Dessein de la deuxième partie.
Nous sommes descendus de cette proposition : Il y a un Dieu, jusqu’à celle-ci : Jésus, fils de Marie, est le Messie qui doit venir. Il faut remonter maintenant de cette proposition : Il y a aujourd’hui des chrétiens dans le monde, jusqu’à celle-ci : Il y a un Dieu qui a voulu se faire connaître par la religion. Dans notre première partie, nous avons entrevu Jésus-Christ à la faveur de la lumière de la nature, et de la révélation de Moïse ; mais à présent nous allons comme tirer le rideau, pour faire voir en Jésus-Christ un éclat de vérité, et une abondance de lumière, qui répandra un jour admirable sur la religion de Moïse et sur la révélation de la nature, et qui confirmera excellemment la vérité de l’existence de Dieu.
Dans cette vue, nous ferons trois choses : 1. Nous considérerons d’abord la première écorce de la religion chrétienne, s’il m’est permis de parler ainsi, examinant toutes les preuves qui sont prises du témoignage extérieur que les premiers chrétiens lui ont rendu ; considérant leur bon sens, leurs lumières, leurs préjugés, la situation de leur esprit, leur martyre, les motifs de ce martyre, etc., et cela ayant que de venir à la considération de l’Écriture du Nouveau Testament. 2. Nous considérerons cette Écriture, pour voir si elle est supposée, ou non ; nous en examinerons la matière ; nous tâcherons, et de la défendre contre les soupçons des incrédules, en faisant voir qu’elle ne contient rien que de véritable, et d’en faire voir la divinité par le caractère des choses qu’elle contient. 3. Enfin, nous tâcherons de faire connaître la moelle du christianisme, en découvrant son excellence, ses usages, ses utilités, sa fin, son génie, et généralement toutes les beautés qui lui sont propres et naturelles. C’est à quoi nous destinons les sections qui partagent cette seconde partie.
Cependant, comme un des plus dangereux préjugés des incrédules est la crainte qu’ils ont qu’on ne veuille les tromper, en leur faisant embrasser, par la foi, des doctrines qu’on ne peut établir par la raison, et qu’il nous est avantageux de leur ôter cette pensée, nous voulons bien, pour quelque temps, douter de tout avec eux, et, nous élevant par degrés à la connaissance des faits qui établissent le christianisme, ne recevoir les vérités qu’à mesure qu’elles nous paraîtront évidentes.
Nous supposons pour cet effet, qu’il y a des chrétiens dans le monde, et qu’il n’y en a pas toujours eu : cela m’apprend qu’il faut remonter jusqu’aux siècles passés, pour trouver l’origine de ma religion. Je monte donc de siècle en siècle jusqu’à Constantin, sans trouver le moyen de m’éclaircir de ce doute.
Mais il faut un peu s’arrêter ici. La prospérité de ce prince donne d’abord quelques soupçons ; et l’on se défie d’un homme qui, étant le maître de la plus considérable partie de l’univers, semble avoir pu établir la religion chrétienne par la force ou par l’adresse, la regardant peut-être comme plus propre que la païenne à faire réussir les desseins de sa politique.
Ce soupçon ne dure pourtant pas longtemps. Nous connaissons très certainement qu’il y avait des chrétiens avant le siècle de Constantin. Les auteurs païens qui l’ont précédé en parlent. Les historiens ecclésiastiques ne font que décrire leurs souffrances. Or, bien que ces historiens vécussent du temps de Constantin, ou même après lui, il faudrait ou qu’ils eussent perdu la raison, ou qu’ils la supposassent perdue dans les hommes de leur siècle, pour leur donner une histoire de l’église chrétienne depuis les apôtres jusqu’à Constantin, s’il était vrai qu’il n’y eût pas eu de chrétiens avant ce prince. Il faut donc être tout à fait extravagant pour s’arrêter à ce soupçon.
Mais je trouve ici quelque chose de plus ; c’est que, d’un côté, les chrétiens qui vivaient avant Constantin, avaient entre leurs mains les livres de Nouveau Testament, et que de l’autre, ces chrétiens étaient si persuadés de la vérité de la résurrection de Jésus-Christ, de ses miracles, de l’effusion du Saint-Esprit sur les apôtres, et de tous les autres faits qui établissent la religion chrétienne, qu’ils ne parlent d’autre chose : leurs livres en sont remplis ; leur doctrine est toute établie sur ce fondement. Ainsi, afin que Constantin eût supposé les faits qui établissent le christianisme, il faudrait qu’il eût supposé non seulement les livres du Nouveau Testament, mais encore les écrits de Clément, de Justin, d’Irénée, d’Athénagore, de Clément Alexandrin, de Tertullien, d’Origène, et généralement de tous les Pères qui l’ont précédé, puisque ces écrits ont un rapport essentiel avec les faits qui établissent la vérité de la religion.
Si nous montons un peu plus haut, nous verrons des chrétiens affligés pendant les trois premiers siècles, persécutés par toute la terre, et d’une manière très cruelle et très opiniâtre : on les fait mourir sur les roues et sur les échafauds ; on les tourmente par le feu ; on les déchire par le fer ; on leur coupe les parties du corps l’une après l’autre ; on les jette dans la mer et dans les rivières ; on les expose aux bêtes sauvages ; on les couvre de robes ensoufrées, on les allume, et l’on s’en sert pour éclairer les passants. Jamais on n’a vu les hommes si bien d’accord, que dans le dessein de tourmenter les chrétiens ; et le peuple, qui voit avec quelque mouvement de compassion les plus grands criminels sur l’échafaud conduit les fidèles au supplice avec des cris d’allégresse.
Certainement il est difficile de n’avoir pas la curiosité de connaître un peu plus particulièrement des gens qu’on persécute avec tant de fureur ; car, à voir toute la terre émue d’une manière si prodigieuse contre une secte, on la croirait ennemie de tout le genre humain, et sortie de l’enfer pour le malheur commun des hommes.
Quel est donc le crime des chrétiens ?b On les accuse d’impiété, de meurtre et d’inceste : on prétend qu’ils violent le respect qui est dû aux dieux, qu’ils tuent leurs enfants, qu’ils en font des repas après les avoir tués, et qu’enfin ils se mêlent confusément le frère avec la sœur, le fils avec la mère.
b – Tertullien, Apologie.
Mais il y a d’abord peu d’apparence que les chrétiens souffrent la mort et des tourments plus cruels que la mort même, pour défendre une religion qui les engagerait à commettre des actions si infâmes ; cette fermeté qu’ils témoignent au milieu des supplices, et qui a été reconnue de leurs propres ennemis, s’accorde mal avec la volupté et les débauches dont on les accuse.
D’ailleurs, interrogés sur ces crimes, dont il faut qu’ils se justifient, ils nous montrent des apologies de Justin, d’Athénagore et de Tertullien, par lesquelles ils demandent instamment au sénat et aux empereurs romains, qu’on fasse une exacte recherche de leur vie, et qu’on leur fasse souffrir des tourments mille fois plus cruels que ceux qu’on leur fait endurer, s’ils sont coupables de ce dont on les accuse.
Ils nous montreront même une lettre de Pline à Trajan, qui doit être regardée comme un monument authentique de leur innocence, puisque Pline y apprend à l’empereur, que s’étant enquis fort exactement de la vie des chrétiens, il n’avait trouvé autre chose, sinon qu’ils s’assemblaient dans des lieux écartés, sur le point du jour ; qu’ils faisaient des prières, et s’engageaient, par serment solennel, à ne commettre point de meurtre, d’adultère, ni d’injustice, ni aucun autre crime. Ils nous produiront une réponse de Trajan à Pline, par laquelle cet empereur ordonne qu’on ne recherchera plus les chrétiens à l’avenir, et qu’on se contentera de punir ceux qui se seront découverts eux-mêmes. Et, afin qu’on ne puisse pas dire que ces deux lettres sont supposées, c’est Tertullien qui en parle dans son apologie, adressant son discours au sénat et à l’empereur romain, à qui il ne pouvait en imposer, sans mettre en danger sa tête, et sans préjudicier à sa religion.