(Janvier à juin 1527)
Les laïques et les ecclésiastiques – Le conseiller Ab Hofen, ami de Zwingle, à Genève – Ses conversations chrétiennes – Les prêtres – Les hommes politiques – Encouragements de Zwingle – Zwingle encourage Ab Hofen – Opposition et découragement – Départ, mort, influence de Ab Hofen – Le sac de Rome – Effet de cette catastrophe – Les Genevois comparant le pape et leur évêque – Union de la foi et de la morale
L’évêque allait toutefois avoir des ennemis plus à craindre que le duc et les ligues. La Réformation s’approchait. Il y a dans l’histoire de Genève un trait caractéristique ; les diverses contrées environnantes devaient tour à tour répandre des semences de vie dans cette ville ; on devait y entendre un concours de voix venant de la France, de l’Italie, de la Suisse allemande. Ce fut cette dernière qui commença.
Au moment où la trahison était chassée de Genève dans la personne de Cartelier, l’Évangile y entrait dans celle d’un honnête Helvétien, l’un des députés bernois et fribourgeois qui y vinrent en 1527 pour les affaires de l’alliance conclue en 1526. Fribourg n’eût pas permis qu’un prédicant hérétique accompagnât la députation ; Berne même ne l’eût pas encore voulu ; mais un des ambassadeurs bernois, laïque pieux, qui venait donner un appui précieux à l’indépendance nationale, devait appeler les Genevois à la liberté spirituelle. Les simples membres de l’Église occupaient, on le sait, au temps des apôtres, une place notable dans la société religieusen ; mais peu à peu la domination du clergé avait été substituée à la liberté évangélique. Une des causes principales de cette révolution avait été l’infériorité des laïques ; les ecclésiastiques, pendant bien des siècles, étant seuls des hommes instruits. Mais si cet état de choses changeait, s’il arrivait même que les laïques eussent plus de lumières et plus d’énergie que les clercs, une nouvelle révolution devait s’accomplir en sens contraire. C’est ce qui se fit au seizième siècle. Le laïque chrétien qui arrivait alors à Genève était Thomas Ab Hofen, ami de Zwingle ; nous avons déjà parlé de lui. Dès l’an 1524, il s’était déclaré à Berne en faveur de la Réformation. Le docteur de Zurich, informé de son départ pour les bords du Léman, s’en était réjoui, car le regard perçant de sa foi avait cru voir poindre sur ces lointaines collines une grande lumière évangélique. Il voulait que les Genevois, maintenant unis à la Suisse, trouvassent en elle, non seulement la liberté, mais aussi la vérité. « Certainement, écrivit Zwingle à l’excellent Bernois, cette mission peut être d’une utilité extraordinaire pour les citoyens de Genève récemment accueillis dans l’alliance des cantonso. »
o – « Nunc vero cum te Gebennæ reipublicæ gratia, abesse constat… reficiemur. Utilitatem autem non vulgarem recens factis civibus per te comparari. » (Zwingle à Thomas Ab Hofen, 4 janvier 1527. Ep., II, p. 9.)
Ab Hofen ne venait pas dans cette ville pour la réformer ; il ne s’agissait officiellement pour lui que d’y remplir des fonctions diplomatiques ; mais il était de cette race élue dont parle saint Pierre, de ces chrétiens toujours prêts à annoncer les vertus de Celui qui les a appelés à sa lumièrep. En entrant dans la ville, il se dit qu’il ferait avec dévouement toute œuvre que Dieu placerait devant lui, comme son ami de Zurich le lui avait demandé. Simple, modéré, sensible, Ab Hofen mettait le règne de Dieu au-dessus des choses de la terre ; mais il était sujet à des accès de mélancolie qui le jetaient quelquefois dans le découragement. Arrivé à Genève, il visita divers citoyens, il fréquenta les réunions du peuple, les églises, et ayant tout considéré, il se dit qu’il y avait dans cette ville beaucoup de patriotisme, mais malheureusement peu de christianisme, et que la religion était le côté faible de l’émancipation genevoise. Il en fut navré, car il avait attendu de meilleures choses. Rentré le cœur plein de tristesse dans son hôtellerie, le 17 janvier 1527, il sentit le besoin d’épancher son cœur dans le sein d’un ami, et, s’asseyant à sa table, il se mit à écrire au grand réformateur de Zurich : « Il faut que le nombre de ceux qui confessent la doctrine de l’Évangile augmenteq. » Il y avait donc à Genève, au commencement de 1527, des chrétiens qui confessaient le salut par Jésus-Christ, et non par les rites de l’Église ; seulement ils étaient peu nombreux.
p – 1 Pierre 2.9.
q – « Hic Genevæ numerus Evangelii doctrinam confitentium augeri incipiat. » (Ab Hofen ad Zwinglium, 17 janvier 1527. Ep., II, 15.)
Ab Hofen résolut de se mettre à l’œuvre pour porter remède à ce mal. Il avait un cœur aimant, un esprit pratique, et il savait profiter avec une infatigable fidélité des moments de loisir que lui laissaient ses devoirs officiels. Aussi, à peine une conférence avec les magistrats genevois était-elle terminée, à peine avait-il achevé une dépêche adressée au gouvernement bernois, qu’il déposait son caractère politique, se mettait à visiter les citoyens, entrait en conversation avec eux, leur racontait ce qui se passait à Zurich et ce qui se préparait à Berne. Admis dans les familles de quelques-uns des principaux huguenots, assis avec eux autour du foyer, dans la saison la plus rigoureuse de l’année (janvier 1527), il leur parlait de la Parole de Dieu, de son autorité, supérieure, disait-il, à celle du pape, et du salut gratuit qu’elle annonce. Il leur apprenait que, dans l’Évangile, Dieu donne à l’homme la pleine rémission de ses fautes. Ces doctrines, ignorées durant tant de siècles, et qui renversaient la religion légale et cérémonielle des romains, étaient écoutées à Genève avec étonnement et avec plaisir.
Les prêtres reçurent d’abord assez bien le magistrat évangéliste. Le rang dont il était revêtu le rendait honorable à leurs yeux, et loin d’être rude à leur égard comme certains huguenots, il se montrait aimable et compatissant. Quelques ecclésiastiques, croyant qu’il était de leur coterie, parce qu’il parlait de religion, ne lui cachèrent point leurs inquiétudes et lui racontèrent naïvement les beaux temps où les dons abondaient dans leur cuisine, pain, vin, huile, gibier, avec des cierges, et où ils disaient d’un ton gracieux aux fidèles qui les leur apportaient dans des serviettes blanches : Centuplum accipietis et vitam æternam possidebitisr. Puis, ces prêtres ajoutaient avec de grandes doléances : Hélas ! les fidèles ne nous apportent plus d’offrandes, et on ne les voit plus courir avec ardeur après les indulgences, comme autrefoiss. »
r – « Vous en recevrez cent fois autant et vous posséderez la vie éternelle. »
s – « Clerici queruntur homines neque amplius sacra dona præbere velle, neque tam vehementer ad indulgentias currere. » (Ab Hofen ad Zwinglium. Ep, II, p. 16.)
Le Bernois, intérieurement réjoui de ces candides aveux, qu’il ne manquait pas d’envoyer à Zwingle, évitait à ce qu’il semble toute controverse, et continuait à annoncer le simple Évangile. On l’écoutait, on le recherchait, on l’invitait à s’asseoir au milieu du cercle de famille, ou dans quelque réunion huguenote, et à raconter les belles choses qui se faisaient à Zurich. Ces succès l’encouragèrent ; ses yeux brillaient, il abordait facilement les citoyens, et la parole coulait avec abondance de ses lèvres. « Je ne cesserai d’annoncer l’Évangile, écrivait-il à Zwingle ; toutes mes forces y seront employéest… » Bientôt aux hommes bien disposés qui s’étaient groupés autour de lui, se joignirent d’autres citoyens, amis exclusifs de la liberté ; ils l’écoutèrent d’abord avec intérêt ; mais quand il se mit à blâmer certains excès, à demander certaines réformes morales, il rencontra de leur part une froideur et même une opposition prononcée, et on lui tourna le dos. Ab Hofen, homme pieux et zélé, n’avait pas la foi qui transporte les montagnes ; il retourna consterné dans son hôtellerie, s’enferma dans sa chambre, y poussa de profonds soupirs et écrivit son angoisse à Zwingle. Celui-ci, doué d’un coup d’œil sûr, avait compris que l’occasion était unique. Établir la Réformation aux deux extrémités de la Suisse, à Zurich et à Genève, lui paraissait une œuvre des plus importantes. Ces deux bras, en se resserrant, n’entraîneraient-ils pas la Suisse tout entière, surtout si au centre la puissante Berne leur prêtait son appui ? Mais il connaissait Thomas ; il craignait ses découragements. « Prenez garde, lui écrivit-il, que l’œuvre si bien commencée ne s’arrête. Tout en faisant les affaires de la république, ne négligez pas les affaires de Jésus-Christu. Vous aurez bien mérité des citoyens de Genève, si vous mettez en ordre non seulement leurs lois et leurs droits, mais aussi, et avant tout leurs âmesv. Or, qu’est-ce qui peut mettre l’âme en ordre si ce n’est la Parole et la doctrine de Celui qui lui-même a créé l’âmew ?… »
t – « Quonsque meæ vires valeant in ea re nequaquam me defecturam esse. » (Ibid., p. 15.)
u – « In mediis Reipublicæ negotiis, Christi negotiorum minime sis negligens. » (Zwingl., Ep. II, p. 9.)
v – « Optime de Gebennæ civibus merebere, si non tantum leges eorum ac jura, quantum animos componas. » (Ibid., p. 10.)
w – « Animos autem quid melius componet, quam ejus sermo atque doctrina, qui animos ipse formavit. » (Ibid.)
Zwingle alla plus loin, et employa pour ranimer le courage abattu d’Ab Hofen, un argument auquel cet homme politique ne pouvait être insensible. Le réformateur de Zurich était ami de la liberté comme de l’Évangile, et croyait qu’un peuple ne pouvait être gouverné que de deux manières : ou par la Bible, ou par l’épée, ou par la crainte de Dieu, ou par la crainte de l’homme. Selon lui, Genève ne mettrait son indépendance à l’abri des atteintes de la Savoie, de la France et de tous les maîtres étrangers, qu’en se soumettant au Roi du ciel. « O mon cher Thomas, écrivit-il à son ami, il n’y a rien que je désire, comme de voir fleurir dans cette république (Genève), la doctrine de l’Évangile ! Là où cette doctrine triomphe, l’audace des tyrans est répriméex. » En même temps, Zwingle ne voulant point offenser le député bernois, ajoutait : Si je t’écris ces choses, ce n’est pas pour réveiller celui qui dort, mais pour encourager celui qui courty. » Il finissait sa lettre par une salutation fraternelle aux chrétiens évangéliques de Genève. « Salue-les tous en mon nom, » disait-il.
x – « Hæ enim ubi crescunt, tyrannorum audacia coercetur. » (Zwingl. Ep. II, p. 10.)
y – « Non quasi torpentem sim experge facturus ; sed currentem adhortor. » (Ibid.)
Ab Hofen ne fut point insensible à cet appel ; s’il s’abattait facilement, il se relevait de même. Il redoubla donc de zèle ; il pressa Genève d’imiter Berne et Zurich… mais il s’aperçut que ses efforts évangéliques n’étaient appréciés que d’un très petit nombre et étaient vus avec froideur, même avec déplaisir et dédain par la majorité des politiques. Des citoyens qui lui avaient d’abord fait le meilleur accueil, le saluaient à peine quand il les rencontrait, et s’il arrivait au milieu d’une réunion, sa présence mettait à la gêne tous ceux qui la composaient. Il éprouva bientôt des contradictions d’une nature plus hostile ; les prêtres lui lançaient des regards irrités, et à la confiance dont quelques ecclésiastiques lui avaient donné des preuves, succédait une violente haine. Le clergé publiait contre l’hérésie une croisade universelle ; les chanoines se plaçaient à la tête de l’opposition ; les prêtres et les religieux remplissaient les rues, allaient de maison en maison, mettaient en garde les citoyens contre les discours évangéliques du seigneur bernois, décriaient, insultaient, anathématisaient les doctrines qu’il enseignait, et faisaient la guerre au Nouveau Testament partout où ils le trouvaient. Ils s’encourageaient les uns les autres ; ils effrayaient surtout les dames. Selon eux la ville était perdue si l’on écoutait l’hérétique diplomate.
Ab Hofen tomba alors dans une crise de découragement plus forte que la première. Tous mes efforts sont vains, écrivait-il à Zwingle ; il y a dans Genève environ sept cents clercs qui s’opposent des pieds et des mains à ce que la doctrine de l’Évangile fleurissez. Que puis-je contre un tel nombre ? Et pourtant une grande porte est ouverte à la Parole de Dieu… Les prêtres ne prêchent pas ; incapables de le faire, ils se contentent de dire la messe en latin… Misérable nourriture pour ce pauvre peuple !… S’il venait ici des prédicateurs qui annonçassent Christ avec courage, la doctrine du pape, j’en suis sûr, serait bientôt renverséea. »
z – « In hac urbe clerici sunt ad 700, qui manibus pedibusque irapediunt, quo minus Evangelii doctrina efflorescat. » (Zwingl. Ep. II, p. 10.)
a – « Si prædicatores haberent, fore puto ut pontificia doctrina labefactetur. » (Zwingl. Ep. IL p. 10.)
Mais de tels prédicateurs ne se présentaient pas ; persuadé de son insuffisance et se répétant sans cesse qu’il fallait dans cette ville de vrais ministres, des Zwingle, des Farel ; reconnaissant que beaucoup de Genevois voulaient non seulement s’affranchir des vexations de la Savoie, des chicanes de l’évêque, des doctrines du pape, mais aussi des lois de la morale ; frappé des maux qu’il voyait près de fondre sur Genève et que l’Évangile seul pourrait éloigner, cet homme simple, pieux, sensible, retourna à Berne le cœur brisé. Le chagrin eut-il quelque influence sur sa santé ? on ne peut l’affirmer ; mais il mourut peu après, au mois de novembre, « comme un chrétien doit mourir, » dit-on. On s’aperçut après son départ que ses travaux n’avaient pas été inutiles et que quelques Genevois au moins avaient profité de ses enseignements ; on nomma alors parmi eux Besançon Hugues et Baudichon de la Maison-Neuve. On s’étonne de voir ces deux noms réunis, car ce sont ceux des chefs de deux partis contraires. Cette indication n’a pourtant rien d’improbable. Sans doute Hugues dut avoir de fréquents rapports avec Ab Hofen, et il n’est pas impossible qu’il ait prêté l’oreille à ses discours religieux. Hugues était un homme sérieux ; de plus, il était un homme d’État, et devait désirer connaître les opinions religieuses, qui semblaient alors devoir être adoptées par toute la confédération. Mais sa politique consistait à maintenir d’un côté les droits de l’évêque-prince, de l’autre ceux des citoyens ; quant à sa religion, il était catholique, et nous ne voyons pas qu’il ait changé ni sous l’un ni sous l’autre de ces rapports. Ce qu’il eût été, s’il eût vécu au moment où la Réformation s’accomplit, — nul ne peut le dire. De la Maison-Neuve, au contraire, était un huguenot décidé, et avait certes besoin que l’Évangile modérât l’ardeur de son caractère. Guillaume de la Mouille, premier valet de chambre de l’évêque et son confident, paraît avoir été celui qui profita le plus des enseignements du laïque de Berne.
Tandis que l’Évangile entrait dans Genève, la désolation était entrée dans Rome. C’est une chose singulière que la rencontre de ces deux villes dans l’histoire ; l’une si puissante, si glorieuse ; l’autre si petite, si obscure. Cela s’explique pourtant ; les grandes choses du monde sont toujours venues, des grandes cités et des grands peuples ; mais les grandes choses de Dieu ont d’ordinaire de petites origines. Les conquérants doivent avoir beaucoup de trésors et d’armées ; mais le christianisme évangélique, qui se propose de changer l’homme, les peuples, l’humanité, a besoin de la force de Dieu, et Dieu affectionne les petites choses ; — au premier siècle, c’est Jérusalem ; au moyen âge, les vallées vaudoises ; au seizième siècle, Wittemberg et Genève. Dieu a choisi les choses faibles de ce monde pour confondre les fortesb.
b – 1 Corinthiens 1.27.
Au mois de mai, une nouvelle d’une grande portée retentit tout à coup dans le monde : « Rome vient d’être détruite, disait-on, et il n’y a plus de pape. » En effet, les troupes de Charles-Quint avaient pris et saccagé la cité pontificale, et si le pape vivait encore, c’était caché et presque en prison. Les serviteurs de l’Église d’abord effrayés, reprirent pourtant bientôt haleine, et après que la première consternation fut dissipée, l’avarice et la convoitise la remplacèrent. En présence des ruines de l’antique cité, ses amis ne pensaient qu’à partager ses dépouilles. L’évêque de Genève en particulier, se vit entouré de solliciteurs qui lui demandaient la collation des bénéfices possédés jusqu’alors par des clercs en résidence à Rome : « Ils ont tous péri, lui disait-on, leur bénéfice est vacant ; donnez-le-nous ! » L’évêque accordait tout ; et même, dit Bonivard, il se donna à soi-même le prieuré de Saint-Jean-lez-Genève, qui était à un cardinal ! Jamais tant de morts n’avaient fait tant d’heureuxc.
c – Bonivard, Chroniq., II, p. 461.
Le sac de Rome eut pour Genève et les nations protestantes de plus importants résultats. A la vue des ruines de cette cité, il leur semblait que la papauté fût tombée avec elle. Les huguenots ne se lassaient pas d’entendre l’étonnante nouvelle et de la commenter. Frappés de l’exemple que Charles-Quint leur donnait, ils se disaient que si l’Empereur mettait de côté le prince et évêque de Rome, ils pourraient bien eux abandonner le prince et évêque de Genève. » Leur droit était bien plus clair. Le pape-roi avait au moins été élu à Rome et en vertu d’antiques coutumes ; tandis que l’évêque-prince n’avait pas été élu à Genève et par des Genevois, comme les constitutions le voulaient, mais par une juridiction étrangère et illégitime. Les huguenots promettaient même d’être plus modérés que Sa Majesté Catholique. Enfin les faits qui les engageaient à mettre Pierre de La Baume hors de la ville, étaient à leurs yeux bien plus vexatoires que ceux qui avaient engagé Charles à chasser de Rome Clément VII. « Ne sommes-nous pas, disaient-ils, plus foulés par tyrannie ecclésiastique, que par tyrannie séculière ? Ne devons-nous pas payer, toujours payer, et ne sont-ce pas nos écus qui font bouillir le pot de l’évêque ? » La conduite déhontée d’un grand nombre d’ecclésiastiques leur semblait d’ailleurs un motif suffisant pour mettre fin à leur empire.
Un scandale qui survint alors, vint augmenter le désir qu’avaient certains huguenots de se soustraire au régime des moines et des prêtres. Le 10 mai, quelques habitants de Saint-Léger paraissaient devant le conseil. Ils étaient depuis quelque temps troublés dans leur sommeil par des bruits, des cris, où les cordeliers, les jacobins et d’autres conventuels étaient pour quelque chose ; et ils voulaient y mettre fin. « Des femmes déshonorées se sont établies en notre quartier, dirent-ils au conseil, et certains religieux affluent dans leurs maisonsd … » « Si vous apercevez des moines y aller de nuit, leur répondit-on, donnez-en avis aux syndics et au capitaine général ; le guet ira aussitôt les prendre. » Les bourgeois se retirèrent à demi contents de cette réponse, mais bien décidés à appeler la police, dès que le désordre se renouvellerait.
d – « Querelaverunt de putanis et certis religiosis qui ibidem affluunt. » (Registres du Conseil du 10 mai 1527.)
Ces scandales, à Rome chose reçue, irritaient fort le peuple de Genève et faisaient désirer aux mieux disposés une réformation de la foi et des mœurs. On disait que les hommes de guerre faisaient de leurs armes l’usage commandé par leur capitaine ; que les moines, les prêtres (il eût fallu dire tous les chrétiens) devaient aussi faire de leurs personnes l’usage que commande leur chef ; que s’ils en faisaient un emploi contraire, ils se rangeaient sous le drapeau dû vice et se déclaraient ses soldats. Les bons bourgeois de Genève ne pouvaient se faire au divorce de la religion et de la morale, dont la majorité du clergé donnait l’exemple. A mesure que la Réformation faisait des progrès dans le monde, on voyait s’accroître l’opposition à une piété qui ne consistait que dans certaines formules, certaines cérémonies, certaines pratiques, mais était dépouillée de sa vraie substance, la foi vivante, la sanctification, la moralité, les actions chrétiennes. Le christianisme, par la séparation que Rome avait établie entre la doctrine et la morale, était devenu comme l’un de ces instruments gâtés, inutiles, que l’on met au rebut, parce qu’ils ne peuvent plus servir aux opérations pour lesquelles ils ont été faits. Les réformateurs, en réclamant une foi vivante, sainte, agissante, devaient faire de nouveau du christianisme, dans les temps modernes, un engin puissant de lumière, de moralité, de liberté et de vie.