Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 9
Baudichon De la Maisonneuve devant la cour inquisitionnelle de Lyon

(Du 29 avril au 21 mai 1534)

7.9

Enquête – Premiers témoins – Émotion dans Genève – Les négociants au consulat – Les Bernois – Interrogation – Séance en plein air devant l’évêché – On avertira le roi – Les inquisiteurs veulent le convaincre – Crime de lèse-majesté divine

Le tribunal de prêtres voulait marquer dès l’abord, que c’était la doctrine romaine qui était en cause ; il fallait proclamer de nouveau que in instanti, au moment même, à la parole du prêtre, il n’y avait dans l’hostie plus de pain, plus de vin, mais uniquement le corps et le sang du Sauveur. « Que pensez vous du sacrement de l’autel ? » ce fut la première question de la cour à de la Maisonneuve. Il rejetait l’erreur romaine ; mais son protestantisme, nous l’avons vu, venait d’Allemagne, et les luthériens enseignaient que, dans le sacrement de l’autel, dans le pain et le vin, étaient le vrai corps, le vrai sang de Christo, et comme il ne s’agissait là selon la doctrine luthérienne que d’une présence spirituelle, surnaturelle et célestep, de la Maisonneuve qui professait alors cette croyance et qui avait pris la cène à Francfort dans l’église luthérienne, répondit : « Je crois que dans la sainte hostie, le vrai corps de Dieu y estq » mais sachant (ce qui est un axiome de jurisprudence) qu’aucun accusé n’est tenu de déposer en justice contre lui-même, il ne précisa pas davantage sa foi.

o – « Panem et vinum in cœna esse verum corpus et sanguinem Christi. » (Ant. Smalcad. Catech. major., etc.)

p – « Intelligimus spiritualem, supernaturalem, cœlestem modum. » (Formula Concordiœ.)

q – Msc. du procès inquisitionnel, p. 6 et 9.

Si cette doctrine intéressait la cour, les rapports de l’accusé avec les chefs de ce qu’elle appelait l’hérésie, avaient aussi à ses yeux une grande importance, et un docteur, fort connu en France, lui donnait surtout de l’ombrage : « Connaissez-vous Pharellus ? » dit-on à de la Maisonneuve. « Il est du Dauphiné, répondit-il tranquillement ; il a été amené à Genève par Messieurs de Berne ; et quand je l’entends, je crois de ses discours ce qui me semble bon et non autrement. » Ces deux réponses pouvaient faire espérer aux hommes impartiaux que l’on userait de clémence envers l’accusé ; ce n’était pourtant pas l’intention des chanoines de Saint-Jean ; la cour annonça que les témoins seraient entendus dès le lendemain. Ils devaient être tous à charge ; on les verrait peut-être même inventer, ajouter, exagérer, sans que l’accusé pût produire aucun témoin à décharger.

rIbid., p. 6, 8 et 9.

Le premier qui parut fut un jeune ouvrier de 22 ans, Philippe Martin, qui dit être tissotier (tisserand) : « J’ai demeuré trois ans en la ville de Genève, dit-il, et pendant ce temps la secte luthérienne y a fort pullulé. J’y ai vu faire plusieurs assemblées et ports (prises) d’armes, les papistes contre les évangélistes, tant de jour que de nuit. Entre les plus apparents du parti luthérien, j’ai connu Baudichon, puis Jean Philippe, Jean Golaz, Ami Perrin, lesquels communément se trouvaient en armes aux assemblées, gouvernant tout et fournissant aux frais. Il y a environ un an, un chanoine nommé Wernli ayant été percé d’un coup à travers le corps, Baudichon, embastonné et muni d’un allécret (corps de cuirasse léger), y était… » De la Maisonneuve l’interrompit froidement : « Je déclare, dit-il, que cette déposition ne contient vérité. Quand le chanoine fut blessé, j’étais en cette ville de Lyon. Je prends donc en partie le dit témoin et requiers qu’il soit détenu prisonniers. » Martin avait rendu un faux témoignage ; tous ceux qui connaissaient de la Maisonneuve, à Genève et à Lyon, pouvaient le déclarer ; c’était mal commencer.

s – Msc. du procès inquisitionnel, p. 25 à 32.

A ce faux témoin, succéda (premier mai) un jeune homme fanatique, Pierre, le frère des deux Pennet, condamnés à Genève pour avoir assassiné un citoyen et conspiré contre les libertés de la ville. « Baudichon dit-il, soutient toutellement la dite secte luthérienne ; il en est capitaine. Un jour, de l’an passé, il fit assembler tous les luthériens et les embâtonna pour fourrager les églises, dont s’ensuivit la mort de quatre personnes et la blessure de plusieurs autrest. » Ceci était encore faux ; un huguenot, Vandel, avait été blessé dans une émeute suscitée par les prêtres ; mais il n’y avait pas eu de morts. « Le témoin, dit de la Maisonneuve, me porte haine parce qu’un de ses frères a été exécuté par autorité de justice. — Baudichon, répliqua Pennet, toujours plus excité, au lieu d’avoir crainte des syndics, les contraint à s’humilier devant lui. — Je me soumets à perdre la tête, s’écria de la Maisonneuve, en cas que les syndics déclarent que je leur aie jamais fait aucun déplaisiru ! » La séance fut levée.

tIbid., p. 34-41.

u – Msc. du procès inquisitionnel, p. 34-46.

Pendant ce temps Genève était fort agité ; la nouvelle de l’arrestation de Baudichon y avait jeté le trouble parmi ses amis. On en parlait dans la ville, aux champs, partout. « Savez-vous, disait-on en s’abordant, Baudichon comparaît devant la cour archiépiscopale de Lyon, parce qu’il est luthérien. » Les dévots, (s’il faut employer les paroles du manuscrit), le donnaient au diable, comme étant la « principale cause de l’hérésie dans Genèvev. » Mais les huguenots, émus, consternés des dangers qui menaçaient leur ami, se demandaient ce qu’il y avait à faire. Ils résolurent d’agir immédiatement et simultanément à Lyon, à Berne, à Paris même, s’ils le pouvaient. Thomas, frère de Baudichon partit pour Lyon et demanda aussitôt audience au lieutenant-général du roi, Monseigneur Du Peyrat : Quelle est la cause, lui dit Thomas, et par quelle autorité, Baudichon de la Maisonneuve, mon frère, a-t-il été constitué prisonnier ? « Je ne le détiens pas, répondit-il, adressez-vous à Messieurs les vicaires généraux. » Thomas comprit que Baudichon étant entre les mains des prêtres, le danger était d’autant plus grand ; il se décida à tout entreprendre pour le sauver.

vIbid., p. 87, 88.

Thomas et les Genevois n’étaient pas seuls intéressés dans cette affaire ; la captivité de Baudichon lésait les droits des négociants étrangers et compromettait les foires de Lyon ; quel Allemand luthérien y viendrait à l’avenir ? Les habitants, surtout les aubergistes, les industriels, les marchands, prévoyaient de grandes pertes et les notables du commerce ressentaient l’injure faite à l’un des leurs. Aussi y avait-il dans toute la ville une vive rumeur et plusieurs négociants, tant du royaume, qu’étrangers, décidés à porter plainte, se rendirent au consulat de la ville (on appelait ainsi la municipalité), et là ces messieurs, fort dolosés, représentèrent que la détention de B. de la Maisonneuve foulait aux pieds les privilèges des foires, que plusieurs marchands avaient à recevoir de lui certaines sommes, qu’il lui était impossible de payer, parce qu’il ne pouvait lui-même toucher celles que d’autres marchands lui devaient. Nous vous requérons donc, dirent-ils en finissant, de ne pas permettre que nos privilèges soient violésw. Relâchez mon frère àpur et à plein (sans réserve), ajouta Thomas de la Maisonneuve. Quatre des consuls appuyèrent cette remontrancex. La municipalité décida que le procureur général de Lyon, Jean de la Bessie, et un conseiller demanderaient à la cour inquisitionnelle l’élargissement de Baudichon. « Mon frère, disait Thomas, est bourgeois de Berne et de Fribourg, et en vertu des traités du roi avec Messieurs des Ligues, il ne peut être fait prisonnier en ce royaumey. » Les prêtres étaient décidés à mettre de côté la requête des magistrats ; un incident grave vint les sortir de leur quiétude.

w – Msc. du procès inquisitionnel, p. 52, 53.

x – C’étaient Henri Guyot, Benoit Rochefort, Pierre Manicier et Simon Penet. (Ibid.)

y – Msc. du procès inquisitionnel, p. 47 à 50.

Une dépêche venait d’arriver ; elle était adressée à Monseigneur le lieutenant général du roi, et venait de Messeigneurs de Berne. Le lieutenant général savait ce que valait l’intervention des Suisses. N’était-ce pas quatre cents des leurs qui, à la bataille de la Sesia, après la mort de Bayard, avaient, par leur impétuosité et en s’immolant eux-mêmes, arrêté l’armée des alliés ? Monseigneur du Peyrat résolut donc d’appuyer la demande des Bernois, et il délégua à cet effet le secrétaire de la ville. L’effet de cette dépêche fut encore plus grand sur Thomas de la Maisonneuve. Maintenant plus de longueurs ! Impatient de voir son frère libre, s’imaginant qu’on réussirait mieux en brusquant l’affaire, il ne voulait pas attendre un jour, une heure. Il eût dû se dire que lorsqu’on veut hâter les affaires on échoue, que l’homme impatient compromet à la fois son caractère et sa cause ; mais il ne voyait que les souffrances de Baudichon, le tort que sa captivité faisait à la cause de la réformation genevoise ; il n’était plus maître de lui-même ; il voulait à l’instant même délivrer son frère de la gueule du lion. « Élargissez-le immédiatement, dit-il, afin que nous puissions répondre aux seigneurs de Berne par la poste qui est prête à s’en retourner. » Les vicaires généraux se contentèrent de répondre sèchement : « Nous sommes après pour en ordonner, comme de raisonz. » Ce froid laconisme parut à Thomas un funeste présage, et dès lors ses craintes augmentèrent.

z – Msc. du procès inquisitionnel, p. 59, 60, 61.

Baudichon, informé de ce qui se passait, prit au contraire courage, et les juges comprenant que cet homme, ayant de si puissants avocats, ne pouvait être condamné sur des témoignages suspects, résolurent d’amener habilement de la Maisonneuve à faire lui-même quelque déclaration hérétique.

Le mardi 5 mai, donc, les sergents ayant amené le prisonnier : « Quel parti tenez-vous quant à la foi ? » lui dit la cour. De la Maisonneuve répondit : « Je suis un bon chrétien ; si vous ne le pensez pas, livrez-moi à mes supérieurs (les magistrats de Genève) pour me connaître. » Les vicaires généraux s’efforcèrent au contraire de l’amener à s’expliquer sur la transsubstantiation, certains de le surprendre en flagrant délit. Mais de la Maisonneuve dit simplement : « Je ne suis pas tenu à répondre devant vous. » En vain les vicaires généraux s’efforcèrent-ils de le faire sortir de son silence. « Je ne réponds rien, disait-il, et je ne répondrai rien. » Ils lui firent lecture de la réponse de Janin sur ce sacrement, qui avait à ce qu’il semble quelque chose de choquant pour des oreilles romaines, et ils lui demandèrent ce qu’il en pensait ; mais Baudichon ne tomba pas dans le piège : « Je ne suis point juge, dit-il, et n’ai pas à décider si la réponse du dit est bonne ou mauvaisea. » Puis prenant l’offensive : « Si dans Genève, ajouta-t-il, on mettait en prison des Français, pour des cas analogues au mien, en seriez-vous contents ? » — Vous y avez Pharellus et d’autres de France, répondirent les juges, et ne les avez pas rendus au roi. » Ces officiaux de Lyon se plaignaient à celui qu’ils tenaient prisonnier de ce qu’à Genève on laissât les gens libres. Baudichon dit avec fierté : « Notre ville est francheb, » et se retira. « Ils ont beau dresser des embûches, disait un réformateur, en parlant des attaques de la papauté, Dieu a des victoires dans sa main en abondance, pour triompher d’eux et de leur chefc. »

a – Msc. du procès inquisitionnel, p. 62 à 65.

bIbid., p. 66, 67.

c – Calvin

Les juges étaient fort embarrassés ; ils avaient envie, non de relâcher De la Maisonneuve, mais, (comme on le lui avait dit souvent) de le brûler, et toutefois il leur était impossible de ne pas répondre, au moins par quelques formalités, à de si hauts et si puissants seigneurs que Messieurs de Berne ; ils donnèrent à leur réponse une certaine solennité. Le mercredi, 6 mai, on vit arriver et prendre place devant la grande porte de l’hôtel archiépiscopal, Messieurs les officiaux, vicaires épiscopaux, inquisiteurs et autres dignitaires ecclésiastiques. C’était en public, en plein air, qu’ils allaient entendre la demande des Suisses, appuyée par le lieutenant général du roi. Le secrétaire de la ville, délégué des conseillers de Lyon, exposa le contenu des lettres de Berne, et en même temps Thomas de la Maisonneuve présenta deux négociants notables de la ville, comme caution de son frèred. La cause du prisonnier genevois grandissait ; un État souverain, que le roi avait toute raison de ménager, prenait sa défense ; ce procès devenait une affaire internationale. La cour savait que François Ier était susceptible et qu’il était dangereux de le choquer ; il l’avait montré à Beda. C’est pourquoi, ayant tout examiné, elle arrêta que de toute cette affaire on avertirait amplement le roi notre sire, afin qu’il lui plût sur ce, commander son bon plaisir, duquel on attendrait réponse, et jusque-là, on ne procéderait point à l’élargissement dudit Baudichon ; que toutefois il serait permis à celui-ci que pour son trafic ceux qui auraient à faire avec lui pussent lui parler en présence des geôliers des prisons archiépiscopales, auxquels il était enjoint de le traiter bien et discrètement, selon son étate. »

d – Thomas Javellot et Loys de la Croix. (Msc. du procès inquisitionnel, p. 72.)

e – (Msc. du procès inquisitionnel, p. 69 à 76.)

Deux points étaient gagnés : Baudichon devait être traité comme un prisonnier de marque et sa cause devait être portée devant le roi. Le souvenir des persécutions de Parisf était trop présent pour que les évangéliques se livrassent à de vives espérances ; c’était pourtant une lueur. Les juges eux-mêmes comprenant que l’affaire devenait difficile, et le succès douteux, entreprirent d’obtenir de Baudichon une rétractation, ce qui serait d’ailleurs plus glorieux pour Rome, pensaient-ils, qu’une sentence de mort. Le 21 mai, donc, la cour s’étant adjoint deux inquisiteurs, savants en controverse, Nicolas Morini et Jean Rapinati, fit comparaître de la Maisonneuve ; et le père Morini s’efforça de lui prouver, par la sainte Écriture, la présence matérielle de Christ dans le sacrement. Baudichon entendait les passages cités, tout autrement que les docteurs. Refusant de s’arrêter (comme eux et les Capernaïtes blâmés dans l’Evangile) à la substance matérielle, à la chair, il s’en tenait à la parole du Sauveur : C’est l’esprit qui vivifie ; la chair ne sert de rien ; les paroles que je vous dis sont esprit et vieg. — « J’entends ces paroles aussi bien et mieux que vous, dit-il, mais je n’entre point en dispute ; je ne suis pas tenu de répondre entre les mains des inquisiteursh. » La Cour, impatientée de ces refus, résolut de lui poser la grande question : « Prêtez-vous obéissance à notre saint Père le pape de Rome ? » dit-elle. Au grand désappointement des vicaires généraux et des inquisiteurs, il se contenta de répliquer : « Je ne suis pas tenu de répondre en vos mains. — Nous sommes vos juges en cette affaire, s’écrièrent-ils irrités ; nous vous ordonnons et vous sommons de répondre par-devers nousi. » Il ne répondit rien ; alors, se remettant de leur émotion, ils cherchèrent à le surprendre par une question insidieuse.

f – Voir volume II, 2.32.

g – Jean.6.63

h – Msc. du procès inquisitionnel. p. 91-94

iIbid, p. 95, 96.

Alexandre, qui avait prêché l’Évangile à Lyon avec tant d’énergie, venait d’y être emprisonné. Si de la Maisonneuve l’avouait pour son ami, on pourrait bien les mettre ensemble. Les juges lui demandèrent donc perfidement « si Jacques de la Croix, autrement nommé Alexandre, n’avait pas autrefois bu et mangé, en sa maison ? — S’il a bu et mangé chez moi, répondit Baudichon, grand bien lui fasse ! » Ce fut tout. Impossible de faire tomber cet homme dans la trappe ; son bon sens déjoue tous les complots de ses adversairesj.

j – Msc. du procès inquisitionnel de Lyon, p. 96 et 97.

Ainsi des juges traquaient un innocent comme les chasseurs resserrent la bête qu’ils poursuivent, pour la contraindre à passer sous leurs coups. Des hommes s’établissaient alors entre Dieu et l’âme de l’homme. Ceci n’était pas seulement un attentat contre la liberté humaine, c’était un crime de lèse-majesté divine. Cette grave considération donne à ce procès un intérêt tragique et nous porte à en faire passer laborieusement les tristes phases devant nos yeux. Le juge n’a pas à se mêler du rapport de l’âme avec son Créateur. « Le domaine de l’homme finit là où celui de Dieu commencek. » Dieu ne donne pas sa gloire à un autre. Quiconque veut exercer une autorité dans le for de la conscience est un insensé, — davantage, il est un impie. Il prétend mettre Dieu à bas de son trône et s’y asseoir à sa place.

k – Paroles de Napoléon Ier à la députation du Consistoire de Genève.

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