(1526)
La crise – Les moyens de salut – Les nations en retard – Nouvelle position de Genève – Les châteaux et les gentilshommes d’alentour – F. de Pontverre contre l’alliance suisse – Les gentilshommes sur les grands chemins – Violences et méprises – Sarcasmes et menaces – Les Genevois se mettent sous les armes – Modération des Genevois envers les déloyaux – Députation de Favre à Berne – Condamnation de Cartelier – L’évêque lui fait grâce – Hésitations et craintes de l’évêque
La Réformation était nécessaire à la société chrétienne. La Renaissance, fille à la fois de Rome ancienne et de Rome moderne, était un mouvement de réveil, et pourtant elle portait en elle un principe de mort, en sorte que partout où elle ne fut pas transformée par des forces célestes, on la vit déchoir et s’abâtardir. L’influence des humanistes, des Érasme, des Thomas Moore, plus tard des Montaigne, fut un souffle parfumé, qui embaumait les hauteurs, mais qui ne remuait point les masses inférieures des peuples. Dans ces discours élégants des lettrés, il n’y avait rien pour la conscience, ce ressort divin de l’humanité. Le travail de la Renaissance, s’il demeurait seul, devait donc nécessairement aboutir à l’avortement et à la mort. Quelques-uns pensent autrement de nos jours ; ils croient que la nouvelle société eût abouti sans la Réformation, et que la liberté politique, mieux que l’Évangile, eût renouvelé le monde. Grave erreur, assurément. La liberté n’existait guère alors en Europe, et quand elle eût existé, il eût suffi que l’empire de la conscience ne reparût pas avec elle, pour qu’en détruisant, peut-être, les vieux éléments d’ordre qui se trouvaient dans la société, elle fût inhabile à leur en substituer de meilleurs. Si, au dix-neuvième siècle même, on tremble quelquefois en entendant les explosions lointaines de la liberté, qu’eût-ce été au seizième ? Les hommes qui allaient paraître sur la scène du monde plongeaient encore dans le désordre et dans la barbarie. Tout annonçait dans la génération nouvelle de grandes vertus, mais aussi des passions déréglées ; un divin héroïsme, mais aussi des crimes gigantesques ; une énergie puissante, mais tout à côté une languissante atonie. Ce n’était pas avec de tels éléments qu’on pouvait constituer une société nouvelle. Il fallait que le souffle divin inspirât de hautes pensées, et que la main de Dieu établît partout l’ordre providentiel.
A la fin du quinzième siècle et au commencement du seizième, la société est émue. L’humanité est en suspens, comme on l’est au moment où le statuaire va créer une œuvre qui doit être l’objet d’une admiration universelle. Le métal entre alors en fusion, la masse coule comme l’airain brûlant ; mais cette lave envahissante effraye, et non sans quelque raison, les esprits conservateurs. Il y a, en effet alors, des luttes, des soulèvements, des réactions. L’esprit parfumé de la Renaissance était incapable d’arrêter le mal et d’établir l’ordre et la liberté. La société avait paru se rajeunir sous le souffle de l’antiquité ; mais partout où la connaissance, de l’Évangile ne vint pas se mêler au culte des lettres, la pureté, la hardiesse, l’élévation du jeune âge, qui avaient d’abord ravi les contemporains, disparurent. La fusion fut arrêtée, la fonte se refroidit, et à la place du chef-d’œuvre que l’on avait rêvé, on n’eut que les formes repoussantes du servilisme, de l’immoralité et de la superstition.
Y avait-il quelque moyen de prévenir un si fatal avenir ? Comment, au milieu de la vieille société, qui tombait en dissolution, pouvait-il s’en former une nouvelle, qui eût des chances assurées de vie ? C’était dans la religion que la future humanité devait trouver sa force vitale. Si la conscience de l’homme était réveillée, et sanctifiée par le christianisme — alors, mais seulement alors, le monde subsisterait.
Devait-on demander cet élément régénérateur à la société qui s’en allait ? C’eût été chercher parmi les morts le principe de la vie. Il fallait recourir aux sources primitives de la foi. L’Évangile, plus humain que les lettres, plus divin que la philosophie, exerce sur l’homme une influence qu’elles ne peuvent avoir. Il va dans les profondeurs, c’est-à-dire dans le peuple, ce que la Renaissance n’avait pas fait ; il élève vers les hauteurs, c’est-à-dire vers le ciel, ce que la philosophie ne sait pas faire. Quand l’Évangile, aux jours de la Réformation, éleva la voix, le peuple prêta l’oreille. On lui parlait de Dieu, de péché, de condamnation, de pardon, de vie éternelle, — de Christ, en un mot ; — l’âme humaine reconnut que c’était là ce qu’il fallait pour elle ; elle fut émue, captivée et finalement renouvelée. L’action fut d’autant plus puissante, que la doctrine qu’on lui apportait n’avait rien à faire avec les animosités, les traditions, les intérêts de race, de dynastie, de cour. Elle s’en mêla plus tard, il est vrai, mais au commencement elle fut simplement la voix de Dieu sur la terre. Elle répandit dans la société corrompue un feu purificateur, et le monde nouveau se forma.
Sans doute l’ancienne société, dont la place allait être occupée, fit tout au monde pour arrêter la lumière. Une parole terrible sortit du Vatican ; une main de fer exécuta ses ordres en plusieurs contrées, et étouffa la vie nouvelle dans son berceau. L’Espagne, l’Italie, l’Autriche, la France furent les principaux théâtres de cette lugubre tragédie, dont les héros furent les Philippe II et les Guises. Mais il y eut des âmes, nous pouvons même dire des peuples, gardés par la main divine, qui ont été dès lors comme des arbres dont le feuillage ne flétrit pointa. On a vu parfois des hommes d’intelligence, frappés de leur grandeur, s’alarmer pour les nations qui ne sont pas arrosées des mêmes eaux… Il est pourtant à ce danger réel un remède ; c’est que tous les peuples viennent se plonger dans ces sources de vie, qui ont donné aux nations protestantes « tous les attributs de la civilisation et de la puissanceb. » Ou bien croirait-on que pour que la lumière se répande plus universellement, il faut fermer les portes au soleil ?… Les temps recommencent, et toutes les nations en retard sont conviées de nos jours au grand renouvellement dont l’Évangile est le puissant et divin organe.
a – Psaumes 2.1-6.
b – M. Chevalier.
Genève se trouvait en 1526 dans une situation qui lui permettait de recevoir les germes nouveaux de la société nouvelle. L’alliance avec les cantons, en rapprochant cette ville de la Suisse, facilitait l’arrivée de semeurs intrépides, qui apporteraient avec eux les semences de la vie. A Wittemberg, à Zurich, et même aux extrémités supérieures du lac Léman, dans ces belles vallées du Rhône et des Alpes, que Farel avait évangélisées, le soleil divin avait fait briller ses premiers feux- Les Genevois, en s’alliant avec les Helvétiens, n’avaient pensé qu’à donner un appui à leur existence nationale ; mais ils avaient fait plus : ils avaient ouvert les portes du jour, et ils allaient recevoir de ce côté des lumières qui, en affermissant leurs libertés, conduiraient les âmes sur le chemin de la vie éternelle. Cette ville allait ainsi acquérir une influence à laquelle aucun de ses enfants n’avait songé, et grâce à l’un des plus beaux génies de l’humanité, Jean Calvin, « elle allait devenir la rivale de Rome, » comme parle un historien (peut-être avec quelque hyperbole), et lui arracher la domination d’une moitié du monde chrétienc. »
c – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, M, p. 28.
Si l’alliance avec les cantons ouvrait Genève du côté de la Suisse, elle élevait entre cette ville et la Savoie un mur de séparation ; ce qui n’était pas moins nécessaire au rôle qu’elle était appelée à remplir dans le seizième siècle. La vallée du Léman était alors parsemée de châteaux, dont les ruines sont encore éparses ça et là. L’invasion, le pillage et le meurtre, faisant au moyen âge partie de la vie sociale, les seigneurs avaient entouré de remparts leurs demeures, et même quelques-uns avaient bâti leurs manoirs sur les montagnes. C’est ainsi qu’on découvrait de Genève, sur le mont Salève, au-dessus d’immenses rochers à pic, le château de Monnetier
J’aimais tes murs croulants, vieux moutier ruiné !
Naître, souffrir, mourir ! devise triste et forte…
Quel châtelain pensif te grava sur la ported ?
d – Gallois, Salève. Nous avons lu dès notre enfance sur ces ruines, maintenant restaurées : Nasci, pati, mori.
Plus loin, près de Thonon, sur une colline isolée, ombragée de riches châtaigniers, s’élevait le vaste château fort des Allinges, qui est encore maintenant une superbe ruine. Les maîtres de ces manoirs, hommes énergiques, rudes, pillards et souvent cruels, s’ennuyaient mainte fois de leur isolement et de leur oisiveté. Aussi les voyait-on rassembler leurs gens, baisser leurs ponts-levis, se jeter sur les grands chemins, chercher aventure, et se livrer ainsi à une vie de courses, de brigandages, d’assauts et de meurtres.
Les villes, leurs boutiquiers, leurs voyageurs étaient surtout l’objet de la haine de ces brigands gentilshommes. Depuis le dixième siècle, les voyageurs genevois et les marchands étrangers, qui passaient par Genève avec leurs marchandises, étaient souvent la proie du vagabondage pillard des seigneurs d’alentour. Ceci ne fut pas sans de graves conséquences pour la civilisation et pour la liberté. En voyant les seigneurs sans cesse insurgés contre l’ordre social, les bourgeois apprirent à s’insurger eux-mêmes contre le despotisme, l’assassinat et le vol. Genève reçut alors une de ces leçons, et en profita mieux que d’autrese.
e – Spon, Hist. de Genève. — Manuscrit de Gautier. — Guizot, Civilisation en France el en Europe. — Froment.
Dans tous les châteaux du Genevois, du Chablais, du pays de Vaud, on disait en 1526 que l’alliance de Genève avec les libres cantons suisses menaçait les droits de la Savoie, la puissance temporelle de l’évêque et même sa puissance spirituelle et le catholicisme-romain. Aussi les gentilshommes irrités ruminaient dans leurs castels les moyens de rompre cette union, ou du moins d’en prévenir les effets. François de Ternier, seigneur de Pontverre, dont les domaines étaient situés entre le mont Salève et le Rhône, à une lieue de Genève, y rêvait nuit et jour. Homme droit, noble, mais violent ; ennemi fanatique de la bourgeoisie, de la liberté, de la Réformation, représentant du moyen âge, il jura de combattre l’alliance suisse jusqu’à la mort, et il tint son serment. François avait dans le pays une grande influence due à l’énergie de son caractère et à la noblesse de sa maison. Un jour, après avoir longtemps médité ses projets, il quitte son château, suivi de quelques cavaliers, et visite les manoirs voisins. Assis à table avec les seigneurs, il leur expose ses craintes, et les conjure de s’opposer à l’alliance maudite. Il leur demande si c’est pour rien que les armes et les guerres ont été octroyées aux nobles ? « Hâtons-nous, dit-il, écrasons une puissance nouvelle, hardie, qui menace de détruire nos châteaux et nos églises. » Il sonne partout l’alarme ; il rappelle que les nobles ont le droit de guerroyer quand il leur plaîtf ; et aussitôt beaucoup de seigneurs répondent à ses énergiques provocations. Tous sortent en armes de leurs châtellenies et couvrent, comme une nuée de sauterelles, le pays qui environne Genève. Peu préoccupés des idées politiques ou religieuses dont Pontverre est animé, ils cherchent surtout le divertissement, le pillage, l’assouvissement de leur haine contre la bourgeoisie. On les découvre de loin, eux et leurs gens, à cheval, sur les grands chemins, et ils n’y sont pas oisifs. Ils ne laissent entrer personne dans la ville, et enlèvent les biens, les vivres et les bêtes. Les paysans et les marchands genevois, indignement dépouillés, se demandent si ce sont des brigands qui doivent soutenir le siège épiscopal ébranlé… Si vous y revenez, leur disent les gentilshommes pillards, nous vous ferons pendre par le cou. » Ce n’est pas tout ; plusieurs seigneurs dont les châteaux se trouvent près du lac, se jettent dans des bateaux, brigandent par mer, pillent les maisons de campagne qui sont près du rivage, emprisonnent les hommes, insultent les femmes, et interceptent toutes communications avec la Suisse.
f – Ordonnance de Louis le Hutin. — Guizot, Civilisation en France, V, p. 138.
Une difficulté se présenta pourtant à ces nobles seigneurs ; il leur arriva de maltraiter, sans le savoir, des gens de leur parti qui venaient de la Suisse allemande. En ayant eu de grands reproches, ils tinrent conseil sur la route. « Que faire, dirent-ils, pour reconnaître les Genevois ? » Ils s’avisèrent d’un singulier shiboleth. Dès qu’ils apercevaient de loin des voyageurs, ils piquaient leur cheval, partaient au galop et adressaient à ces gens quelque question banale ; « interrogeant ainsi tous allants et venants. » Si les voyageurs répondaient en français, langue des Genevois, les brigands chevaliers les déclaraient huguenots ; et aussitôt ils les enlevaient, eux et leurs biens. En vain ces malheureux réclamaient-ils, oh ne les écoutait pas ; et fussent-ils venus des bords de la Loire ou de la Seine, on les menait dans la prison du château voisin. Plusieurs messagers de France aux cantons suisses, qui parlaient comme les Genevois, furent ainsi arrêtés.
La France, Berne, Genève, s’en plaignirent vivement ; mais les seigneurs (la plupart Savoyards), n’en tenaient aucun compte ; en châtiant ces bourgeois, qu’ils appelaient des perturbateurs, ils croyaient gagner le ciel. Ils riaient entre eux des plaintes universelles et ajoutaient le sarcasme à la cruauté. Un jour, un député genevois s’étant présenté devant Pontverre, pour réclamer contre ces brigandages, le fier gentilhomme répondit froidement : « Annoncez à ceux qui vous envoient que dans quinze jours j’irai mettre le feu aux quatre coins de la ville. » Un autre jour un ancien syndic, mamelouk, De la Fontaine, ayant rencontré un huguenot sur la grande route, lui cria du haut de son cheval : « Allez dire à vos amis que nous irons incessamment à Genève et que nous jetterons tous les citoyens dans le Rhône. » Le Genevois s’éloignant, le mamelouk le rappela : « Attends un moment ! » Puis se reprenant malicieusement : « Non, dit-il, je réfléchis qu’il vaudra mieux leur couper la tête, afin de multiplier ainsi les reliques. » C’était une allusion à la tête de Berthelier, que l’on avait religieusement ensevelie. Dans les repas bruyants que ces seigneurs se donnaient les uns aux autres en leurs châteaux, ils se racontaient leurs faits d’armes ; les anecdotes du genre de celles que nous venons de citer se succédaient au milieu des éclats de rire ; on ne tarissait pas sur ce sujet. Les hommes politiques, quoique plus modérés en apparence, n’en étaient pas moins décidés ; ils méditaient de sens froid leur affaire : « J’entrerai dans Genève en armes, dit le comte de Genevois, frère du duc, et j’enlèverai six vingt des patriotes les plus rebellesg. »
g – Registres du Conseil du 3 décembre. — Lettres de Messieurs de Berne. — Galiffe fils, B. Hugues. Pièces justificatives, p. 487.
Ainsi le moyen âge semblait se lever pour défendre ses droits. La puissance temporelle et spirituelle de l’évêque-prince était protégée par des coureurs de grand chemin. Mais tandis que les pouvoirs qui se prétendaient légitimes procédaient par le pillage, le vol et le meurtre, les amis de la liberté se préparaient à se défendre légalement et à se battre honnêtement, comme font des troupes régulières. Besançon Hugues, réélu capitaine général trois jours après l’alliance avec les Suisses, donna le signal. Aussitôt on vit les citoyens s’exercer dans la ville au maniement des armes ; et dans la campagne, où ils étaient placés en vedettes, veiller attentivement sur tous les mouvements des gentilshommes pillards. Craignant que ceux-ci, pour couronner leurs brigandages, ne marchassent contre Genève, les syndics firent mettre des grilles en fer à toutes les fenêtres qui se trouvaient dans les murailles de la ville ; ils firent fermer trois des portes, placèrent des hommes de garde aux autres, et firent tendre les chaînes dans toutes les rues. En même temps ils faisaient rentrer dans le port les bateaux échappés aux voleries des seigneurs, plaçaient un guet au haut du clocher de Saint-Pierre, et ordonnaient que durant la nuit toute la ville fût éclairée. Ce petit peuple se levait comme un seul homme, et tous étaient prêts à donner leur vie pour protéger leurs biens, leur commerce, leurs femmes, leur enfants, et sauver d’antiques libertés et des aspirations nouvellesh.
h – Registres du Conseil des 15, 16, 23, 24, 28 mars.
Tandis qu’ils étaient pleins de courage contre des ennemis en armes, les citoyens montraient de la modération envers des ennemis désarmés. Quelques-uns des hommes les plus irrités, voulant prendre leur revanche, demandèrent la permission de fourrager, c’est-à-dire d’enlever les biens des mamelouks déloyaux et fugitifs. « Cela n’est que légitime, disaient-ils, car leur trahison et leurs rapines ont réduit Genève à une extrême misère ; nous ne ferons que reprendre ce qu’ils nous ont enlevé. » Mais Hugues, ami de l’ordre comme de la liberté, répondit : « Instruisons le procès des accusés ; condamnons-les à des peines plus ou moins graves, mais abstenons-nous de la violence, même quand nous avons pour nous l’apparence du droit. — Les ducaux, répliquèrent ces hommes emportés, ne nous ont pas seulement pillés, ils ont conspiré contre la ville et pris part aux tourments et aux homicides dirigés contre les citoyens ! » N’importe, les biens des coupables furent respectés ; on se contenta, après une enquête régulière, de les priver de leur bourgeoisiei.
i – Roset, Chron., msc. livre II, chap. 2. — Registres du Conseil du 7 septembre 1526. — Spon, Hist. de Genève, II, p. 396. — Bonivard, Chroniq., II, p. 446, 447. — Manuscrit de Gautier.
Les cantons suisses, mécontents de ce que les Genevois, réduits à l’étroit, ne leur payaient pas les dépenses faites pour eux, voulaient pour les mamelouks plus encore que le conseil ne leur accordait ; ils demandaient qu’ils rentrassent tous dans Genève ; mais accueillir ceux qui leur faisaient la guerre semblait impossible aux Genevois. Ils envoyèrent à Berne deux bons huguenots, François Favre et Baudichon de la Maison-Neuve, pour faire des représentations à cet égard. Ces députés furent admis dans le grand conseil bernois le 5 juin 1526. Le gouverneur savoyard de Lullins y fut aussi reçu le même jour, et fit, au nom du duc, de grandes plaintes contre Genève. Favre, vif, impatient, emporté, répondit par de grosses paroles. Les Bernois maintinrent fermement leur volonté et réprimandèrent le député Genevois, qui avoua candidement sa faute : « Qui, dit-il, je suis trop chaud ; mais j’ai répondu en tant que particulier et non comme ambassadeur. » De retour dans son hôtellerie, il pensa que le payement de la somme réclamée par les Bernois arrangerait tout, et il écrivit le même jour au conseil de Genève : « Votre petit serviteur, disait-il, vous fait savoir qu’il faut envoyer l’argent comptant promis à Messieurs de Berne. Autrement — qui le pourra — qu’il vide la ville ! Vous croyez promettre et ne rien tenir ?… Trouvez cet argent, ou vous êtes tous perdus. Je vous prie d’avertir ma femme, pour qu’elle vienne à Lausanne. Je sers à mes dépens, et encore me faut-il payer pour les autres. Ne perdez point pour si peu une si belle cause. Si Berne est satisfait, nous aurons raison des mamelouksj. »
j – La lettre de F. Favre est dans Galiffe, Matériaux pour l'histoire de Genève, II, p. 489.
Les gentilshommes pillards n’étaient pas alors les seuls soutiens du moyen âge ; cette époque a eu ses grandeurs, mais à l’heure de sa chute, elle avait de tristes représentants ; à côté des chevaliers de grands chemins, il y avait les intrigants des villes. On se rappelle le rôle que Cartelier avait joué dans les complots ourdis pour livrer Genève à la Savoiek. C’était sur cet homme, qui plus que Pontverre même, haïssait l’indépendance et la Réformation, que la colère des citoyens et l’avarice de l’évêque devaient faire retomber les crimes dont son parti se rendait coupable. Cartelier, d’un caractère impudent, allait et venait dans la ville, comme s’il n’avait rien à craindre, et s’il rencontrait le regard indigné d’un huguenot, il bravait la colère dont il se sentait menacé, en prenant un air de mépris et de défi. Riche, habile, mais d’un caractère bas, il ne s’était fait recevoir citoyen de Genève que pour se livrer aux menées les plus perfides. Un jour, malgré ses airs provocants, on le saisit et le mit en prison ; il y eut un frémissement dans toute la ville comme si l’on eût vu la main de Dieu frapper un grand coupable. Amblarde, veuve de Berthelier, ses deux enfants, Jean, frère de Lévrier, et cent citoyens, qui tous avaient contre ce malheureux les plus justes griefs, se présentèrent au conseil et demandèrent justice avec cris et avec larmes : « Il a fait couler le sang de nos pères, de nos frères, de nos époux, disait cette foule émue. Il a voulu détruire notre indépendance et nous assujettir au duc. » Ce misérable, convaincu de conspiration contre l’État, fut condamné à mort. Le bourreau lui ayant mis la corde au cou le promena dans la ville au milieu d’une grande foule. L’indignation populaire jouissait de voir ce riche et puissant étranger réduit à une telle humiliation. Orgueilleux, impitoyable, il avait voulu perdre la ville, et maintenant il expiait ses crimes. On n’en demeura pas là, et tandis que les hommes modérés voulaient rester dans les voies de la justice, les enfants perdus de l’indépendance le dérisaient, dit un chroniqueur, et de méchants petits garçons lui jetaient de la boue. Le malheureux, tombé de si haut, arriva ainsi au lieu du supplice, et le bourreau se prépara à remplir son office.
k – Voir le premier volume de cette histoire, 1.17.
Il n’avait plus que quelques instants à vivre, quand on vit accourir le maître d’hôtel de l’évêque avec des lettres de grâce, qui commuaient la peine capitale en une amende de six mille écus d’or à payer au prélat et à la ville. Epargner la mort à ce misérable pouvait être un acte miséricordieux, équitable, surtout puisqu’il s’agissait de crimes politiques ; mais la jeunesse irritée qui entourait le coupable n’attribua la clémence de l’évêque qu’à son avarice et à la haine qu’il portait à la cause de l’indépendance. Elle voulait l’exécution du condamné. Deux fois le bourreau lui ôta la corde, deux fois ces jeunes gens indignés la lui remirent autour du cou. Ils se rendirent pourtant, et se contentèrent d’avoir fait éprouver au conspirateur les angoisses de la mort ; Cartelier fut mis en liberté. L’évêque, apprenant ce qui était arrivé, eut une grande peur ; il crut son autorité compromise et son pouvoir en danger. « C’est pour de bonnes considérations, écrivit-il aux syndics, que j’ai fait grâce à Cartelier ; cependant, qu’on m’écrive si le peuple, au sujet de cette grâce, est disposé à se souleverl … » Le peuple ne se souleva pas, et le riche coupable, ayant payé l’amende, se retira tranquillement à Bourg en Bresse, d’où il était venu.
l – Archives de Genève. — Lettre de Pierre de la Baume aux syndics, du 24 janvier 1527.
L’évêque qui l’avait d’abord arrêté, puis gracié, puis s’était repenti de la grâce, hésitait sans cesse et ne savait plus ni à quel saint ni à quel parti se vouer. Il n’était pas corps et âme au duc, comme son prédécesseur le bâtard. Placé entre les Savoyards et les huguenots, il avait au fond également peur des uns et des autres, et se jetait tour à tour dans les bras des partis contraires. Il était comme un cerf entre deux meutes, toujours effrayé et haletant. « J’écris colériquement, » lisons-nous dans ses lettres ; il était en effet toujours en colère contre l’un ou l’autre des deux partis. Les chanoines même, ses amis naturels et les gens de son conseil, lui causaient une grande crainte, et non sans cause ; car ces révérends n’avaient confiance ni dans le caractère de l’évêque, ni dans les brigandages des gentilshommes d’alentour. MM. de Lutry, de Montrotier, de Lucinge, de Saint-Martin et quelques autres chanoines de marque disaient que la puissance temporelle du prélat était trop faible pour maintenir l’ordre ; qu’il fallait l’épée d’un prince séculier, et du fond de leur cœur ils appelaient le duc. « Ah ! disait La Baume à Hugues, le chapitre est une compagnie envenimée ; » il nommait les chanoines des larrons et des voleurs : Ille fur et latro est, s’écriait-il de l’un d’eux. La charge épiscopale lui paraissait bien rude ; mais elle le mettait en état de faire bonne chère avec ses amis, c’était l’une des fonctions les plus importantes de la vie. « J’ai du vin pour mon hyver, » mettait-il en post-scriptum dans la même lettre où il faisait ces plaintes, et même j’en ai pour vous faire plaisirm. » Telles étaient les consolations épiscopales.
m – Registres du Conseil de décembre 1526, de janvier et avril 1527. — Msc. de Roset, livre II, chap. v. — Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 264, 437, 439, 440. — Bonivard, Chroniq., II, p. 452-454. — Mém. d'Archéologie, II, p. 11. — La sœur de Jussie.