Somme théologique

Somme théologique — La prima pars

65. L'ŒUVRE DE CRÉATION DE LA CRÉATURE CORPORELLE

  1. La créature corporelle vient-elle de Dieu ?
  2. A-t-elle été faite en vue de la bonté de Dieu ?
  3. A-t-elle été l'œuvre de Dieu par l'intermédiaire des anges ?
  4. Les formes des corps viennent-elles des anges, ou immédiatement de Dieu ?

1. La créature corporelle vient-elle de Dieu ?

Objections

1. Il est dit dans l'Ecclésiaste (Ecclésiaste 3.14) : « J'ai appris que tout ce que Dieu a fait se conserve éternellement. » Mais les corps visibles ne se conservent pas éternellement, car il est dit (2 Corinthiens 4.18) : « Les choses visibles sont temporaires mais les invisibles sont éternelles. » Donc Dieu n'a pas fait les corps visibles.

2. Il est écrit dans la Genèse (Genèse 1.31) : « Dieu vit tout ce qu'il avait fait et c'était très bon. » Or il y a des créatures corporelles mauvaises ; en beaucoup de cas en effet nous faisons l'expérience de leur nocivité. C'est évident pour nombre de serpents, pour la chaleur du soleil, etc. Et l'on appelle une chose « mauvaise » parce qu'elle est nuisible. Les créatures corporelles ne viennent donc pas de Dieu.

3. Ce qui vient de Dieu n'éloigne pas de Dieu mais conduit à lui. Or les créatures corporelles détournent de Dieu ; d'où la parole de l'Apôtre (2 Corinthiens 4.18) : « Nous qui ne considérons pas les choses visibles... » Les créatures corporelles ne viennent donc pas de Dieu.

En sens contraire, le Psaume (Psaumes 146.6) dit : « Celui qui a fait le ciel et la terre, la mer et tout ce qu'ils contiennent... »

Réponse

Selon la position de certains hérétiques, toutes ces choses que nous voyons ne sont pas créées par le Dieu bon, mais par un principe mauvais. Et pour prouver leur erreur ils prennent argument de ce que dit l'Apôtre (2 Corinthiens 4.4) : « Le dieu de ce monde a aveuglé les esprits des incrédules. » Cette position est absolument insoutenable. En effet, si dans un sujet des éléments divers se trouvent unis, cette union a nécessairement une cause. Car des êtres divers ne s'unissent pas d'eux-mêmes et comme tels. Ainsi donc, chaque fois qu'entre des êtres de natures diverses on trouve de l'unité, il faut que ces éléments divers reçoivent cette unité d'une cause unique. Tout comme divers corps chauds tiennent leur chaleur du feu. Or en toutes choses si diverses qu'elles soient, on trouve le fait, commun à toutes, d'exister. Il est donc nécessaire qu'il y ait un unique principe d'être à partir duquel toute chose, quelle qu'elle soit, tient l'être, qu'il s'agisse de réalités invisibles et spirituelles, ou de réalités visibles et corporelles. Quant au diable, il est dit « le dieu de ce monde », non parce qu'il l'aurait créé, mais parce que ceux qui vivent selon le monde sont ses esclaves, d'après la tournure de langage dont use l'Apôtre (Philippiens 3.19) quand il dit : « Leur dieu, c'est leur ventre. »

Solutions

1. Toutes les créatures de Dieu se conservent éternellement de quelque façon, ne serait-ce que selon leur matière ; car les créatures ne seront jamais réduites au néant, même si elles sont corruptibles. Mais, plus les créatures sont proches de Dieu, qui est absolument immuable, plus elles sont immuables. En effet, les créatures corruptibles durent perpétuellement quant à la matière, mais changent quant à la forme substantielle. Les créatures incorruptibles au contraire, demeurent certes quant à la substance, tout en changeant quant au reste, par exemple selon le lieu pour les corps célestes, et selon les affections chez les créatures spirituelles. Quant au mot de l'Apôtre : « Les choses visibles sont temporaires », même s'il est vrai quant aux choses considérées en elles-mêmes, en tant que toute créature visible est soumise au temps, soit selon son être, soit selon son mouvement, cependant l'Apôtre veut ici parler des choses visibles en tant qu'elles ont valeur de récompense pour l'homme ; car, parmi les récompenses de l'homme, celles qui consistent en ces réalités-ci sont temporelles et passagères, alors que celles qui consistent en des réalités invisibles sont durables et éternelles. Aussi avait-il écrit juste avant (2 Corinthiens 4.17) : Elle (la tribulation) « opère en nous un éternel poids de gloire ».

2. La créature corporelle, quant à sa nature, est bonne. Elle n'est pourtant pas le bien universel ; elle n'est qu'un certain bien particulier et restreint. C'est selon cette particularisation et restriction qu'il y a en elle de la contrariété ; une chose est ainsi opposée à une autre, bien que l'une et l'autre soient bonnes en elles-mêmes. Mais certains, appréciant les choses non d'après leur nature, mais selon leur propre avantage, estiment que tout ce qui leur est nuisible est mauvais dans l'absolu. Ils ne considèrent pas qu'une réalité, nuisible pour l'un sous un certain rapport, est avantageuse pour un autre ou pour le même sous un autre rapport. Cela n'aurait lieu en aucun cas si les corps étaient par eux-mêmes mauvais et nuisibles.

3. Autant qu'il tient à elles, les créatures ne détournent pas de Dieu, mais y conduisent. Car, écrit l'Apôtre (Romains 1.20) : « Les mystères invisibles de Dieu sont saisis par l'intelligence au moyen des créatures. » Si les créatures détournent de Dieu, c'est par la faute de ceux qui en usent comme des insensés. D'où cette parole du livre de la Sagesse (Sagesse 14.11) : « Les créatures sont un piège pour les pieds des insensés. » Bien plus, le fait même qu'elles détournent ainsi de Dieu témoigne qu'elles sont de Dieu. Car elles ne peuvent détourner de Dieu ces insensés qu'en les séduisant par une part de bien qui existe en elles et qu'elles tiennent de Dieu.


2. La créature corporelle a-t-elle été faite en vue de la bonté de Dieu ?

Objections

1. Il est dit, au livre de la Sagesse (Sagesse 1.14) : « Dieu a créé toutes choses pour qu'elles existent. » Donc toutes les choses ont pour cause leur propre existence et non la bonté de Dieu.

2. Le bien a raison de fin. Un bien plus grand est donc dans les choses la cause finale d'un bien moindre. Or, la créature spirituelle se compare à la créature matérielle comme un bien plus grand en face d'un bien moindre. La créature corporelle existe donc en vue de la créature spirituelle, et non de la bonté de Dieu.

3. La justice ne fait de répartitions inégales qu'entre des sujets inégaux. Mais Dieu est juste. Il y a donc, avant toute inégalité créée par Dieu, une inégalité non créée par Dieu. Mais une inégalité non créée par Dieu ne peut exister que par suite du libre arbitre. Toute inégalité est donc consécutive aux mouvements différents du libre arbitre. Or les créatures corporelles ne sont pas égales aux spirituelles. Les créatures corporelles ont donc pour cause certains mouvements du libre arbitre, et non la bonté de Dieu.

En sens contraire, il est dit dans les Proverbes (Proverbes 16.4 Vg) : « Dieu a fait toutes choses en vue de lui-même. »

Réponse

Origène a prétendu que la créature corporelle n'a pas été faite à partir d'une intention première de Dieu, mais pour châtier le péché de la créature spirituelle. En effet, selon sa thèse, Dieu ne fit au commencement que les créatures spirituelles, et il les fit toutes égales. Et comme elles jouissaient du libre arbitre, certaines se sont tournées vers Dieu et ont reçu, selon la qualité de leur conversion, un rang plus ou moins élevé, tout en demeurant dans leur simplicité. Les autres, qui s'étaient détournées de Dieu, furent attachées à différents corps selon la mesure de leur éloignement à l'égard de Dieu.

Cette position est erronée. 1° Elle est contraire à la Sainte Écriture qui, après avoir raconté la production de chacune des espèces de la créature corporelle, ajoute : « Et Dieu vit que cela était bon », pour dire que chacune fut faite pour cette raison que son être même est bon. Or, selon l'opinion d'Origène, la créature corporelle n'a pas été faite parce qu'il est bon qu'elle existe, mais afin de punir le mal commis par une autre créature. 2° Il s'ensuivrait que la disposition du monde corporel, telle qu'elle est maintenant, viendrait du hasard. En effet, si le corps du soleil a été fait tel qu'il est pour être adapté au châtiment d'un certain péché d'une créature spirituelle, au cas où plusieurs créatures spirituelles auraient commis le même péché que celle-là (pour le châtiment de laquelle il suppose que le soleil a été créé), il s'ensuivrait qu'il y aurait plusieurs soleils dans le monde. Et de même pour le reste. Or cela est totalement aberrant.

Écartons donc cette conception erronée, et considérons que l'univers entier est constitué par l'ensemble de toutes les créatures comme un tout l'est par ses parties. Or, si nous voulons fixer la cause finale d'un tout et de ses parties nous trouvons ceci : 1° chacune des parties existe en vue de ses actes, comme l'oeil existe pour voir ; 2° la partie la moins noble est faite en vue de la plus noble, comme le sens pour l'intellect, le poumon pour le cœur ; 3° toutes les parties existent en vue de la perfection du tout, comme la matière en vue de la forme (les parties sont en effet une sorte de matière pour le tout). Enfin l'homme tout entier existe en vue d'une cause extrinsèque, par exemple la jouissance de Dieu. Ainsi en est-il pareillement dans les parties de l'univers : 1° chaque créature existe en vue de son acte propre et de sa perfection ; 2° les créatures moins nobles existent en vue des plus nobles, de même que les créatures qui sont au-dessous de l'homme sont faites en vue de l'homme. En poussant plus loin, chaque créature est faite en vue de la perfection de l'univers. En poussant plus loin encore, l’univers tout entier, avec chacune de ses parties, est ordonné à Dieu comme à sa fin, en tant que, dans ces créatures, la bonté divine est représentée par une certaine imitation qui doit faire glorifier Dieu. Ce qui n'empêche pas que les créatures rationnelles, au-dessus de ce plan, aient leur fin en Dieu selon une modalité spéciale, car elles peuvent l'atteindre par leur propre opération en le connaissant et en l'aimant. Ainsi est-il évident que la bonté divine est la fin de toutes les réalités corporelles.

Solutions

1. C'est dans le fait même qu'elle possède l'être qu'une créature représente l'être divin et sa bonté. Le fait que Dieu a créé toutes choses pour qu'elles existent n'exclut donc pas qu'il les ait créées en vue de sa bonté.

2. La fin prochaine n'exclut pas la fin ultime. Que la créature corporelle soit d'une certaine manière faite pour la créature spirituelle ne supprime donc pas qu'elle soit faite en vue de la bonté de Dieu.

3. L'égalité selon la justice a sa place là où il y a rétribution. Ce qui est juste, c'est qu'on rétribue à égalité pour des choses égales. Or il n'y a pas de place pour cela dans la première constitution des choses. Un maître d'œuvre ne commet aucune injustice quand il place des pierres de même nature à des endroits différents d'un édifice. Car il ne le fait pas à cause d'une diversité antécédente qui serait dans les pierres, mais en recherchant la perfection de l'édifice tout entier ; et cette perfection ne peut être réalisée si les pierres ne sont pas réparties de façon diverse dans l'édifice. Il en est de même pour Dieu : au commencement, parce qu'il voulait la perfection dans l'univers, il institua les créatures diverses et inégales selon l'ordre de sa sagesse et sans injustice, aucune diversité de mérites n'étant par ailleurs présupposée.


3. La créature corporelle a-t-elle été l'œuvre de Dieu par l'intermédiaire des anges ?

Objections

1. De même que la sagesse divine gouverne les choses, ainsi tout est fait par la sagesse de Dieu. « Tu as tout fait avec sagesse », dit le Psaume (Psaumes 104.24). Mais « ordonner est le propre du sage », comme il est dit au début de la Métaphysique d'Aristote. Dans le gouvernement des choses, les inférieures sont donc régies par les supérieures, dit S. Augustin. Il y a donc eu dans la production des choses un ordre tel que la créature corporelle, en tant qu'inférieure, fut produite par la créature spirituelle, en tant que supérieure.

2. La diversité des effets prouve la diversité des causes, puisque le même produit toujours le même. Donc, si toutes les créatures, tant spirituelles que corporelles, étaient immédiatement produites par Dieu, il n'y aurait aucune diversité entre elles ; et l'une ne serait pas plus distante de Dieu que l'autre. Ce qui, de toute évidence, est faux puisque, dit le Philosophe, c'est en raison de leur grande distance par rapport à Dieu que certains êtres sont corruptibles.

3. Une puissance infinie n'est pas requise pour produire un effet fini. Or tout corps est fini. Il a donc pu être produit par la puissance finie d'une créature spirituelle ; et cette production a eu lieu parce que chez de tels êtres il n'y a pas de différence entre être et pouvoir ; et surtout parce qu'aucune dignité convenant à un être selon sa nature ne lui est refusée, sauf pour une faute.

En sens contraire, il est dit au livre de la Genèse : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre », mots par lesquels il faut entendre la créature corporelle. Celle-ci est donc immédiatement produite par Dieu.

Réponse

Certains ont soutenu que les choses avaient procédé de Dieu par degrés : ainsi la première créature serait sortie immédiatement de lui ; celle-ci en aurait produit une autre, et ainsi de suite jusqu'à la créature corporelle. Mais cette position est impossible ; car la première production de la créature corporelle se fait par création, création dans laquelle la matière elle-même est produite, car l'imparfait est antérieur au parfait dans l'ordre du devenir. Or il est impossible que quelque chose soit créé, sinon par Dieu seul.

Pour en avoir l'évidence, il faut considérer que plus une cause est élevée, plus nombreux sont les effets auxquels s'étend sa causalité. D'autre part, ce qui forme le substrat des choses apparaît toujours à l'expérience comme plus commun que ce qui informe et restreint ce substrat. Ainsi l'être est-il plus commun que la vie, la vie que la pensée, la matière que la forme. Donc, plus une chose est un substrat, plus elle procède d'une cause supérieure. Donc ce qui est en premier le substrat de toutes choses relève proprement de la causalité de la cause suprême. En conséquence, aucune cause seconde ne peut produire quelque chose si l'on ne présuppose pas dans la réalité produite cet élément premier causé par la cause supérieure.

D'autre part, la création est la production d'une chose selon la totalité de sa substance, sans qu'il y ait aucun élément préalable, soit incréé, soit créé par un autre. Il reste donc que nul être ne peut créer quoi que ce soit, sauf Dieu qui est la cause première. C'est pourquoi, afin de montrer que tous les corps ont été immédiatement créés par Dieu, Moïse dit : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. »

Solutions

1. Il y a un certain ordre dans la production des choses ; non pas celui où une créature serait créée par une autre, car c'est impossible, mais celui des divers degrés que la sagesse divine a établis entre les créatures.

2. Le Dieu unique lui-même peut connaître des réalités diverses sans aucun détriment pour sa simplicité, nous l'avons montré précédemment. C'est pourquoi, selon la diversité de ce qu'il connaît, il est aussi, par sa sagesse, la cause des diverses choses produites ; tout comme un artisan, en concevant des formes diverses, produit diverses œuvres d'art.

3. La quantité de la puissance d'un agent ne se mesure pas seulement à la chose qu'il fait, mais aussi à sa manière d'agir. Car une seule et même chose est faite différemment par une puissance plus grande et par une plus petite. Or produire quelque chose alors que rien ne préexiste est le propre d'une puissance infinie. Cela ne peut donc convenir à aucune créature.


4. Les formes des corps viennent-elles des anges ou immédiatement de Dieu ?

Objections

1. Boèce dit : « À partir des formes qui sont sans matière viennent les formes qui sont dans la matière. » Or les formes qui sont sans matière sont les substances spirituelles, alors que les formes qui sont dans la matière sont les formes des corps. Donc les formes des corps viennent des substances spirituelles.

2. Tout ce qui est par participation se ramène à ce qui est par essence. Or les formes spirituelles sont formes par essence, alors que les formes des créatures corporelles sont participées. Les formes des réalités corporelles sont donc dérivées des substances spirituelles.

3. Les substances spirituelles ont une plus grande puissance de causalité que les corps célestes. Or les corps célestes causent les formes dans ces réalités inférieures, et c'est pourquoi on les dit causes de la génération et de la corruption. A plus forte raison, les formes qui sont dans la matière sont donc dérivées des substances spirituelles.

En sens contraire, S. Augustin nous dit : « Il ne faut pas penser que la matière corporelle soit aux ordres des anges, mais plutôt aux ordres de Dieu. » Or on dit que la matière corporelle est toujours prête à servir celui dont elle reçoit son espèce. Les formes corporelles ne viennent donc pas des anges mais de Dieu.

Réponse

Certains ont pensé que toutes les formes corporelles sont dérivées des substances spirituelles que nous appelons anges. Et ceci a été soutenu de deux façons.

Platon, d'une part, supposa que les formes qui sont dans la matière corporelle étaient dérivées et formées, par une sorte de participation, à partir des formes subsistant sans matière. Il supposait en effet une sorte d'homme subsistant immatériellement ; et de même pour le cheval et pour les autres êtres par eux sont constitués nos singuliers sensibles ; et cela selon la mesure où resterait dans la matière corporelle une sorte d'impression venant de ces formes séparées. Ce qui se produirait par une sorte de ressemblance qu'il appelait « participation ». Ainsi les platoniciens établissaient d'après l'ordre des formes un ordre des substances séparées. Par exemple, il y a une substance séparée qui est le cheval, et elle est cause de tous les chevaux. Au-dessus d'elle, il y a une certaine vie séparée qu'ils disaient être la vie par elle-même et la cause de toute vie. Ultérieurement enfin, ils supposaient une forme qu'ils nommaient l'être lui-même et la cause de tout être.

Avicenne, d'autre part, et un certain nombre d'autres, n'affirmèrent pas que les formes des réalités corporelles qui sont dans la matière subsistent par soi, mais seulement dans l'intelligence. Ils disaient donc que toutes les formes qui sont dans la matière corporelle procédaient de formes existant dans l'intelligence des créatures spirituelles (ce qu'ils appellent « intelligences » et que nous appelons anges) ; de même que les formes des objets produits par l'art procèdent de celles qui sont dans l'esprit de l'artiste. Certains hérétiques modernes ont une position qui semble revenir au même. Ils disent en effet que Dieu est créateur de toutes choses ; mais ils supposent que la matière est formée et distinguée par le diable en espèces variées.

Toutes ces opinions semblent bien procéder d'une même racine. Leurs auteurs cherchaient en effet la cause des formes comme si les formes elles-mêmes étaient produites en tant que telles. Mais, comme le prouve Aristote, ce qui est produit au sens propre, c'est le composé. Les formes des réalités corruptibles ont bien cette propriété tantôt d'exister et tantôt de ne pas exister et cela sans qu'elles soient elles-mêmes engendrées ou détruites : ce sont les composés qui sont engendrés ou détruits. Ce qui existe, ce ne sont pas les formes, mais les composés, qui existent par elles ; et il appartient à chaque chose d'être produite de la manière dont il lui appartient d'exister. En conséquence, puisque le semblable est produit par le semblable, il n'y a pas à chercher, comme cause des formes corporelles, une quelconque forme immatérielle, mais un composé, à la manière dont tel feu est engendré par tel feu. Ainsi donc, les formes corporelles sont causées non pas comme si elles découlaient d'une quelconque forme immatérielle, mais comme une matière amenée de la puissance à l'acte par le fait d'un agent lui-même composé.

Mais un tel agent composé, qui est un corps, est mû par une substance spirituelle créée, dit S. Augustin. Il s'ensuit, en poussant plus loin, que les formes corporelles sont aussi dérivées des substances spirituelles, non que celles-ci versent en elles leur forme mais parce que ce sont elles qui les meuvent vers leur forme. Et si nous poussons plus loin encore, même les formes intelligibles de l'intelligence angélique, qui sont comme des sortes de raisons séminales des formes corporelles, se ramènent à Dieu comme à la cause première.

Pour la première production de la créature corporelle, il ne faut tenir compte d'aucun passage de la puissance à l'acte. Par suite, les formes corporelles que les corps reçurent alors ont été produites immédiatement par Dieu ; car à lui seul, comme à sa cause propre, la matière obéit totalement. C'est donc pour signifier cela que Moïse a mis, avant chacune des œuvres de la création, les mots : « Dieu dit : que (ceci ou cela) soit » ; phrase en laquelle est signifiée la formation des choses opérée par le Verbe de Dieu. Par lui, selon S. Augustin, existe « toute forme, toute structure et harmonie des parties ».

Solutions

1. Boèce entend par « formes qui sont sans matière » les notions des choses qui sont dans l'esprit divin. L'Apôtre dit de même (Hébreux 11.3) : « Par la foi nous croyons que les mondes ont été disposés par la parole de Dieu, en sorte que l'univers visible provient de ce qui n'est pas apparent. » Si toutefois, par « formes qui sont sans matière » il entend les anges, il faut dire que « les formes qui sont dans la matière » proviennent d'eux, non par écoulement, mais par motion.

2. Les formes qui sont participées dans la matière ne se ramènent pas à certaines formes qui seraient de même espèce et subsisteraient par elles-mêmes, ce qui fut la position des platoniciens ; elles se ramènent à des formes intelligibles, soit de l'intellect angélique, d'où elles procèdent par motion, soit, en remontant plus haut, à des raisons de l'intellect divin, à partir desquelles les semences des formes sont elles aussi imprimées dans les créatures, de telle sorte que, par mouvement, elles puissent être amenées à l'acte.

3. Les corps célestes causent les formes dans les réalités de ce monde inférieur, non par mode d'écoulement, mais par mode de motion.


Il faut maintenant considérer l'œuvre de la distinction. Ce que nous ferons en étudiant :

1° le rapport entre la création et la distinction (Q. 66) ; 2° la distinction elle-même considérée dans sa nature propre (Q. 67-69).

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