Dans le dernier chapitre du premier volume de cette Histoire, j’ai essayé de dresser, en raccourci, le bilan doctrinal et théologique de l’Église à la veille de l’arianisme. Je voudrais ici résumer les progrès que cette doctrine et cette théologie ont réalisés dans les cinq siècles qui ont suivi, progrès dont les deuxième et troisième volumes de cet ouvrage ont présenté le détail.
Si on néglige les questions moins importantes soulevées en Orient par la controverse des images, en Occident parles erreurs spéciales de Priscillien, d’Helvidius, de Vigilance et autres, on remarque aisément que, durant cette période, l’effort de la pensée chrétienne s’est porté sur l’éclaircissement des données fondamentales du dogme qui ont pour objet Dieu et la Trinité, le Christ, l’homme et la grâce.
Le ive siècle approfondit la question trinitaire qu’il a trouvée déjà ouverte, et a le bonheur de la clore. A la négation radicale d’Arius, qui refuse au Verbe la nature divine, le concile de Nicée et saint Athanase opposent dès l’abord une affirmation pleine et absolue du consubstantiel. Toute la suite de la controverse n’est que l’histoire des luttes que doivent soutenir cette affirmation et la formule qui l’exprime pour vaincre les répugnances qu’elles suscitent chez les timides et les politiques, et pour éliminer les demi-affirmations et les formules édulcorées qu’on leur voudrait substituer. La divinité du Verbe proclamée entraîne presque du même coup la proclamation de la divinité du Saint-Esprit. A la date de 381, tout l’essentiel du dogme trinitaire est défini.
Mais déjà un nouveau problème est posé : celui des rapports du divin et de l’humain en Jésus-Christ. Jésus-Christ est Dieu ; il est homme aussi, et il est un : trois vérités dont on peut dire que la pensée chrétienne a toujours eu conscience. Mais comment un ? Par quel moyen cette unité s’est- elle faite ? Comment l’exprimer en un langage technique, et jusqu’où l’étendre ? C’est à discuter et à définir ces questions que sont consacrées les controverses christologiques qui vont du ve à la fin du viie, et même qui reparaissent à la fin du viiie siècle. La terminologie y joue un rôle considérable, et c’est parce que cette terminologie n’est pas d’abord fixée que le débat s’éternise. L’Église résout le problème par une série de décisions balancées, qui écartent successivement les solutions trop radicales, et maintiennent la doctrine dans une voie moyenne également éloignée des extrêmes. L’apollinarisme est d’abord condamné ; puis à leur tour les excès de l’école d’Antioche le sont dans la personne de Nestorius. Cette dernière condamnation semble faite au profit du monophysisme, et l’apollinarisme reparaît avec Eutychès : le concile de Chalcédoine réprouve Eutychès. De nouveau Antioche triomphe : le Ve concile général tempère ce triomphe, et prononce l’intime harmonie des décisions de Chalcédoine et d’Éphèse, de saint Cyrille et de saint Léon. Mais la politique à son tour veut pousser trop loin cette réaction cyrillienne : il faut que Ve concile rejette le monothélisme, forme adoucie du monophysisme, en attendant que les conciles de Francfort et d’Aix-la-Chapelle rejettent à leur tour l’adoptianisme, forme adoucie du nestorianisme. Les conciles ne démontrent pas, n’expliquent pas cette intime harmonie qu’ils proclament : c’est aux théologiens de profession à en montrer la justesse et le bien-fondé.
Ces grands débats trinitaires et christologiques se sont déroulés surtout en Orient ; mais on peut se demander si l’Orient, avec sa passion infinie de discuter, y eût jamais mis un terme sans l’intervention de l’Occident. De fait, c’est l’Occident qui, à Chalcédoine comme à Nicée, fait triompher sa terminologie et impose des formules dont il est depuis longtemps en possession.
A son tour cependant, il doit résoudre les questions du péché originel et de la grâce, questions où son génie pratique est plus à l’aise, puisqu’il s’y agit directement de l’homme, de son état intime et de la conduite de sa vie. Au naturalisme radical de Pelage saint Augustin répond par un système qui, en sauvegardant l’essentiel des droits de la nature, la met cependant dans une dépendance de Dieu aussi étroite que possible. La réaction augustinienne paraît excessive à certains esprits, et le semi-pélagianisme formule, en faveur de la nature humaine, une protestation qui n’est pas inutile. Le semi-pélagianisme en effet est condamné dans ce qu’il a de répréhensible ; mais le concile d’Orange, en refusant de consacrer les thèses extrêmes de saint Augustin, reconnaît que ces thèses ne représentent pas purement et simplement la foi de l’Église. Ici encore, c’est en écartant successivement les solutions excessives que s’est élaborée la définition du dogme chrétien.
La solution des problèmes trinitaire, christologique, anthropologique, domine, je l’ai remarqué, toute cette période du ve siècle au viiie. Elle est loin cependant d’en constituer tout le progrès doctrinal. Qui a lu attentivement les pages de ces deux derniers volumes a pu constater les développements considérables que cette doctrine, par des progrès souvent obscurs et insensibles, a pris un peu dans toutes les parties qui la composent : la puissance doctrinale et législative de l’Église solennellement affirmée par les textes et la tenue des conciles ; la primauté romaine mise en pleine lumière et réduite en acte surtout depuis saint Léon ; la théorie générale des sacrements ébauchée et les conditions de leur validité définies par saint Augustin ; la présence réelle de Jésus-Christ dans l’eucharistie affirmée dans des formules nettes, et la théorie delà conversion eucharistique élaborée au point qu’il n’y manque guère que le terme technique de transsubstantiation ; l’efficacité et les fruits du sacrifice eucharistique expliqués surtout aux vie et viie siècles ; l’importante évolution de la discipline pénitentielle, qui n’en fait pas — comme on l’a dit à tort — le sacrement de pénitence, car elle a toujours été sacramentelle, mais qui, par la pratique plus fréquente de la pénitence privée, en rapproche la forme extérieure de notre usage actuel. En même temps, l’extrême-onction sortant pour ainsi dire de la pénombre où l’ont tenue les quatre premiers siècles, et apparaissant comme un rite coutumier de l’Église ; l’indissolubilité absolue du mariage plus fermement proclamée par les latins et ses conditions canoniques peu à peu définies et codifiées ; la doctrine du purgatoire d’abord timidement formulée par saint Augustin, puis largement exposée par saint Grégoire, tandis que se développe le culte de la Vierge, des saints, des reliques, et que prennent de plus en plus possession de la vie chrétienne les pratiques innombrables qui sont les conséquences plus ou moins éloignées des grands dogmes de la foi. Tout cela, tout cet épanouissement de doctrine, d’intelligence et de piété explique que cette période de l’histoire de l’Église que nous venons de parcourir, cette période des Pères ait toujours paru — indépendamment de la valeur des hommes qui y ont brillé — comme une des plus fécondes que l’Église ait connues, une des plus glorieuses dont elle ait conservé le souvenir.
Et cependant, au milieu de toutes ces discussions qui font naître de nouvelles formules, de ce développement dogmatique et disciplinaire qui crée une langue et des situations nouvelles, l’Église a conscience, au fond, de ne rien innover et de rester fidèle à l’enseignement premier dont elle a reçu le dépôt. Jusqu’au ive siècle, elle invoquait l’autorité de Jésus-Christ et des apôtres : à partir du ve elle invoque en plus « l’autorité des Pères » ; mais, en le faisant, elle ne pense pas invoquer une autorité différente qui s’ajoute à la première et que l’on en puisse séparer : elle y voit la même autorité qui s’exprime par de nouveaux organes. Cette autorité d’ailleurs c’est la sienne même, celle de l’Église enseignante : et comme cette Église a reçu les paroles de la vie éternelle et continue sur la terre l’œuvre de Jésus-Christ, il ne se peut faire — et elle le sait — que sa doctrine s’écarte de celle du Maître, et en soit par diminution ou par addition substantiellement différente. C’est cette conviction qui donne à la parole des papes et des conciles tant de fermeté dans leurs décisions, qui les guide dans les éclaircissements dogmatiques qu’ils libellent, qui leur fait porter dans les questions les plus diverses la constante préoccupation de se rattacher à l’antiquité et de continuer la tradition. La tradition, c’est l’âme même de l’Église, et à raisonner d’une façon purement humaine, il serait déjà surprenant que, avec ce souci de lui rester fidèle, cette Église l’eût jamais reniée.
Saint Vincent de Lérins ne pensait pas qu’elle l’eût jamais fait, lui qui cependant revendiquait pour le dogme chrétien le droit au progrès ; car il a écrit ces lignes dont j’ai plus haut donné l’analyse, et qui peuvent clore cet ouvrage :
« Christi vero Ecclesia, sedula et cauta depositorum apud se dogmatum custos, nihil in his unquam permutat, nihil minuit, nihil addit, non amputat necessaria, non apponit superflua, non amittit sua, non usurpat aliena : sed omni industria hoc unum studet, ut vetera fideliter sapienterque tractando, si qua sunt illa antiquitus informata et inchoata, accuret et poliat, si qua iam expressa et enucleata, consolidet, firmet, si qua iam confirmata et definita, custodiat » (Commonit., 23).