(Été 1527)
L’évêque veut s’allier aux Suisses – Les Suisses s’y refusent – Complot du duc contre l’évêque – Le plan du duc – Préparatifs et avis – L’évêque averti se sauve – Le complot échoue – Effroi de l’évêque – Les huguenots veulent se délivrer des chanoines – L’évêque met ces révérends pères en prison – L’évêque veut devenir bourgeois – Les syndics lui demandent des tribunaux laïques – Il les accorde – Joie des citoyens – Prérogatives de l’évêque mises en question – Irritation du duc – Un envoyé ducal délivre les chanoines – Les chanoines quittent Genève – Sentiments divers sur leurs retraites
Le sac de Rome avait fait une grande sensation dans la catholicité. Pierre de La Baume croyait presque que le règne de la papauté avait pris fin, et il était fort effrayé pour lui-même. Si un prince aussi puissant que le pape de Rome avait succombé, que deviendrait l’évêque de Genève ? L’alliance avec les cantons, et l’Évangile qu’un magistrat suisse venait d’annoncer, lui semblaient les avant-coureurs de sa perte. Il n’avait pas devant lui des lansquenets, comme ceux qui avaient obligé Clément VIII à fuir ; mais il avait des huguenots qui à ses yeux étaient plus redoutables. La liberté semblait sortir alors, comme le soleil levant, de la nuit du moyen âge ; l’évêque pensa que le plus sûr était de se tourner vers l’astre naissant, et de se jeter dans les bras des libéraux. Pierre de La Baume avait de grandes préférences pour le despotisme savoyard ; mais si ses intérêts le demandaient, il était prêt à faire sa cour à la liberté ; on a vu de cela d’autres exemples. L’évêque donc autorisa la séquestration des biens des mamelouks bannis et fit à Besançon Hugues un don magnifique. Il lui octroya le fief perpétuel de la pêche du lac, du Rhône et de l’Arve, se réservant (ce qui montrait le prix de cette grâce) la faculté du rachat pour deux mille gros ducats d’ora. Tout cela n’était qu’un acheminement pour arriver à l’accomplissement d’un étrange dessein.
a – « Pro summa ducatorura auri largorum duorum millia. » (Galiffe fils, B. Hugues, p. 454. Pièces justificatives, n° 4.)
Le prélat s’était mis dans l’esprit de s’allier lui-même avec les Suisses, persuadé qu’ils pouvaient seuls le défendre contre la fougue des huguenots et la tyrannie du duc de Savoie. Il envoya en conséquence Robert Vandel à Fribourg et à Berne, pour supplier ces deux États de lui accorder leur alliance. Cette démarche causa aux Genevois la plus grande surprise. « Quoi, disait-on, Monseigneur se fait-il huguenot ? » Les Suisses repoussèrent rudement la demande du prélat romain. « Nous ne voulons pas de l’évêque pour combourgeois, répondirent-ils, et cela pour quatre raisons. La première, qu’il est léger et versatile ; la seconde, qu’il n’est point aimé dans Genève ; la troisième, qu’il est impérialiste et bourguignon ; la quatrième, qu’il est prêtre !… » Les cantons ne mentionnèrent pas la raison la plus forte. Fribourg et Berne, alliés de la ville, ne pouvaient l’être en même temps de l’évêque, car comment eussent-ils soutenu contre lui les droits des Genevoisb ?…
b – Spon, Hist. de Genève, I, p. 407, note.
L’évêque ne se découragea pas. Tantôt il sentait son siège s’ébranler sous lui, et craignant de le voir s’écrouler il se cramponnait à la liberté de toutes ses forces ; tantôt il croyait voir le fantôme de l’hérésie s’approcher d’un pas lent mais sûr, et bientôt s’asseoir à sa place sur son siège,… et cette vue redoublait ses craintes. Il envoya donc à Berne Besançon Hugues, diplomate plus influent que Vandel, qui fut reçu avec considération dans les cercles aristocratiques, mais y essuya toutes sortes de reproches. Les fiers Bernois étaient indignés de ce qu’il se faisait l’avocat d’un être aussi peu estimable que l’évêque. Un jour qu’en présence de ces hommes énergiques qui avaient vu tant de batailles, Hugues plaidait avec chaleur la cause du prélat ; son interlocuteur se détourna soudain avec horreur, et comme s’il eût repoussé de la main une apparition satanique : « Le nom de l’évêque, dit-il, nous est plus exécrable que celui du diable lui-même. » Hugues en eut assez et revint à Genève, fort embarrassé. Pierre de La Baume, prêtre léger et frivole, se consola vite de sa déconfiture en riant des reproches qu’on lui avait faits. Il s’amusait des objections des Suisses et répétait chaque jour à ceux qui l’entouraient : « Que voulez-vous ?… Comment les Helvétiens me recevraient-ils dans leur alliance ?… Je suis prêtre et bourguignon !… Ainsi, tantôt tremblant, tantôt riant, l’évêque de Genève marchait vers sa ruinec.
c – Bonivard, Chroniq., II, p. 468. — Journal de Balard, p. 112, — Manuscrit de Gautier, — Mem. d'Archéologie, IV, p. 161.
Depuis longtemps Charles III suivait des yeux ce prélat, et remarquait avec dépit les caresses intéressées, et selon lui coupables, qu’il faisait aux Genevois et aux confédérés. La nouvelle que l’évêque avait envoyé successivement deux députés aux Suisses, mit le comble à la colère du prince. Ce n’est pas assez que les citoyens veuillent s’émanciper ; les évêques eux-mêmes ; que les ducs ont toujours regardés comme leurs agents, prétendent suivre leurs brisées. Ceci mérite un terrible châtiment. Le duc conféra avec ses conseillers sur la nature de la leçon qu’il fallait infliger au prélat. L’un des plus décidés des ministres de Charles proposa d’enlever Pierre de La Baume ; la motion fut appuyée, et la résolution fut prise. Pour l’exécuter il fallait gagner quelques-uns des clercs qui l’entouraient. On tâta messieurs les chanoines, et plusieurs d’entre eux, vendus au duc, promirent leurs bons offices. « L’évêque est fort dévot à la Vierge, dit-on ; le samedi, jour consacré à Marie, il va d’ordinaire ouïr la messe hors de la ville, à Notre-Dame de Grâce. Il est alors sur sa mule, avec autres gens d’étoffe. Or, cette église n’étant séparée de la Savoie que par un pont, le capitaine des archers de Son Altesse n’a qu’à s’embusquer près de la rivière, pour happer Monseigneur. Les prêtres et les officiers qui l’entourent gagnés ou peu courageux, s’enfuiront. On l’entraînera précipitamment de l’autre côté de l’Arve, et quand il sera sur les terres de Savoie, on le fera mourir comme traître. » Tout cela était arrangé par de bons catholiques, et l’archevêque de Turin y avait probablement sa part. Les réformateurs ne procédèrent jamais à l’égard des évêques avec autant de sans-gêne.
Ainsi la guerre éclatait entre les deux grands ennemis de Genève. Les Genevois ne savaient comment se débarrasser du prélat, et voilà Charles qui, nouvel Alexandre, coupe le nœud gordien. L’évêque une fois enlevé, l’un des plus notables obstacles à l’indépendance, à la moralité, à la religion, à la civilisation, le sera par cela même. Tant qu’il est là, rien de bon ne peut se faire dans Genève ; quand il n’y sera plus, la ville deviendra libre. Ce n’était pourtant pas le projet de Son Altesse ; ayant happé l’évêque, elle prétendait happer aussi sa cité. Voici quel était son plan pour prendre Genève. « A peine les archers savoyards auront-ils enlevé le prélat, que quelques créatures de Son Altesse, montant précipitamment au clocher de Notre-Dame, sonneront la grande cloche. Toutes celles des villages voisins répondront à ce signal ; les seigneurs sortiront, l’épée à la main, de leurs châteaux, les habitants des campagnes prendront leurs faux et leurs armes, et tous marcheront sur Genève. Les Genevois sont vifs et bouillants ; apprenant que les Savoyards ont passé l’Arve et violé leur territoire, ils entreront en armes sur les terres de Savoie pour venger cette offense, mais là ils trouveront pour leur répondre le sire de Pontverre et tous ses amis. Au milieu de cette agitation, M. le duc aura un excellent prétexte d’entrer dans la ville et de s’en emparer. Et quand il s’y sera établi, il coupera la tête à Hugues, aux syndics, aux conseillers, à M. de Bonmont et à plusieurs autres. Enfin on donnera à Genève un évêque qui s’occupe à réfuter les hérétiques, et Son Altesse se chargera de faire plier ces fougueux républicains sous le glaive du pouvoir temporel, et de chasser à tout jamais de la ville la Réformation et les réformateursd. » Le duc, ravi de ce plan, se mit aussitôt en mesure de l’exécuter. Pour empêcher que Pierre de La Baume ne s’enfuît en Bourgogne, il garnit d’archers tous les passages du Jura, tandis que ses meilleurs capitaines s’établissaient autour de la ville pour accomplir le guet-apens.
d – Voir le Journal de Balard, l’un des magistrats les plus considérés et les plus catholiques de l’époque. Il décrit au long le complot, p. 117, 118, dans son Journal récemment publié. — Voir aussi Bonivard, Police de Genève, p. 396.
Toutes ces mesures ne purent se prendre sans qu’il en perçât quelque chose. Genève avait des amis dans les villages où une agitation inaccoutumée annonçait l’exécution prochaine d’un complot. Le jeudi 11 juillet, un homme passant par des sentiers détournés, arriva de Savoie et dit à ceux de Genève : « Soyez sur vos gardes ! » Deux jours après, le samedi 13, qui devait être le jour de l’exécution, comme on était entre huit et neuf heures du matin, un autre homme passant le pont d’Arve vint dire à l’un des syndics que des gendarmes à cheval et à pied, étaient secrètement embusqués à Lancy, à une demi-lieue seulement de la ville. On ne s’en inquiéta guère, et l’évêque, fort peureux de sa nature mais à qui ces messages n’étaient point parvenus, monta sur sa mule (c’était le jour où il allait présenter ses hommages à Marie), se rendit à Notre-Dame, y prit sa place et la messe commença. Cependant les soldats de Charles étaient déjà en marche du côté du pont, afin de saisir le prélat, au moment où il sortirait du sanctuaire. Quelques personnes dévotes eurent pitié de lui, et à l’instant où le prêtre venait de célébrer le mystère, un homme, l’air inquiet, entra dans l’église (venait-il de Genève ou de la Savoie, je l’ignore), se glissa sans bruit jusqu’à la place qu’occupait le prélat, et lui dit à l’oreille : « Monseigneur, les archers de Savoie se préparent à vous gripper. » A ces paroles, La Baume, saisi d’effroi, pâlit, tremble ; il n’attend pas la bénédiction ; la peur lui donne des forces ; il se lève, traverse précipitamment le sanctuaire et saute sur sa mule, sans mettre le pied à l’étrier, car il était « fort dispos de sa personne, » dit Bonivard ; puis se servant de ses talons, au lieu d’éperons qu’il n’avait pas, il frappe les flancs de la bête, galope bride abattue, et crie, en passant, aux gardes, de toute la force de ses poumons : « Fermez les portes ! » Le prélat arriva chez lui essouflé et tout tremblante.
e – Journal de Balard, p. 118. — Bonivard, Police de Genève, p. 396.
Tout était en mouvement dans la ville. Le capitaine général Besançon Hugues, sincèrement attaché à La Baume et fort opposé aux usurpations de la Savoie, avait compris le plan de Son Altesse, et déployant son énergie ordinaire, s’était mis à parcourir les rues en disant : « Fermez les boutiques ; tendez les chaînes ; mettez les verrous aux portes de la ville ; battez du tambour ; sonnez l’alarme, et que chacun prenne son arquebuse. » Puis, quittant les rues, Hugues était venu à Saint-Pierre, et malgré l’opposition des chanoines, complices de l’attentat, il avait fait sonner la grosse cloche. Déjà le bruit se répandait, de l’autre côté de l’Arve, que le coup était manqué, que l’évêque s’était échappé sur sa mule. Les hommes d’armes de Savoie étaient déconcertés ; les cloches des villages ne furent pas mises en branle ; les seigneurs restèrent dans leurs manoirs, les paysans dans leurs champs. « Notre projet est éventé, dirent les capitaines savoyards ; toute la ville est sous les armes. Il faut attendre un meilleur moment. »
Les chanoines, tout en étant avec le duc, avaient caché leur jeu, et employé certaines créatures de la Savoie pour l’exécution du complot. Ces gens étaient connus ; la terreur les saisit ; ils ne virent d’autres moyens d’échapper à la mort que de quitter la ville. Mais toutes les portes étaient fermées !… N’importe, le désespoir leur donna du courage. Au moment même où les hommes d’armes de Savoie se retiraient, on vit plusieurs individus sortir précipitamment des rues, se jeter dans les fossés de Saint-Gervais, escalader les palissades et fuir à toutes jambes. C’étaient les traîtres qui avaient correspondu avec l’ennemi du dehors.
Quant à La Baume, il avait perdu la tête. Repoussé des Suisses, méprisé des Genevois, poursuivi par le duc, que faire ? Ah ! s’il pouvait s’enfuir dans ses bénéfices de Bourgogne, où les gens sont si calmes et le vin si bon ! mais, hélas ! toutes les gorges du Jura sont remplies de gens d’armes savoyards. Il était dans une grande angoisse. Ne se croyant pas en sûreté dans son palais, c’était dans la maison de l’un de ses partisans qu’il s’était réfugié en revenant sur sa mule de sa visite à Notre-Dame. Il s’attendait à ce que le duc poursuivrait son dessein, entrerait dans Genève et le chercherait dans toute la ville. Aussi demeurait-il immobile dans la cache la plus secrète de la maison qui l’avait accueilli. Ce ne fut que quand on vint lui dire que les hommes d’armes savoyards s’étaient décidément retirés, que rien ne bougeait autour de la ville, que les huguenots même ne pensaient point à mettre la main sur lui, qu’il s’encouragea, mit le nez à l’air, et retourna à l’évêché. Toutefois il regardait furtivement à la fenêtre si des huguenots ou des ducaux ne venaient pas l’enlever jusque dans sa propre demeure. Les Genevois souriaient de sa frayeur ; mais tous, sauf les créatures de Charles, se réjouirent de ce que le guet-apens ducal avait échoué. Les hommes religieux reconnurent dans cette délivrance la main d’en haut. « On regratia Dieu, » dit Balardf.
f – Journal de Balard, p. 117. — Bonivard, Chroniq., II, p. 467.
Cette attaque avortée devait avoir pourtant une conséquence importante, délivrer la ville des chanoines et préparer ainsi la Réformation. Ces hommes étaient dans Genève les représentants et les appuis de toutes les tyrannies politiques et religieuses. Pour sauver le catholicisme, il eût fallu que le clergé, et surtout les chanoines, qui en étaient les chefs, se joignissent aux laïques, et tout en maintenant le culte romain, demandassent la suppression de certains privilèges épiscopaux, et de certains abus ecclésiastiques ; quelques-uns des chefs huguenots, ceux qui comme Hugues aimaient l’évêque, et ceux aussi qui s’opposèrent plus tard à la réformation de Calvin, fussent probablement entrés avec joie dans cet ordre de choses. Mais pour l’exécution d’un tel plan il fallait que les prêtres fussent justes et libres. Or l’autorité absolue de l’Église qui avait affaibli les forces de l’esprit humain, avait surtout dégradé les prêtres. Les clercs de Genève étaient trop déchus pour opérer une transformation du catholicisme. Plusieurs des chanoines et même des curés ne voyaient dans le désir qu’avait l’évêque de s’allier aux Suisses, que l’acte d’un révolutionnaire ou même d’un fou, et ils avaient en conséquence donné la main à l’entreprise de Charles, si odieuse aux Genevois.
Les huguenots se hâtèrent d’en profiter. Si le complot ducal ne les a pas délivrés de l’évêque, il faut du moins qu’il les débarrasse des chanoines. Ces dignitaires ecclésiastiques ne quittaient jamais Genève, tandis que l’évêque allait souvent intriguer en Italie et s’amuser en Bourgogne. Ils étaient d’ailleurs plus bigots et plus fanatiques que le mondain prélat, partant plus dangereux. Et puis, si l’on désirait se défaire du diocésain, le parti le plus sage n’était-il pas de commencer par son conseil ? Peu après la fameuse alerte, des Genevois libéraux se rendirent à l’évêché, et dirent à La Baume : « Les chanoines, Monseigneur, sont les espions de Son Altesse ; tant qu’ils seront à Genève, la Savoie aura un pied chez nous. » Le pauvre évêque était trop irrité contre le chapitre pour ne pas prêter l’oreille à ces discours, et après s’être perdu auprès du duc, il se mit en train de se perdre auprès du clergé, et de jeter par la fenêtre les amis les plus dévoués des institutions romaines. Oui, dit-il, ils grabugent contre l’Église !… Qu’on les arrête… Ce sont eux qui voulaient me faire prendre… qu’on les mette en prison !… » Le lendemain, le procureur fiscal heurta, avec ses sergents, à la porte des chanoines les plus influents, MM. de la Madeleine, de Montrotier, de Salery, de Veigy et d’autres, mit la main sur eux, et à l’étonnement indicible des domestiques et des voisins de ces révérends seigneurs, il les conduisit en prisong.
g – Journal de Balard, p. 119.– Registres du Conseil, ad locum.
Une fois que les verrous furent tirés sur leurs révérences, l’évêque se mit à réfléchir sur l’acte étonnant qu’il venait d’accomplir. Encore tout plein de colère, il ne s’en repentait pas, mais il était inquiet, angoissé, confondu de son courage. Si l’autre jour le duc voulait l’enlever, que fera ce prince terrible, maintenant que lui, de La Baume, vient de jeter héroïquement dans les chaînes ses partisans les plus dévoués ?… Toute la Savoie va marcher contre lui. Il appela le capitaine général, il lui confia toutes ses craintes, et Besançon Hugues, son plus fidèle ami, voulant dissiper ses alarmes, fit placer des hommes de guet sur la tour de Saint-Pierre, sur les murailles et à toutes les portes. Ils avaient ordre de prévenir aussitôt le commandant en chef, si un seul cavalier paraissait à l’horizon du côté de la Savoie.
La Baume commença à respirer. Pourtant il n’était point encore entièrement tranquille. Il se moquait à part lui du guet de Besançon Hugues. Que feront ces quelques bourgeois armés contre les soldats du neveu de François Ier, du beau-frère de Charles-Quint ? Le duc de Savoie tournait autour de lui comme une bête fauve qui voulait le dévorer ; l’évêque pensait que l’ours de Berne pouvait seul le défendre… Mais, hélas ! Berne ne voulait pas de lui, parce qu’il était prêtre et bourguignon !… Il ruminait tout cela dans son esprit. Lui, si fin politique, lui que l’Empereur employait dans ses négociations,- ne trouvera-t-il rien quand il s’agit de se sauver lui-même ? Tout à coup, il imagina un moyen de se faire l’allié de Berne, malgré Berne. Il se fera recevoir bourgeois de Genève, et en vertu de la combourgeoisie générale, il deviendra ainsi lui-même l’allié des cantons. Charmé de cette idée lumineuse, il la communique à ses intimes ; il ne veut pas perdre un jour ; il ordonne qu’on assemble pour le lendemain le conseil généralh.
h – Registres du Conseil des 13 et 14 juillet 1527. — Bonivard, Chroniq., II, p. 467. — Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 421, 517. — Journal de Balard, p. 119.
Le lendemain donc, 15 juillet, les cloches de la cathédrale retentirent dans les airs ; les bourgeois, ceignant l’épée, sortirent de leurs maisons pour se rendre au conseil général, et l’évêque-prince, entouré de ses conseillers et de ses officiers, parut au milieu du peuple, et s’assit au lieu le plus éminent. Tout préoccupé de l’ambition étrange de devenir simple bourgeois de la ville dont il était prince, il saluait à droite et à gauche et faisait surtout aux huguenots la meilleure grâce du monde. Je révoque, dit-il, mes protestations contre l’alliance avec les Suisses. Je sais combien vous y tenez ; eh bien… je l’approuve maintenant ; je veux y adhérer ; et pour plus grosse démontrance de mon approbation, je demande que vous me vouliez à bourgeois recevoir… » L’étonnement fut grand parmi le peuple. Un évêque se faire bourgeois de Genève ! cela ne s’était jamais vu. Toutefois, tous les amis de l’indépendance se montrèrent favorables à ce dessein. Les uns voulaient plaire à l’évêque ; d’autres voyaient avec plaisir tout ce qui pouvait le séparer plus complètement du duc ; tous se disaient que si le prélat devenait citoyen de Genève, et s’unissait avec les confédérés, leurs amis, il en résulterait de grands avantages pour la ville. S’il commence par se faire Suisse, qui sait s’il ne se fera pas protestant ? Le conseil général lui accorda donc sa demande.
Voulant lui faire payer sa bourgeoisie, et ne perdant pas une occasion de récupérer leurs libertés, les syndics lui demandèrent de remettre toutes les causes civiles à la juridiction laïque. Des laïques juger dans une principauté ecclésiastique !… C’était une grande révolution, et trois siècles et plus devaient s’écouler sans qu’une victoire semblable fût remportée dans d’autres États de ce genre. L’évêque comprit tout ce qu’avait de grave une telle demande ; il croyait déjà entendre les réclamations sans fin des clercs qui se verraient privés de leurs honneurs et de leurs gains ; mais il jouait alors le rôle d’un pape libéral, tandis que les chanoines jouaient celui d’incorrigibles cardinaux. Il dit oui. C’était un gain immense pour la communauté, car des longueurs interminables et de criants abus caractérisaient à Genève, comme à Rome, les tribunaux ecclésiastiques.
Les syndics, transportés de joie, témoignèrent au prélat toute leur reconnaissance. Ils lui dirent qu’il n’avait plus rien à craindre, non seulement des Genevois, mais encore du duc lui-même. Puis se tournant vers le peuple : « Que tous les citoyens, dirent-ils, prennent l’épée pour défendre Monseigneur. Nous voulons, si on l’attaque, qu’au son du beffroi tous les bourgeois et même les prêtres se mettent sous les armes. — Oui, oui, s’écrièrent tous les citoyens, nous lui serons toujours fidèles ! » Une transformation semblait opérée dans les cœurs. On estimait l’importance du sacrifice que le prélat venait de faire, et on lui en savait gré. Sur quoi l’évêque, « levant la main droite vers le ciel, et mettant la main gauche sur la poitrine (comme c’était la manière des prélats), » dit : « Je promets, par ma foi, de maintenir loyalement tout ce que en bourgeoisie est besoin ; de me montrer un bon prince et de ne me séparer jamais de vous !… » Le peuple joyeux leva aussi la main et s’écria : « Et nous, Monseigneur, nous vous préserverons du mal comme si vous étiez notre propre têtei ! » Le pauvre prélat eût sacrifié davantage encore pour se mettre à l’abri des attaques de Charles qui lui causaient un indicible effroi.
i – Registres du Conseil du 15 juillet 1527. — Bonivard, Chroniq., II, p. 471. — Journal de Balard, p. 119.
Il semblait que cette concession, en unissant plus intimement l’évêque et les Genevois, dût ajourner la Réformation ; il en fut autrement. A mesure que les Genevois acquéraient quelque liberté, ils en désiraient plus encore. Aussi quand les citoyens furent rentrés chez eux, quand ils se réunirent chez l’un ou chez l’autre, ils commencèrent à se dire que c’était bien quelque chose que d’avoir obtenu de l’évêque la justice civile, mais qu’il avait encore d’autres restitutions à faire. Quelques-uns demandaient de quel droit il possédait l’autorité temporelle ; et d’autres, ceux qui savaient le mieux ce qui se passait à Zurich, désiraient se soustraire à la puissance spirituelle du prélat, pour ne reconnaître que celle de la sainte Écriture.
L’opposition aux principautés ecclésiastiques commençait donc, il y a trois siècles, à Genève. « L’évêque nous a accordé la juridiction civile, disait Bonivard, acte à lui très dommageable et à nous très profitable… Mais… ceci est une entrée (un premier pas) pour le priver totalement de son autorité. Ni La Baume, ni les autres évêques n’ont été élus légitimement, c’est à dire par le clergé et à la postulation du peuple. Ils ont été fourrés au siège par le pape… Ils ne sont que tyrans, mis par d’autres tyrans ! Nous pouvons donc, sans danger de l’âme, les refuser ; et puisqu’ils sont entrés par les caprices de l’arbitraire, il nous est légitime de les chasser par l’autorité franche de la cité. Jamais Genève n’a reconnu d’autres princes que ceux que le peuple a lui-même élus. » Ces discours de Bonivard étonnaient quelques-uns ; mais la plupart les recevaient avec enthousiasme.
Les catholiques, de plus en plus inquiets, prévoyaient de grands désastres. L’édifice de la papauté, incessamment miné dans Genève, s’ébranlait ; ses piliers et ses arcs-boutanls s’en allaient ; il en tombait chaque jour quelque chose ; et la clef de la voûte, le pouvoir épiscopal lui-même, était sur le point de s’écrouler. Hélas ! Genève était place démanteléej.
j – Registres du Conseil du 15 juillet 1527. — Journal de Balard, p. 119. Bonivard, Chroniq., p. 471, 472.
Le duc, en apprenant la concession de l’évêque, fut saisi d’un de ses accès de colère. Il y avait de quoi ; en donnant au magistrat laïque la puissance civile, La Baume s’était rendu coupable envers le duc d’une faute nouvelle ; car c’était au fond la juridiction du vidame, c’est-à-dire celle du duc, que l’évêque avait ainsi cédée, et c’était bien ce qui l’avait porté à en faire si bon marché.
Charles n’avait pas même besoin de ce nouveau grief. Quand on avait appris à la cour de Turin que les chanoines avaient été mis en prison par le prélat, la rumeur avait été grande ; les amis, les parents des révérends seigneurs avaient crié bien fort, et le duc s’était décidé à faire adresser aux Genevois les plus pressantes remontrances, se réservant d’avoir recours à des moyens plus énergiques, si les paroles ne suffisaient pas. Il chargea son grand écuyer, M. de Jacob, d’aller mettre à l’ordre ce petit peuple. L’envoyé ducal arriva à Genève vers le milieu de juillet. Il portait haut la tête, se montrait réservé, blessé même ; il était venu décidé à faire sentir à cette ville, si petite et pourtant si arrogante, ce que c’est que la puissance d’un grand prince. Le samedi, 20 juillet, le sire de Jacob ayant été admis devant le conseil, lui représenta donc fièrement, non pas, il est vrai, que les révérends pères, mis en prison comme des criminels, étaient innocents, mais qu’ils étaient de grosse parenté et sujets de Son Altesse ; il ajouta que le duc ordonnait, en conséquence, leur mise immédiate en liberté. « Autrement, ajouta d’un ton superbe l’ambassadeur, Monseigneur y pourvoira, comme il lui semblera bon. » Le ton et le regard de l’écuyer ducal expliquaient ces paroles, et chacun comprit que Charles III viendrait revendiquer les chanoines à la tête de son armée. Les magistrats et le prélat, embarrassés, répondirent au duc en se renvoyant la balle. Les premiers déclarèrent qu’ils ne s’étaient point mêlés de cette affaire, qui ne concernait que Monseigneur de Genève ; et l’évêque, à son tour, mit toute la faute sur le peuple. « J’ai été obligé de faire cela, dit-il, pour empêcher les chanoines d’être tués. » Néanmoins il se montra très clément. L’avoyer de Fribourg, délégué à cet effet par son conseil, joignait ses instances aux sommations ducales ; pressé à la fois par la Suisse et par la Savoie, l’évêque crut ne pouvoir résister. L’arrestation des chanoines avait été au fond, de sa part, un acte de colère tout autant que de justice. « Je les relâche, dit-il ; je leur pardonne, je laisse la vengeance à Dieu »
Les chanoines sortirent du lieu où on les avait enfermés, pleins d’indignation et de colère. Ayant eu le temps de réfléchir à ce qui se passait dans Genève, au courant impétueux qui entraînait les citoyens de cette cité dans une direction contraire à celle de Rome, ils s’étaient décidés à quitter une ville où on les jetait sans façon dans la maison des criminels. MM. de Montrotier, de Veigy et leurs collègues, à peine de retour dans leurs maisons, disaient à qui voulait les entendre qu’ils abandonnaient Genève et les Genevois à leur funeste sort. Cette étonnante résolution se répandit aussitôt dans la ville, et émut fort le peuple ; c’était une grande nouvelle, et on avait peine à la croire. Les chanoines de Genève formaient un corps très élevé, dans l’opinion de la catholicité. Pour y être reçu, il fallait faire preuve de noblesse ou être gradué en quelque fameuse université, et depuis le commencement du siècle on y avait vu des membres des plus illustres familles de la Savoie, des de Grammont, de la Forêt, de Montfalcon, de Menthon, de la Motte, de Chatillon, de Croso, de Sablon et d’autres aussi nobles qu’euxk.
k – Besson, Mémoire du diocèse de Genève, p. 87.
Les chanoines tinrent parole. A peine eurent-ils fait les arrangements nécessaires au départ, qu’ils se mirent sur leurs mules ou dans leurs voitures, et partirent. Les Genevois se tenaient sur le seuil de leurs portes, se groupaient dans les rues, et contemplaient ces dignitaires de Rome, qui abandonnaient leur demeure, les uns la tête basse, les autres le regard irrité, et qui défilant tristes et silencieux, sortaient par la porte de Savoie, le cœur plein de ressentiment contre une ville, qu’ils appelaient ingrate et rebelle. De trente-deux qu’ils étaient, il n’en resta pas sept ou huitl. Les citoyens, rassemblés en des lieux divers, étaient agités de pensées bien différentes. Les huguenots se disaient que ces hauts et révérends clercs, vrais cardinaux, qui soutenaient la papauté bien mieux que l’évêque, ne seraient plus toujours là pour empêcher la nouvelle génération de sortir des entraves du moyen âge ; que cet exode inattendu signalait une grande révolution ; que les temps anciens s’en allaient, et que la Réformation commençait. Les créatures de Rome au contraire éprouvaient une amère douleur, et des flammes de vengeance s’allumaient dans leurs cœurs. Enfin les citoyens qui étaient à la fois bons Genevois et bons catholiques, étaient saisis de crainte et d’un mélancolique effroi. « Plus de chanoines, peut-être bientôt plus d’évêque !… Genève sans chanoines et sans évêque sera-t-il encore Genève ?… » Mais la grande voix, qui couvrait toutes les autres, était celle des hommes d’initiative, de liberté, d’élan, de réforme, qui voulaient voir la vie politique se développer dans la communauté et l’Église se diriger par la Parole de Dieu et non par les bulles du pape. Parmi eux étaient De la Maison-Neuve, Bonivard, Porral, Bernard, Chautemps et d’autres. Ces hommes, pionniers des temps modernes, avaient peu de respect et point de regret pour les chanoines. Ils se disaient l’un à l’autre que ces nobles et paresseux seigneurs s’étaient plus à Genève tant qu’ils avaient pu y jouir mollement des délices de la vie, mais que quand l’heure du combat arrivait, ils fuyaient lâchement loin du champ de bataille. Les chanoines fuyaient en effet ; ils arrivèrent à Annecy, où ils s’établirent. Quant à Genève, ils ne devaient plus jamais y rentrer.
l – Registres du Conseil des 18, 19, 23, 24 juillet 1527. — Bonivard, Chroniq., 468. — Journal de Balard, p. 121-124.