibles.

3.14.13

Si ces choses sont vrayes, il n’y a nulles œuvres qui nous puissent d’elles-mesmes rendre agréables à Dieu ; mesmes elles ne luy sont pas plaisantes, sinon entant que l’homme estant couvert de la justice de Christ, luy plaist, et obtient la rémission de ses vices. Car Dieu n’a point promis le loyer de vie à quelques certaines œuvres, mais prononce simplement que celuy qui fera le contenu de la Loy, vivra Lév. 18.5 : mettant à l’opposite la malédiction notable contre tous ceux qui auront défailli en un seul point Deut. 27.26. En quoy l’erreur commun touchant la justice partiale est assez réfuté, puis que Dieu n’admet nulle justice sinon l’observation entière de sa Loy. Ce qu’ils ont accoustumé de jaser, de récompenser Dieu par œuvres de superérogation, n’est guères plus ferme. Car quoy ? ne revienent-ils pas tousjours là dont ils sont jà exclus : c’est que quiconque garde en partie la Loy, est d’autant juste par ses œuvres ? En ce faisant ils prenent une chose pour résolue, que nul de sain jugement ne leur concéderoit. Le Seigneur tesmoigne si souvent, qu’il ne recognoist autre justice, sinon en parfaite obéissance de sa Loy. Quelle audace est-ce, quand nous sommes desnuez d’icelle, afin qu’il ne semble advis que nous soyons despouillez de toute gloire, c’est-à-dire que nous ayons plenement cédé à Dieu, de produire je ne sçay quelles pièces et morceaux d’un peu de bonnes œuvres, et ainsi vouloir racheter ce qui nous défaut par satisfactions ? Les satisfactions ont esté ci-dessus puissamment abatues, tellement qu’elles ne nous devroyent entrer en l’entendement, et ne fust-ce que par songe. Seulement je di que ceux qui babillent ainsi inconsidérément, ne réputent point combien c’est une chose exécrable à Dieu que péché : car lors certes ils entendroyent que toute la justice des hommes assemblée en un monceau, ne suffiroit pas à la récompense d’un seul péché. Nous voyons l’homme avoir esté pour un seul péché tellement rejette de Dieu, qu’il a perdu tout moyen de recouvrer salut Gen. 3.17. La faculté doncques de satisfaire nous est ostée : de laquelle ceux qui se flattent, jamais ne satisferont à Dieu, auquel il n’y a rien agréable de ce qui procède de ses ennemis. Or tous ceux ausquels il veut imputer les péchez luy sont ennemis. Il faut doncques que tous péchez soyent couvers et remis devant qu’il regarde à une seule œuvre de nous. Dont il s’ensuyt que la rémission des péchez est gratuite : laquelle est meschamment blasphémée de ceux qui mettent en avant aucunes satisfactions. Pourtant nous à l’exemple de l’Apostre, oublians les choses passées, et tendans à ce qui est devant nous, poursuivons nostre course, pour parvenir au loyer de la vocation supernelle Phil. 3.14.

3.14.14

De prétendre quelques œuvres de superérogation, comme conviendra-il avec ce qui est dit, que quand nous aurons fait tout ce qui nous est commandé nous disions que nous sommes serviteurs inutiles, et que nous n’avons fait que ce que nous devions faire Luc 17.10 ? Dire devant Dieu, n’est pas feindre ou mentir : mais arrester en soy-mesme ce qu’on a pour certain. Le Seigneur doncques nous commande de juger à la vérité, et recognoistre de cœur que nous ne luy faisons nuls services gratuits : mais seulement luy rendons ceux dont nous luy sommes redevables. Et ce à bon droict : car nous luy sommes serfs, et astreints de nostre condition à tant de services, qu’il nous est impossible de nous en acquitter, voire quand toutes nos pensées et tous nos membres ne s’appliqueroyent à autre chose. Pourtant quand il dit, Après que vous aurez fait tout ce qui vous aura esté commandé : c’est autant comme s’il disoit, Posez le cas que toutes les justices du monde fussent en un homme seul, et encores d’avantage. Nous doncques, entre lesquels il n’y en a nul qui ne soit bien loing de ce but, comment nous oserions-nous glorifier d’avoir adjousté quelque comble à la juste mesure ? Et ne faut point que quelqu’un allègue qu’il n’y a nul inconvénient, que celuy qui ne fait pas son devoir en quelque partie, face plus qu’il n’est requis de nécessité. Car il nous faut avoir ceste reigle, qu’il ne nous peut rien venir en l’entendement, qui face ou à l’honneur de Dieu, ou à la dilection de nostre prochain, qui ne soit comprins sous la Loy de Dieu. Or si c’est partie de la Loy : il ne nous faut vanter de libéralité volontaire, où nous sommes astreints par nécessité.

3.14.15

C’est mal à propos qu’ils allèguent la sentence de sainct Paul pour prouver cela, quand il se glorifie qu’entre les Corinthiens il a cédé de son droict, duquel il pouvoit user s’il eust voulu : et qu’il ne leur a point seulement rendu ce qu’il leur devoit de son office, mais qu’il s’est employé outre son devoir, en leur preschant gratuitement l’Evangile 1Cor. 9.1, 12. Il faloit considérer la raison qui est là notée : c’est qu’il a fait cela afin qu’il ne fust point en scandale aux infirmes. Car les séducteurs qui troubloyent ceste Eglise-là, s’insinuoyent par ceste couverture de ne rien prendre pour leur peine, afin d’acquérir faveur à leur perverse doctrine, et mettre l’Evangile en haine : tellement qu’il estoit nécessaire à sainct Paul ou de mettre en danger la doctrine de Christ, ou d’obvier à telles cautelles. Si c’est chose indifférente à l’homme chrestien, d’encourir scandale quand il s’en peut abstenir, je confesse que l’Apostre a donné quelque chose à Dieu plus qu’il ne luy devoit ; mais si cela estoit requis à un prudent dispensateur de l’Evangile : je di qu’il a fait ce qu’il devoit. Finalement, quand ceste raison n’apparoistroit point, néantmoins ce que dit Chrysostome est tousjours vray : que tout ce qui vient de nous, est d’une telle condition que ce que possède un homme serf : c’est que par le droict de servitude il appartient à son maistre. Ce que Christ n’a point dissimulé en la parabole. Car il interrogue quel gré nous sçaurons à nostre serviteur, après qu’ayant travaillé tout au long du jour, il retourne au soir en la maison Luc 17.7. Or il se peut faire qu’il aura prins plus de peine que nous ne luy en eussions osé imposer ; quand ainsi sera, encores n’a-il fait sinon ce qu’il nous devoit du droict de servitude, veu qu’il est nostre, avec tout ce qu’il peut faire. Je ne di point quelles sont les superérogations, dont ils se veulent priser devant Dieu : toutesfois ce ne sont que fatras, lesquels il n’a point commandez, et ne les approuve point : et quand ce viendra à rendre conte, ne les alloera nullement. En ce sens nous concéderons bien que ce sont œuvres de superérogation, ainsi qu’en parle le Prophète, disant : Qui a requis ces choses de vos mains Esaïe 1.12 ? Mais il faut que ces Pharisiens se souviennent de ce qui en est dit en un autre lieu : Pourquoy délivrez-vous vostre argent, et n’en achetez point de pain ? pourquoy prenez-vous peine en choses qui ne vous peuvent rassasier Esaïe 55.2 ? Messieurs nos maistres peuvent bien sans grande difficulté disputer de ces matières, estans en leurs escholes assis mollement sur des coussins : mais quand le souverain Juge apparoistra du ciel en son Throne judicial, tout ce qu’ils auront déterminé ne proufitera guères : ains s’esvanouira comme fumée. Or c’estoit ce qu’il l’aloit yci chercher : quelle fiance nous pourrons apporter, pour nous défendre en cest horrible jugement, et non pas ce qu’on en peut babiller ou mentir en quelque anglet d’une Sorbonne.

3.14.16

Il nous faut chasser yci deux pestes de nos cœurs : c’est de n’avoir nulle fiance en nos œuvres, et ne leur attribuer aucune louange. L’Escriture çà et là nous en oste la fiance, disant que toutes nos justices ne sont qu’ordure et puantise devant Dieu, sinon qu’elles tirent bonne odeur de la justice de Jésus-Christ : qu’elles ne peuvent sinon provoquer la vengence de Dieu, si elles ne sont supportées par le pardon de sa miséricorde. Ainsi elle ne nous laisse rien de reste, sinon que nous implorions la clémence de nostre Juge, pour obtenir merci, avec ceste confession de David, que nul ne sera justifié devant sa face, s’il appelle à conte ses serviteurs Ps. 143.2. Et quand Job dit, Malheur sur moy si j’ay forfait : et si j’ay justement fait, encores ne lèveray-je point la teste Job 10.15. Combien qu’il regarde à la justice souveraine de Dieu, à laquelle les Anges mesmes ne peuvent satisfaire : si est-ce qu’il monstre quand on vient devant le throne judicial de Dieu, qu’il ne reste rien à toutes créatures humaines sinon de faire silence. Car il n’entend point qu’il aime mieux de son bon gré céder à Dieu, que de combatre avec péril contre sa rigueur : mais il signifie qu’il ne recognoist justice en soy, laquelle ne décheust incontinent devant Dieu. Quand la fiance est déchassée, il faut aussi que toute gloire soit anéantie. Car qui est-ce qui assignera la louange de justice à ses œuvres, quand en les considérant il tremblera devant Dieu ? Parquoy il nous faut venir où Isaïe nous appelle : c’est que toute la semence d’Israël se loue et se glorifie en Dieu Esaïe 45.25 : pource que ce qu’il dit ailleurs est très-vray, c’est que nous sommes plantez à sa gloire Esaïe 61.3. Nostre cœur doncques sera lors droictement purgé, quand il ne s’appuyera nullement en aucune fiance d’œuvres, et n’en prendra point matière de s’eslever et enorgueillir. C’est cest erreur qui induit les hommes à ceste fiance frivole et mensongère, qu’ils establissent tousjours la cause de leur salut en leurs œuvres.

3.14.17

Mais si nous regardons les quatre genres de causes que les Philosophes mettent, nous n’en trouverons pas un seul qui conviene aux œuvres, quand il est question de nostre salut. L’Escriture par tout enseigne que la cause efficiente de nostre salut est la miséricorde de nostre Père céleste, et la dilection gratuite qu’il a eue envers nous. Pour la cause matérielle elle nous propose Christ avec son obéissance, par laquelle il nous a acquis justice. De la cause qu’on appelle instrumentale, quelle dirons-nous qu’elle est, sinon la foy ? Sainct Jehan a comprins toutes ces trois ensemble en une sentence, quand il dit que Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné son Fils unique : afin que quiconque croira en luy, ne périsse point, mais ait la vie éternelle Jean 3.16. Quant à la cause finale, l’Apostre dit que c’a esté pour démonstrer la justice de Dieu, et glorifier sa bonté Rom. 3.25 : conjoignant mesmes clairement les trois autres causes que nous avons récitées. Car voyei qu’il dit, Tous ont péché, et sont desnuez de la gloire de Dieu : mais ils sont justifiez gratuitement par la grâce d’iceluy. Il démonstre là le commencement et comme la source : c’est que Dieu a eu pitié de nous par sa bonté. Il s’ensuyt, Par la rédemption laquelle est en Christ. Yci nous avons la substance, en laquelle consiste nostre justice. Il s’ensuyt encores, Par la foy au sang d’iceluy : en quoy il démonstre la cause instrumentale, par laquelle la justice de Christ nous est appliquée. Il adjouste conséquemment la fin, quand il dit que Dieu a fait cela pour démonstrer sa justice, à ce qu’il soit juste, et justifiant celuy qui a foy en Jésus-Christ. Et mesmes, pour signifier comme en passant, que ceste justice dont il parle consiste en la réconciliation entre Dieu et nous, il dit nommément que Christ nous a esté donné pour nous rendre le Père propice. Semblablement au chapitre Ier de l’Epistre aux Ephésiens, il enseigne que Dieu nous reçoit en sa grâce par sa pure miséricorde : que cela se fait par l’intercession de Christ, que nous recevons ceste grâce par foy : que le tout tend à ce but, que la gloire de sa bonté soit plenement cognue Eph. 1.5-6. Quand nous voyons toutes les parties de nostre salut estre hors de nous, qu’est-ce que nous prenons aucune confiance ou gloire de nos œuvres ? Quant est de la cause efficiente et finale, les plus grans adversaires de la gloire de Dieu ne nous en sçauroyent faire controversie, s’ils ne veulent renoncer toute l’Escriture. Quant ce vient à la cause matérielle et instrumentale, ils cavillent, comme si nos œuvres partissoyent à demi avec la foy et la justice de Christ. Mais l’Escriture contredit aussi bien à cela, en affermant simplement que Christ nous est en justice et en vie, et que nous possédons un tel bien par la seule foy.

3.14.18

Ce que les saincts se conferment et se consolent souvent, en réduisant en mémoire leur innocence et intégrité : et aucunesfois la mettent en avant, cela se fait en deux manières. C’est qu’en accomparant leur bonne cause avec la mauvaise cause des iniques, ils conçoyvent de cela espérance de victoire : non pas tant pour la valeur ou estime de leur justice, que pource que l’iniquité de leurs ennemis mérite cela. Secondement, quant en se recognoissant devant Dieu sans se comparer avec les autres, ils reçoyvent quelque consolation et fiance de la pureté de leur conscience. De la première raison nous en verrons ci-après. Maintenant despeschons briefvement la seconde, comment c’est qu’elle peut convenir et accorder avec ce que nous avons desjà dit, asçavoir qu’il ne nous faut appuyer sur aucune fiance de nos œuvres au jugement de Dieu, et ne nous en faut nullement glorifier. Or la convenance est telle : c’est que les saincts, quand il est question de fonder et establir leur salut, sans avoir regard à leurs œuvres, fichent les deux yeux en la seule bonté de Dieu. Et non-seulement s’addressent à icelle devant toutes choses, comme au commencement de leur béatitude : mais l’ayant aussi bien pour accomplissement, y acquiescent du tout, et s’y reposent. Après que la conscience est ainsi fondée, dressée et confermée, elle se peut aussi fortifier par la considération des œuvres : asçavoir entant que ce sont tesmoignages que Dieu habite et règne en nous. Puis doncques que ceste fiance des œuvres n’a point lieu jusques à ce qu’ayons remis toute la fiance de nostre cœur en la miséricorde de Dieu, cela ne fait rien pour monstrer que les œuvres justifient, ou d’elles-mesmes puissent asseurer l’homme. Pourtant quand nous excluons la fiance des œuvres, nous ne voulons autre chose dire sinon que l’âme chrestienne ne doit point regarder au mérite des œuvres, comme à un refuge de salut : mais du tout se reposer en la promesse gratuite de justice. Cependant nous ne luy défendons pas qu’elle ne se soustiene et conferme par tous signes qu’elle a de la bénédiction de Dieu. Car si tous les dons que Dieu nous a faits, quand nous les réduisons en mémoire, sont comme rayons de la clairté de son visage, pour nous illuminer à contempler la souveraine lumière de sa bonté : par plus forte raison les bonnes œuvres qu’il nous a données doyvent servir à cela, lesquelles démonstrent l’Esprit d’adoption nous avoir esté donné.

3.14.19

Quand doncques les saincts conferment leur foy par leur innocence, ou en prenent matière de se resjouir, ils ne font autre chose sinon réputer par les fruits de la vocation, que Dieu les a adoptez pour ses enfants. Ce doncques que dit Salomon, qu’en la crainte du Seigneur il y a ferme asseurance Prov. 14.26 : que les saincts pour estre exaucez de Dieu usent aucunesfois de ceste remontrance, qu’ils ont cheminé devant sa face en intégrité et simplicité 2Rois 20.3 : tout cela n’a point de lieu à faire fondement pour édifier la conscience : mais lors seulement peut valoir, quand on le prend comme enseigne de la vocation de Dieu. Car la crainte de Dieu n’est nulle part telle, qu’elle puisse donner ferme asseurance : et tous les saincts entendent bien qu’ils n’ont pas plene intégrité, ains qui est meslée avec beaucoup d’imperfections et reliques de leur chair : mais pource que des fruits de leur régénération ils prenent argument et signe que le sainct Esprit habite en eux, ils n’ont pas petite matière à se confermer d’attendre l’aide de Dieu en toutes nécessitez : veu qu’ils l’expérimentent Père en si grand’chose. Or ils ne peuvent faire cela, que premièrement ils n’ayent appréhendé la bonté de Dieu, s’asseurans d’icelle par les promesses de l’Evangile tant seulement. Car s’ils commencent une fois de la réputer, selon les œuvres, il n’y aura rien plus incertain ne plus infirme ; veu que si les œuvres sont estimées en elles-mesmes, elles ne menaceront pas moins l’homme de l’ire de Dieu par leur imperfection, qu’elles luy tesmoigneront sa bénévolence par leur pureté tellement quellement accommencée. En somme, ils preschent tellement les bénéfices de Dieu, qu’ils ne se divertissent nullement de sa faveur gratuite : en laquelle sainct Paul tesmoigne que nous avons toute perfection haut et bas, de long et de large et de profond Eph. 3.18. Comme s’il disoit, quelque part que se tournent nos sens, et quand ils monteroyent le plus haut du monde, ou s’estendroyent au long et au large, qu’ils ne doyvent outrepasser ceste borne : c’est de cognoistre la dilection de Jésus-Christ envers nous, et se tenir serrez à la bien méditer, pource qu’elle comprend en soy toutes mesures. Pour laquelle raison il dit qu’elle surmonte en prééminence tout sçavoir : adjoustant que quand nous comprenons comment Dieu nous a aimez en Jésus-Christ, nous sommes remplis en toute plénitude divine Eph. 3.19. Comme ailleurs, en se glorifiant que les fidèles sont victorieux en tous combats, il adjouste la raison et moyen, assavoir, Pour celuy qui les a aimez Rom. 8.37.

3.14.20

Nous voyons maintenant que les saincts ne conçoyvent point une fiance de leurs œuvres, qui attribue quelque chose au mérite d’icelles (veu qu’ils ne les considèrent point que comme dons de Dieu, dont ils recognoissent sa bonté : et signes de leur vocation, dont ils réputent leur eslection) ny aussi qui dérogue rien à la justice gratuite que nous obtenons en Christ, veu qu’elle en dépend, et ne peut subsister qu’en icelle. Ce que sainct Augustin démonstre fort bien en peu de paroles, parlant ainsi : Je ne di pas au Seigneur qu’il ne desprise point l’œuvre de mes mains : il est bien vray que je cherche le Seigneur de mes mains, et ne suis point déceu : mais je ne prise pas les œuvres de mes mains. Car je crains, si Dieu les regardoit, qu’il n’y trouvast plus de péchez que de mérites. Seulement je di, et prie et désire cela, qu’il ne desprise point l’œuvre de ses mains. Seigneur doncques, voy ton œuvre en moy, non pas le mien ; car si tu y vois le mien, tu le condamnes, si tu y vois le tien, tu le couronnes. Et de faict, toutes les bonnes œuvres que j’ay, sont de toy[b]. Nous voyons qu’il met deux raisons pourquoy il n’ose point alléguer ses œuvres à Dieu, asçavoir que s’il a rien de bon, ce n’est pas du sien : secondement, que tout le bien qui est en luy est surmonté par la multitude de ses péchez. De là vient que la conscience, en considérant ses œuvres, conçoit plus de frayeur et estonnement que d’asseurance. Pourtant ce sainct personnage ne veut point que Dieu regarde autrement ses bienfaits, sinon pour cognoistre en iceux la grâce de sa vocation, afin de parfaire l’œuvre qu’il a commencée.

[b] In Psalm CXXXVII.

3.14.21

D’avantage, ce que l’Escriture dit, que les bonnes œuvres sont cause pourquoy nostre Seigneur fait bien à ses serviteurs : il faut tellement entendre cela, que ce que nous avons dit ci-dessus demeure en son entier : c’est que l’origine et effect de nostre salut gist en la dilection du Père céleste : la matière et substance, en l’obéissance de Christ : l’instrument, en l’illumination du sainct Esprit, c’est-à-dire en la foy : que la fin est, à ce que la bonté de Dieu soit glorifiée. Cela n’empesche point que Dieu ne reçoyve les œuvres, comme causes inférieures. Mais dont vient cela ? C’est pource que ceux qu’il a prédestinez par sa miséricorde à l’héritage de la vie éternelle, il les introduit selon sa dispensation ordinaire en la possession d’icelle par bonnes œuvres. Ainsi ce qui précède en l’ordre de sa dispensation, il le nomme cause de ce qui s’ensuyt après. Pour ceste mesme raison l’Escriture semble advis signifier aucunesfois, que la vie éternelle procède des bonnes œuvres : non pas que la louange leur en doyve estre attribuée, mais pource que Dieu justifie ceux qu’il a esleus, pour les glorifier finalement Rom. 8.30 : la première grâce, qui est comme un degré à la seconde, est nommée cause d’icelle. Toutesfois quand il faut assigner la vraye cause, l’Escriture ne nous meine point aux œuvres, mais nous retient en la seule méditation de la miséricorde de Dieu. Car qu’est-ce que veut dire ceste sentence de l’Apostre : que le loyer de péché c’est mort, la vie éternelle est grâce de Dieu Rom. 6.23 ? Pourquoy n’oppose-il la justice à péché ? comme la vie à la mort ? Pourquoy ne met-il la justice pour cause de vie, comme il dit le péché estre cause de mort ? Car la comparaison eust esté ainsi entière, laquelle est aucunement imparfaite comme il la couche. Mais il a voulu exprimer en ceste comparaison ce qui estoit vray, asçavoir que la mort est deue à l’homme pour ses mérites : mais que la vie est située en la seule miséricorde de Dieu. Brief, en toutes ces façons de parler, où il est fait mention des bonnes œuvres, il n’est pas question de la cause pourquoy Dieu fait bien aux siens, mais seulement de l’ordre qu’il y tient : c’est qu’en adjoustant grâce sur grâce, il prend occasion des premières de les augmenter par les secondes, et poursuyt tellement sa libéralité, qu’il veut que nous pensions tousjours à son eslection gratuite, laquelle est la fontaine de tous ses bienfaits envers nous. Car combien qu’il aime et prise les dons qu’il nous eslargit journellement selon qu’ils procèdent de ceste source-là, toutesfois pource que nostre office est de nous tenir arrestez à l’acceptation gratuite, laquelle seule peut affermir nos âmes, il convient mettre en second degré les dons de son Esprit, desquels il nous enrichit, en sorte qu’ils ne déroguent point à la première cause.

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