Le Rationalisme prépare les voies au Catholicisme et à l’Illuminisme.
Le Protestantisme distingue les dons du Saint-Esprit en extraordinaires (inspiration, révélation, prophéties, miracles et en ordinaires (charismes spirituels, grâce). Selon lui, ces derniers sont seuls permanents ; les premiers, destinés à fonder dans le monde le Royaume de Dieu, ont été temporaires. — Le Rationalisme efface cette distinction. D’après lui, l’Esprit divin, quelque idée qu’il s’en forme, n’agît pas autrement dans les premiers temps qu’il n’agit aujourd’hui ; ce qu’il fit alors, il l’a toujours fait, il le fait toujours. Ce principe est nécessaire au Rationalisme, qui ne veut pas plus de l’exceptionnel que du surnaturel. — Le Catholicisme s’accorde avec le Protestantisme sur la notion du Saint-Esprit et sur la distinction de ses dons en ordinaires et extraordinaires. Mais il croit que ces derniers, sans être répandus dans la communauté chrétienne d’une manière générale et aussi marquée qu’aux premiers temps, y sont pourtant restés il soutient que la vraie Église, celle dont le centre est à Rome, s’est, à toutes les époques, légitimée aux yeux du monde par des signes manifestes de divinité, que les puissances du Ciel n’ont pas cessé d’agir en elle et pour elle, et qu’en particulier le mystère de la succession apostolique garde chez ses conducteurs la doctrine sainte, dans sa pure et pleine intégrité. — L’Illuminisme croit, comme le Catholicisme, à la perpétuité des dons supérieurs du Saint-Esprit ; mais, tandis que le Catholicisme restreint ces dons, l’Illuminisme les universalise. A ses yeux, le Saint-Esprit, le Verbe divin, communique à l’âme pieuse la vérité aussi bien que la vie, et c’est cette révélation intérieure qui explique et rend efficace la révélation extérieure. Quand ces vues restent subordonnées à l’Écriture, comme chez les Quakers, on s’arrête à l’illuminisme mystique. Mais elles peuvent aller plus loin. On peut faire de la révélation interne l’arbitre de la révélation écrite ; on peut s’attendre ou prétendre aux dons miraculeux et prophétiques, et l’on tombe dans l’illuminisme théosophique, comme autrefois les Montanistes, et, de nos jours, les Swedenborgiens et les Irvingiens.
Il se présente ici une question, fort singulière au premier abord, mais au fond bien sérieuse : Le Rationalisme, en supposant, contrairement à la doctrine protestante, la même action de l’Esprit dans le développement de l’Église qu’à son établissement, ne peut-il pas, à son insu sans doute et contre son intention, préparer les voies au Catholicisme et à l’Illuminisme, et leur fournir, par les idées qu’il sème, des arguments ou des appuis ? — A la vérité, le Rationalisme est aux antipodes de l’Illuminisme et du Catholicisme dans ses principes et ses résultats généraux. Cependant, il est un de ses principes, celui-là même que nous signalons, par lequel il se rapproche d’eux, en se séparant du Protestantisme ; et ce principe, commun aux trois directions, y devient fondamental et constitutif ; c’est en un sens leur principe premier. Elles soutiennent de concert que l’action du Saint-Esprit est toujours la même ; que ce qu’elle a donné à l’origine, elle le donne encore et le donnera jusqu’à la fin. Si elles diffèrent quant à la nature et au degré de cette action, elles s’accordent sur sa perpétuité. Il s’agit uniquement entre elles du fond essentiel de l’opération divine et du moyen de constater la notion qu’elles s’en forment. Tandis que le Rationalisme, lorsqu’il ne part pas d’une idée préconçue, part généralement de ce qui est pour déterminer ce qui a été, le Catholicisme et l’Illuminisme partent de ce qui a été à l’origine pour déterminer ce qui doit être ou ce qui est maintenant. Le Rationalisme dit : Rien n’est surnaturel aujourd’hui, dans l’acception ecclésiastique du mot, donc, au commencement, rien ne le fut. Le Catholicisme et l’Illuminisme disent : Le surnaturel exista dans les premiers temps, donc il existe toujours. De là leurs conclusions opposées et leurs tendances inverses sous bien des rapports. Mais ne regardons qu’au point sur lequel ils se rencontrent malgré leur antagonisme, savoir l’identité du concours divin à tous les âges de l’Église ; ne nous attachons qu’à cette forme générale du principe qui le rend commun aux trois directions, afin de constater si le Rationalisme, par les principes secondaires, qu’il en déduit, ne fait pas, à beaucoup d’égards, l’œuvre du Catholicisme et de l’Illuminisme, celle du Catholicisme en particulier ; s’il n’en jette pas les semences et ne laboure pas le sol devant lui : vérifiant, une fois de plus, la vieille maxime que « les extrêmes se touchent ».
Parmi les conséquences que le Rationalisme tire du principe en question, notons-en deux, dont la portée s’étend fort loin. Si l’action du Saint-Esprit est la même dans tous les temps, si elle ne fut chez les promulgateurs du Christianisme que ce qu’elle a été plus tard, que ce qu’elle est aujourd’hui, il en résulte que les écrits apostoliques n’ont pas l’autorité normative absolue qu’on leur a attribuée ; ils sont seulement l’expression du point de vue de l’époque où ils parurent ou comme on dit quelque fois : « le premier travail de la pensée religieuse sur le fait chrétien ». C’est un témoignage à la fois historique et dogmatique, assurément d’un grand intérêt, et d’une haute valeur. Mais ce serait immobiliser l’Église que d’en faire sa charte constitutionnelle et éternelle. Ce qui régit l’Église, ce n’est pas la parole morte, c’est la parole vivante ; ce n’est pas la lettre, c’est l’Esprit, toujours présent et toujours actif. Le rationalisme ancien posait en principe que la vérité sainte avait dû se revêtir à bien des égards des opinions et des couleurs populaires, pour pouvoir pénétrer dans le monde ; et il se glorifiait de la dégager de cet alliage, étranger, qu’on avait trop longtemps pris pour elle. A l’abri de ce principe, il émondait à son aise l’arbre de la foi. Le nouveau rationalisme pose en fait que la parole de Jésus-Christ ne fut saisie par ses apôtres eux-mêmes qu’à travers les vieilles, croyances rabbiniques ; que le Christianisme ne fut d’abord que le Judaïsme, plus ce dogme : Jésus est le Messie ; qu’il ne brisa cette grossière enveloppe que lentement, graduellement, sous la puissante initiative de saint Paul et sous l’influence de saint Jean, les deux théologiens de l’Église naissante. L’une de œuvres et des gloires principales que le haut rationalisme s’est attribuées, c’est de décrire ce développement génétique de l’idée chrétienne, et de retrouver l’histoire sous la légende, le réel sous le traditionnel.
De là les deux principes que j’ai voulu signaler : l’un négatif, qui abat l’autorité théopneustique des Écritures ; l’autre positif, qui place l’élaboration ou l’évolution séculaire du Christianisme sous la même action de l’Esprit et, pour trancher le mot, sous la même inspiration que les écrits apostoliques. Le progrès, parti de cet embryon d’Évangile désigné sous le nom d’Ebionisme ou de Judéo-Christianisme, se poursuit à travers le Pétrinisme, le Paulinisme, le Johannisme ; il se fixe, sans s’arrêter pourtant, dans le Catholicisme, sorte de transaction entre les tendances antagonistes ; il reprend, plus rapide et plus radical, dans les temps modernes, par la Réformation, par le travail critique et philosophique du xviiie siècle, par l’œuvre analogue, mais beaucoup plus profonde et plus large de nos jours, cherchant éternellement la vérité pure et complète, la vérité vraie, avançant toujours et laissant chacune des écoles successives s’écrier en passant : j’ai trouvé ! Il y a là, cela va sans dire, des opinions et des directions infiniment diverses, que relie un même esprit ou un même dessein général. Quoi qu’il en soit, — et c’est la seule chose que nous eussions à signaler ici, — la conception rationaliste de l’Esprit, cette énergie divine toujours la même, toujours et partout également active, conduit bien, d’une part à la négation de la théopneustie scripturaire, de l’autre, à ce traditionalisme mystico-panthéistique qui consacre la croissance providentielle de l’Idée chrétienne et montre la vérité sainte, la vérité qui est la vie, se faisant sans cesse, au lieu d’avoir été donnée, dès l’origine et pour tous les temps, dans le Livre des révélations.
Autant ces principes sont hostiles au système protestant, au-tant ils peuvent servir au système romain, où ils existent sous d’autres formes et dans d’autres applications. Ce renversement ou cet abaissement de la norme scripturaire va saper le fondement du Protestantisme, en même temps qu’il raffermit et rehausse celui du Catholicisme, qui soumet aussi l’Église, non à la Parole morte, mais à la Parole vivante. Le rapport est sensible sur ce premier point. Il ne l’est pas moins sur le second. Ce développement du dogme, cet épanouissement divin de la vérité et de la vie, emprunté par la théologie nouvelle à la philosophie de l’absolu, va toucher à l’idée catholique de la tradition qui garde les germes du vrai et du saint, répandus dans le monde par Jésus-Christ, qui les féconde par le travail de l’Église et de la science, et en livre les fruits au monde à mesure qu’ils mûrissent.
Il est certain, redisons-le, que ces principes ont dans le Rationalisme une signification et une intention tout autres que dans le Catholicisme ; mais ils peuvent aisément se retourner en sa faveur. Il n’y faut qu’une chose, savoir que le surnaturel, au sens propre, soit reconnu dans les dons du Saint-Esprit à l’âge apostolique. Et sur ce point, qui change le contenu du principe et par là même son résultat, la critique impartiale se prononcera de plus en plus contre l’interprétation rationaliste, quel que soit l’appareil scientifique dont elle s’entoure et le crédit momentané dont elle jouit. Le miracle est manifestement à la base du Christianisme ; l’en arracher, par un procédé ou par l’autre, c’est s’aheurter à des données historiques, qui demeurent quoiqu’on dise, et, pour rationaliser le Christianisme, rendre son établissement inexplicable.
Le Catholicisme, qui a l’œil et la main partout, a compris les avantages qu’il pouvait tirer de ces théories ; et avec son habileté connue, avec cette sorte d’élasticité qu’il sait unir à son immobilité et à son inflexibilité apparentes, il s’est mis à exploiter la veine inattendue que lui ouvrent tant de contrées protestantes. C’est, bien certainement, à cette impression que Mœhler et Newman doivent l’argumentation polémique à laquelle leur nom restera attaché et qui fait du principe de développement le principe romain ; cette argumentation qu’ils ont adoptée quoiqu’elle aille à rencontre de l’esprit réel du Catholicisme dont ils changent l’antique maxime (Quod ubique, semper et ab omnibus), et qu’ils ont fait adopter, malgré des résistances instinctives.
Je ne serais pas étonné que le Catholicisme fît des conquêtes en Allemagne, comme il en a fait en Angleterre, et que là aussi il les fit spécialement parmi les théologiens ou parmi les hommes qu’attire la direction théologique que nous indiquions.
Autant que j’en puis juger, les vues dogmatico-historiques de l’Allemagne n’ont pas été étrangères au mouvement d’Oxford. Pusey y avait passé plusieurs années, et bien des points de la doctrine à laquelle s’est attaché son nom (église, tradition, justification par la foi), sentent le sol germanique. Si cette observation est fondée, comme j’ai lieu de le croire, le Puséysme nous montrerait en fait ce que j’affirmais tout à l’heure par simple induction, savoir que le principe rationaliste, qui abaisse l’Écriture en relevant une sorte de traditionalisme progressif, peut aller se résoudre dans le principe romain. Il y arrive dès que lu surnaturel de l’âge apostolique est reconnu. L’Église, toujours conduite par l’Esprit qui l’a créée et qui poursuit en elle son œuvre, toujours la même, se montre revêtue par là du privilège d’indéfectibilité ; elle a le droit de dire comme aux premiers jours : Il a paru bon ait Saint-Esprit et à nous.
Etrange portée de principes qui aboutissent à des vues inverses de celles qui les ont inspirés et accrédités !
Si le principe dont nous cherchons à nous rendre compte peut mener au Catholicisme, il conduirait bien plus directement à l’illuminisme. Mais cette tendance n’est pas celle du siècle…
Veillons à ces principes semés par le haut rationalisme, caressés par le haut supranaturalisme. lui-même, et que le Catholicisme tire à se » fins en les faisant, de nominalistes, réalistes ; transformation plus facile qu’on ne croit. Toutes les erreurs se tiennent, comme toutes les vérités… Sous leur forme et dans, leur direction première, ces principes montrent « comment, les dogmes finissent », pour employer un mot célèbre. Sous la forme et dans la direction que l’ultramontanisme romain leur imprime en s’en emparant, ils montrent comment les dogmes naissent (Conception immaculée).