Le tableau qui va suivre n’a pas la prétention d’exposer tout ce que l’Église croyait ou enseignait au commencement du ive siècle : le but, plus modeste, est simplement de résumer les résultats de l’enquête à laquelle nous nous sommes livrés dans ce volume, ou plutôt de marquer, aussi précisément que possible, le point de développement que les principales croyances chrétiennes avaient atteint, et auquel la théologie les avait poussées.
L’autorité de l’Écriture comme source et règle de la foi était universellement reconnue, et le canon du Nouveau Testament, s’il n’était pas complètement fixé et comptait encore des ἀντιλεγόμενα comprenait à peu près la totalité des livres que nous y trouvons aujourd’hui. En exégèse, deux méthodes extrêmes s’étaient fait jour : l’une qui suivait les procédés de Philon et d’Origène, et qui tendait à sacrifier la lettre à la doctrine ou au système : c’est l’allégorisme ; l’autre qui n’étudiait dans l’Écriture que les syllabes et les mots, ou même le sens historique le plus étroit : c’est le littéralisme absolu. Il est bien remarquable que celui-ci avait été cultivé surtout par les écoles qui avaient abouti à l’adoptianisme. Mais entre ces deux méthodes contraires, une troisième, même à Alexandrie, tendait à prévaloir qui voulait unir la doctrine à la lettre, et trouver dans la lettre l’expression et la raison de la doctrine. On s’attachait au texte, mais on y voyait un ensemble de formules de la foi dont l’Église avait l’intelligence, autant que l’histoire de la révélation divine faite à l’homme.
La condamnation répétée du sabellianisme avait mis hors de cause la distinction réelle des termes divins de la Trinité. Tertullien leur avait déjà attribué le vocable de personne, et Origène celui d’ὑπόστασις, généralement accepté, mais dont l’emploi cependant ne devait devenir exclusif que plus tard. On croyait à la divinité du Verbe ou du Fils, conclue de la divinité de Jésus-Christ plutôt qu’affirmée directement. Le Fils est né du Père : il n’est donc pas un κτίσμα ni un ποίημα, mais bien de l’essence du Père, ἐκ τῆς οὐσίας : l’équivalent de cette dernière expression est dans les apologistes et l’expression elle-même se rencontre après eux. Quelques obscurités de surface règnent encore cependant chez un petit nombre d’écrivains, qui tiennent surtout à l’état rudimentaire de leur langue. En tout cas, le mot qui doit tout terminer, I’ὁμοούσιος a déjà fait son apparition. Les Alexandrins l’ont prononcé et Adamantius l’a écrit. Le concile d’Antioche, il est vrai, l’a rejeté, mais seulement au sens sabellien. D’autre part, on ne lui donne peut-être pas immédiatement toute sa force ; il faudra, pour en montrer toute la portée, qu’Athanase insiste sur l’unité divine.
Quant à la personne du Saint-Esprit, elle reste à peu près en dehors de l’examen théologique. Dans le langage courant, on en parle comme d’une personne proprement divine. Puis, à la réflexion, quelques hésitations se produisent peut-être dans l’école d’Origène : simples scrupules de théoriciens que le reste de l’Église ne paraît pas avoir connus, et que l’autorité d’Athanase dissipera d’un mot. C’est par le Fils que l’on rattache le Saint-Esprit au Père : la formule a Patre per Filium représentera bien cette conception.
Des questions relatives à l’incarnation deux seulement ont été expressément traitées et résolues : celle de la divinité de Jésus-Christ contre les adoptianistes, et celle de la réalité de son humanité contre les docètes. Sur les autres points, si l’on excepte Tertullien dont les formules anticipent l’avenir, on n’a posé encore que les prémisses des solutions, ou, quand on a énoncé les solutions, on l’a fait en dehors de toute polémique. Aucune difficulté ne s’est élevée sur l’existence d’une âme humaine en Jésus-Christ : l’autorité d’Origène détruira plus tard ici les sophismes d’Apollinaire. La croyance en l’unité de personne en Jésus-Christ est, on peut le dire, générale : elle se manifeste surtout par l’usage de la communication des idiomes. D’autre part, en maintenant que le Sauveur est à la fois vraiment Dieu et vraiment homme, et qu’en devenant homme il n’a pas cessé d’être Dieu, les Pères écartent par avance les diverses formes du monophysisme, et jettent les bases des définitions de Chalcédoine. La doctrine de l’unité personnelle et de la dualité des natures de Jésus-Christ est donc en substance reconnue et acceptée : seulement le langage n’y correspond pas toujours, et l’expression en manque parfois de rigueur et de fermeté.
Jésus-Christ est venu pour nous sauver, pour nous racheter : on rattache à sa mort cette œuvre de rédemption et de salut. Le sang de Jésus-Christ est regardé comme le prix de notre rançon payé à la justice de Dieu : il y a déjà là une manière de satisfaction : mais une théorie plus profonde, développée de saint Paul, accentue cette dernière idée en nous montrant en Jésus-Christ le représentant de toute l’humanité expiant en son nom. C’est la théorie de notre récapitulation dans le Sauveur ou encore de sa mort considérée comme un sacrifice.
La mariologie est presque toute renfermée jusqu’ici dans l’article du symbole « natus ex Maria virgine ». Saint Justin, saint Irénée et Tertullien y ajoutent l’idée d’une part qui revient à Marie dans l’œuvre de notre rédemption, comme une part revient à Ève dans celle de notre perte. L’angélologie n’a point reçu de précision notable : beaucoup d’écrivains continuent d’y suivre les interprétations juives à propos notamment de l’union des fils de Dieu avec les filles des hommes (Gen.6.2). En revanche, le culte des saints, et en particulier des martyrs, est chose pratiquée et acquise.
La théorie du péché originel est encore à faire ; mais on en possède les éléments, et si l’on n’a pas l’idée nette et explicite de ce qu’est en soi la faute héréditaire, on a du moins le sentiment d’une chute physique et morale, conséquence de notre naissance d’Adam pécheur. Il faudra attendre saint Augustin pour entendre sur la grâce actuelle un enseignement un peu complet ; jusque-là, celui de l’Église se borne à l’affirmation générale du besoin que nous avons du secours de Dieu pour faire le bien, et aussi du devoir qui nous incombe de coopérer par nos œuvres à notre salut. Tertullien a vigoureusement dessiné la théorie du mérite et de la satisfaction, et l’Occident se l’est appropriée : en Orient les choses sont moins avancées, et les rapports de Dieu et de l’homme sont déterminés d’une façon moins juridique et moins rigoureuse.
Ce sont les Africains qui ont, avec saint Irénée, contribué le plus au développement de l’ecclésiologie. Il est entendu depuis longtemps qu’il n’y a qu’une seule vraie Église au sein de laquelle on puisse être sauvé ; que dans cette Église elle-même doit régner, avec l’unité des cœurs, l’unité de symbole et de foi ; qu’un des caractères de cette Église est d’être catholique, c’est-à-dire répandue dans le monde entier. Cette Église possède la vérité, et jouit, pour la prêcher sûrement, de l’assistance du Saint-Esprit. Elle jouit aussi du pouvoir de remettre les péchés, tous les péchés, et l’exercice de ce pouvoir n’est limité que par elle-même. Le droit de sa hiérarchie est d’ailleurs, au début du ive siècle, fermement établi et reconnu. Prêtre, docteur et législateur, l’évêque enseigne, gouverne et administre, en même temps qu’il préside à la liturgie. A l’évêque de Rome manifestement textes et faits attribuent ou supposent une considération hors de pair et une autorité spéciale dont la nature et l’étendue ne sont pas cependant entièrement déterminées.
On entre dans l’Église par l’initiation chrétienne, dont l’ensemble comprend le baptême, la confirmation ou consignation et l’eucharistie. La doctrine du baptême est à peu près achevée en ce qui concerne son rôle, ses effets, le sujet qui le reçoit, et les conditions où doit se trouver le ministre qui le confère au point de vue de la foi. Ici, malgré quelques dissidences qui se prolongeront, l’usage de Rome, dans la controverse baptismale, triomphe de celui de Carthage. La confirmation ou consignation, bien que distinguée du baptême, ne se sépare guère normalement de lui ni dans le langage ni dans la pratique ; et quant à l’eucharistie, si nous trouvons qu’on nous la présente généralement et d’une façon nette comme étant, en vertu d’une conversion, le corps et le sang de Jésus-Christ, rien cependant n’est expliqué de la façon dont on conçoit cette présence réelle de Jésus-Christ dans le sacrement. Dès la plus haute antiquité, la liturgie eucharistique est regardée comme un sacrifice commémoratif de la mort du Sauveur. C’est un sacrifice vrai et plein ; on l’offre, en dehors des jours fixes, au jour des natalitia des martyrs ; on peut l’offrir pour les défunts.
J’ai déjà parlé, à propos de l’Église, de la pénitence et du pardon des péchés : les trois conditions de ce pardon, confession, expiation, absolution de l’évêque se trouvent déjà indiquées dans Tertullien et Origène. Sur les autres rites, extrême-onction et mariage, les documents des trois premiers siècles se taisent ou s’étendent peu. Sur l’ordre, ils sont plus explicites, sans l’être beaucoup. L’ordre se confère par l’imposition des mains de l’évêque, ou des évêques, et du clergé. Au milieu du iiie siècle, les ordres inférieurs sont au complet : on en compte cinq en Occident, ceux de sous-diacre, d’acolythe, d’exorciste, de lecteur et de portier : en Orient, on connaît surtout les lecteurs.
Dans la période qui nous a occupé, la morale des communautés chrétiennes n’a pas couru de moindres dangers que leur croyance, et peut-être ne sont-ce pas les théories laxistes qui l’ont le plus menacée. Le laxisme se dénonce lui-même : il en est autrement de l’encratisme et du rigorisme outré vers qui ces générations fortes se sentaient naturellement attirées, comme vers les formes supérieures de la vertu. Le bon sens de l’Église a cependant fait justice de ces exagérations. La distinction a été posée des préceptes et des conseils ; et si l’accomplissement des premiers a été regardé comme une essentielle condition du salut, l’observation des seconds a été laissée à l’initiative des âmes plus généreuses. L’idéal chrétien ne s’est pas abaissé, mais on n’a imposé à personne de sortir, pour y atteindre, des voies communes.
Les impulsions violentes vers les voies extraordinaires, qui résultaient, dans le principe, de l’attente d’un jugement imminent ou des menaces de mort au milieu desquelles on vivait, s’étaient, du reste, singulièrement atténuées au début du ive siècle, alors que la parousie ne semblait plus si proche, et que l’édit de Milan paraissait avoir clos l’ère des persécutions. A ce moment, les calculs d’un Lactance et d’un Commodien sur la fin du monde ne troublaient que peu de gens, et les rêves millénaristes avaient perdu beaucoup de partisans parmi les chrétiens instruits. L’autorité hiérarchique les laissait peu à peu tomber. On n’était pas entièrement d’accord sur le point de savoir quand aurait lieu, après la mort, la rétribution définitive. En revanche, la résurrection de la chair était universellement admise : seulement, l’école d’Origène l’entendait dans un sens contre lequel on commençait à protester énergiquement. Sa théorie de l’apocatastasis, contraire, il faut le remarquer, à toute la tradition antérieure et contemporaine, n’avait pas encore conquis de sympathies notables, et ne devait trouver que plus tard un écho chez quelques écrivains de l’Église. Jusqu’ici on s’en tenait aux anciennes affirmations d’un enfer éternel destiné aux pécheurs, et d’une vie sans fin dans la société de Dieu qui serait la récompense des justes. Ce résumé de l’état de la doctrine théologique à la veille de l’arianisme nous montre donc l’Église fixée sur les bases de sa croyance, et, en somme, prête, quand il le faudra, à en définir les grandes lignes. L’organe de ces définitions devait être sa hiérarchie, et c’est parce que les prérogatives de cette hiérarchie sont reconnues, que l’Église pourra imposer ses décisions et dissiper les attaques dont elles seront l’objet. Malheureusement, cette hiérarchie elle-même se trouvera souvent divisée, et les rivalités de personnes autant que les divergences doctrinales prolongeront outre mesure des débats qu’une discussion sincère aurait pu clore en quelques heures. Mais au moins ces débats, en se prolongeant, seront-ils l’occasion d’un éclaircissement plus complet de la révélation évangélique, et d’un progrès plus sensible de la société chrétienne dans l’intelligence de sa foi.