Mais ce n’est pas apparemment l’innocence des premiers chrétiens que l’on s’aviserait de révoquer en doute ; c’est plutôt de leur crédulité que l’on se défie. Il est certain, en effet, que leur constance naît de leur espérance, et que leur espérance vient de leur persuasion. Mais qui sait si leur persuasion est bien fondée ? Qui doute qu’il n’y ait des mahométans tellement persuadés de la divinité de l’Alcoran, qu’ils souffriraient la mort pour confirmer cette erreur ? La multitude des martyrs fait donc voir qu’une infinité de personnes ont été fort persuadées de la vérité de la religion chrétienne ; mais elle ne montre pas que leur persuasion fût bien fondée ; il faut donc aller plus loin.
Nous ne devons pas craindre de nous tromper, en supposant que les premiers chrétiens avaient quelque sens commun. Des gens qui font profession de se moquer de la pluralité des dieux, et de tant de superstitions païennes, qui étaient en effet très contraires au bon sens, qui pratiquent une morale si sage, qui sont si réglés dans leur conduite, qui ont tant de haine pour les excès qui troublent la raison, qui se forment des idées si saines de la divinité, en comparaison des autres hommes, ne doivent pas être privés de la lumière naturelle. Or, il est assez difficile de se persuader que des gens qui ont une étincelle de bon sens, renoncent à leurs biens, et souffrent courageusement la mort pour défendre une cause, s’ils n’avaient de puissantes raisons pour la croire bonne.
Cette considération doit être soutenue par deux réflexions très importantes ; la première est que ce ne sont pas seulement ici des gens qui, étant nés chrétiens, suivent aveuglément le préjugé de la naissance et de l’éducation ; il s’agit d’une infinité de personnes qui de païens se sont faits chrétiens, et qui, exempts des préjugés favorables de la naissance et de l’éducation, et en ayant de tout contraires à la religion chrétienne, veulent mourir pour elle après l’avoir connue.
La seconde est que la vérité de la religion chrétienne est toute fondée sur des faits. Si Jésus-Christ a fait des miracles, et si Jésus-Christ est ressuscité, la foi des chrétiens est véritable. Si Jésus-Christ n’a point fait des miracles, et s’il n’est point ressuscité, la foi des chrétiens est fausse. Sans mentir, il faudrait que ces hommes eussent été des insensés ou des frénétiques, pour sortir d’une communion florissante, pour revêtir l’opprobre et le nom de chrétiens, si vil et si méprisé en ce temps-là, pour souffrir volontairement la perte de tous leurs biens, et pour mourir d’un genre de mort épouvantable, dans la seule intention de défendre une religion fondée sur des faits qu’on n’aurait eu aucune raison de croire véritables. Des gens qui sont nés et qui vivent paisiblement dans une communion, peuvent croire aveuglément ce qu’on y croit ; mais celui qui connaîtra tant soit peu comment est fait le cœur de l’homme, ne pourra s’imaginer que des gens renoncent aux préjugés de la naissance et de l’éducation, et fassent violence à leurs plus chères inclinations, pour embrasser une foi persécutée par les puissances, et poursuivie par le feu sans l’examiner auparavant, et sans savoir bien pourquoi ils l’embrassent.
C’est le peuple, dira-t-on, à qui cela est arrivé, et son exemple ne tire point à conséquence pour les personnes sages. Oui, mais le peuple a accoutumé de suivre à cet égard la force, la prospérité, la pompe et l’autorité, et de haïr la vérité même, lorsqu’elle se trouve dénuée de tous ces secours. Comment se dément-il lui-même dans cette. occasion ? Ou pourquoi le supposerions-nous contraire à lui-même contre toute apparence ?
Que si nous croyons que le vulgaire des chrétiens ait entièrement manqué de raison en cela, je ne sais comment nous en pourrons accuser les premiers docteurs de l’église, tels que sont Clément, Polycarpe, Justin, Irénée, etc., car, d’un côté, l’on ne peut douter que ces hommes n’eussent du bon sens, les monuments qui nous restent d’eux le faisant trop bien connaître ; et l’on sait de l’autre, qu’ils vivaient dans un temps si prochain de celui des apôtres, qu’il est impossible qu’ils aient été trompés à cet égard. Polycarpe avait longtemps conversé avec saint Jean, Irénée avait vu Polycarpe, et Justin est plus ancien qu’Irénée.
Si ces docteurs s’étaient contentés de nous dire que Jésus-Christ et les apôtres ont fait des miracles, nous pourrions peut-être nous dispenser de les croire sur leur parole ; mais, lorsqu’ils souffrent la mort pour défendre la vérité de certains faits, dont il est impossible qu’ils ne fussent instruits ; lorsque je vois que Clément et Polycarpe, disciples et contemporains des apôtres, vont à là mort pour défendre une religion essentiellement fondée sur ces faits, c’est-à-dire, pour soutenir que les apôtres avaient reçu le don de faire des miracles, de parler des langues étrangères et de communiquer même ces dons, des faits avec lesquels la religion chrétienne est essentiellement liée, j’avoue que je commence à être convaincu. Examinons pourtant la chose de plus près, et voyons si nous n’y trouverons pas quelque raison de douter.