Augsbourg – Prédications évangéliques – L’Empereur interdit la prédication – Avis des théologiens – Réponse de l’Électeur – Mélanchthon prépare la confession – Le Sinaï de Luther – Son fils et son père – Fantômes – Plaisanteries de Luther – Une Diète à Cobourg – Un paradis terrestre – Les lansquenets de Luther – Les jours de l’enfantement – Mort de Gattinara – Eck, Cochlée et Mélanchthon – Incapacité de l’État quant à la foi – Discordes et périls – Esprit catholique du Landgrave
Augsbourg se peuplait davantage de jour en jour. Des princes, des évêques, des députés, des gentilshommes, des cavaliers, des soldats richement vêtus, entraient par toutes les portes, et remplissaient les rues, les places, les auberges, les églises et les palais. Tout ce que l’Allemagne avait de plus magnifique allait y être réuni. Les circonstances graves où se trouvaient l’Empire et la chrétienté, la présence de Charles-Quint et ses manières bienveillantes, l’amour des choses nouvelles, des grands spectacles et des émotions vives, arrachaient les Allemands à leurs foyers domestiques ; et tous ceux qui avaient des intérêts à débattre, sans compter une foule d’oisifs, accouraient des diverses provinces de l’Empire, et se dirigeaient en hâte vers cette illustre citéa.
a – Omnes alliciebat. (Cochlœus, p. 191.)
Graves et recueillis au milieu de cette foule bruyante, l’Électeur et le Landgrave étaient décidés à confesser Jésus-Christ, et à profiter de la convocation des princes de l’Empire pour l’évangéliser et le convertir. A peine arrivé, Jean ordonna que l’un de ses théologiens prêcherait chaque jour, à huis ouverts, dans l’église des Dominicainsb. Le dimanche 8 mai, on commença à prêcher dans l’église de Sainte-Catherine ; le 13, Philippe de Hesse ouvrit les portes de la cathédrale, et son chapelain Snepf y annonça la parole du salut ; le dimanche suivant, 15 mai, ce prince ordonna à Cellarius, ministre d’Augsbourg et disciple de Zwingle, de prêcher dans le même temple. Plus tard, le Landgrave s’établit décidément dans l’église de Saint-Ulrich, et l’Électeur dans celle de Sainte-Catherine. Telles furent les deux positions que prirent ces illustres princes. Chaque jour l’Évangile était annoncé à une foule immense et attentivec.
b – Rogantibus Augustanis publice in templum Dominicorum. (Seck. Lat. p. 193.)
c – Tæglig in den kirchen, unverstört ; dazu kommt sehr viel Volks. (Corp. Ref. 2, p. 53.)
Les partisans de Rome étaient ébahis. Ils s’attendaient à voir des coupables s’efforçant de dissimuler leur faute, et ils rencontraient des confesseurs de Jésus-Christ, à la tête haute et à la parole puissante. L’évêque d’Augsbourg, voulant contrebalancer ces prédications, ordonna à son suffragant et à son chapelain de monter en chaire. Mais les prêtres romains s’entendaient mieux à dire la messe qu’à prêcher l’Évangile. « Ils crient, ils vocifèrent, » disait-on. « Ce sont des hommes stupides, ajoutaient leurs auditeurs, en haussant les épaulesd. »
d – Clamant et vociferantur. Audires homines stupidissimos atque etiam sensu communi carentes. (Ibid. 86.)
Honteux de leurs propres prêtres, les Romains s’irritente, et, ne pouvant se soutenir par la parole, ils ont recours au bras séculier. « Les sacrificateurs font jouer des machines merveilleuses pour s’emparer de l’esprit de César, » dit Mélanchthonf. Ils réussirent, et Charles fit connaître le mécontentement que lui inspirait la hardiesse des princes. Puis les amis du Pape, s’approchant des Protestants, leur insinuèrent à voix basse « que l’Empereur, vainqueur du roi de France et du pontife de Rome, reparaissait en Allemagne pour broyer les Évangéliquesg. » L’Électeur, inquiet, demanda l’avis de ses théologiens.
e – Urebat hoc pontifices. (Scultet. p. 271.)
f – Οἱ ἀρχιερεὶς μιρις machinis oppugnant. (Corp. Ref., II, p. 70)
g – Evangelicos omnes obtriturum. (Scult., p. 269.)
Avant que la réponse fût prête, les ordres de Charles arrivèrent, portés par deux de ses ministres les plus influents, les comtes de Nassau et de Nuenar. On ne pouvait faire un choix plus habile. Les deux comtes, dévoués à Charles, étaient pourtant favorables à l’Évangile, qu’ils professèrent plus tard ; aussi l’Électeur était-il tout disposé à prêter l’oreille à leurs avis.
Le 24 mai, ces deux seigneurs remirent leurs lettres à Jean de Saxe, et lui déclarèrent que l’Empereur était très irrité de voir les controverses religieuses troubler la bonne intelligence qui, depuis tant d’années, unissait les maisons de Saxe et d’Autricheh ; qu’il était étonné de voir l’Electeur s’opposer à un édit (celui de Worms) qui avait été rendu à l’unanimité par tous les États de l’Empire ; qu’une telle conduite déchirait l’unité germanique, et pouvait inonder de sang toute l’Allemagne. Ils demandèrent en conséquence que l’Électeur fît cesser immédiatement les prédications évangéliques, et ajoutèrent, d’un ton confidentiel, qu’ils tremblaient à la pensée des suites prochaines et déplorables qu’aurait certainement un refus de l’Électeur. « Ceci, dirent-ils, n’est que l’expression de nos sentiments personnels. » C’était une pratique diplomatique, l’Empereur leur ayant enjoint de faire entendre quelques menaces, mais en leur propre nomi.
h – L’instruction se trouve dans Cœlestin, I, 5o. Forstemann, Urk, I, p. 220.
i – Quidquid duri Electori denuntiabant suo veluti nomine et injussi dicebant. (Seck. 2, p. 156.)
L’Électeur fut vivement ému. « Si Sa Majesté interdit la prédication de l’Évangile, s’écria-t-il, je retournerai aussitôt chez moij. » Cependant il attendit l’avis de ses théologiens.
j – Den nachsten heim zu reiten. (Corp. Ref. 2, p. 88.)
La réponse de Luther fut la première prête. « L’Empereur est notre maître, dit-il ; la ville et tout ce qui s’y trouve est à lui. Si Votre Altesse ordonne à Torgau que l’on fasse ceci ou que l’on laisse cela, on ne doit pas lui résister. J’aimerais que par des sollicitations humbles et respectueuses on cherchât à changer la décision de Sa Majesté ; mais si elle persiste, force fait loi ; nous avons fait notre devoirk. » Ainsi parlait l’homme que l’on représente souvent comme un rebelle.
k – L. Epp., IV, p. 18.
Mélanchthon et les autres théologiens opinèrent à peu près de même ; seulement ils insistèrent davantage sur ce qu’il fallait exposer à l’Empereur que dans leurs discours ils ne parlaient pas de controverse, mais se contentaient d’enseigner simplement la doctrine de Christ sauveurl. « Gardons-nous surtout d’abandonner la place, continuaient-ils ; que Votre Altesse, d’un cœur intrépide, confesse, en présence de Sa Majesté et de tous les États de l’Empire, par quelles voies merveilleuses elle est parvenue à la droite intelligence de la véritém ; et qu’elle ne se laisse point épouvanter par ces coups de tonnerre qui s’échappent des lèvres de nos ennemis. » Confesser la vérité, tel était, selon les Réformateurs, le but auquel tout devait être subordonné.
l – Nullas materias disputabiles a nobis doceri. (Corp. Ref. 2, p. 72.)
m – Quo modo plane inenarrabili atque mirifico. (Ibid. 74.)
L’Électeur cédera-t-il à cette première demande de Charles, et commencera-t-il ainsi, même avant l’arrivée de l’Empereur, une série de sacrifices dont on ne saurait prévoir la fin ?
Personne dans Augsbourg n’était plus ferme que Jean. En vain les Réformateurs représentaient-ils qu’ils étaient dans la ville de l’Empereur, et qu’ils n’y étaient que des étrangers, l’Électeur branlait la tète. Aussi Mélanchthon, désespéré, écrivait-il à Luther : « Oh ! que notre vieux est difficilen ! » Néanmoins il revint encore à la charge. Heureusement qu’à la droite de l’Électeur se trouva un homme intrépide, le chancelier Bruck. Celui-ci, convaincu que la prudence, la politique, l’honneur, mais surtout le devoir, obligeaient les amis de la Réformation à résister aux menaces de Charles, dit à l’Électeur : « La demande de l’Empereur n’est qu’un honnête acheminement à l’abolition définitive de l’Évangileo. Si nous cédons maintenant, on nous écrasera plus tard. Prions donc très humblement Sa Majesté de permettre que les sermons continuent. » Ainsi un homme d’État se trouvait alors en avant des autres confesseurs de Christ. C’est là l’un des traits caractéristiques de ce grand siècle, et il ne faut pas l’oublier, si l’on veut en bien comprendre l’histoire.
n – In cujus urbe jam sumus hospites. (Corp. Ref. 2, p. 46.)
o – Sed noster senex difficilis est. (Ibid.)
Le 31 mai, l’Électeur remit sa réponse par écrit aux ministres de l’Empereur. Il n’est point vrai, y disait-il, que l’édit de Worms ait été approuvé de six Électeurs : comment l’Électeur mon frère et moi-même, en l’approuvant, nous serions-nous opposés à la parole éternelle du Dieu tout-puissant ? Quant aux relations d’amitié que j’ai formées, elles n’ont eu pour but que de me mettre à l’abri d’actes de violence. Que mes accusateurs fassent connaître à Sa Majesté les alliances qu’ils ont formées : je suis prêt à produire les miennes, et l’Empereur nous jugera. Enfin, quant à la demande de suspendre nos prédications, l’éclatante vérité de Dieu y est seule annoncée, et jamais elle ne nous fut si nécessaire. Nous ne pouvons donc nous en passerp. »
p – Quo carere non possit. (Seck., p. 156. Muller, Hist. des Protest., p. 506.)
Cette réponse devait hâter l’arrivée de Charles ; il fallait donc être prêt à le recevoir. Exposer ce qu’ils croient, et puis se taire : tel est en deux mots le plan de campagne des Protestants. Un seul homme, petit, frêle, timide, tout effrayé, était chargé de préparer cette machine de guerre. Philippe Mélanchthon travaillait nuit et jour à la confession ; il pesait chaque expression, adoucissait, changeait, puis revenait souvent à sa première idée. Il y consumait ses forces ; aussi ses amis tremblaient-ils qu’il ne mourût à la peine, et Luther lui enjoignit dès le 12 mai, sous peine d’anathème, de prendre des mesures pour conserver « son petit corps, et pour ne pas se suicider à la gloire de Dieuq. On sert aussi bien Dieu par le repos, ajouta-t-il, et même on ne le sert jamais mieux qu’en se tenant tranquille ; c’est pourquoi Dieu a voulu que le sabbat fût si strictement, et par-dessus tout, observér. »
q – Ut sub anathemate cogam te in regulas servandi corpusculi tui. (L. Epp. 4, p. 16.)
r – Ideo enim Sabbatum voluit tam rigide præ cæteris servari. (L. Epp. 4, p. 16.)
Malgré ces sollicitations, Mélanchthon multipliait ses peines, et s’appliquait à faire une exposition de la foi chrétienne, douce, modérée, et qui s’éloignât le moins possible de la doctrine de l’Église latine. Déjà à Cobourg il avait mis la main à l’œuvre, et retracé, dans une première partie, les doctrines de la foi d’après les articles de Schwabach, et, dans une seconde, les abus de l’Église d’après les articles de Torgau, faisant du tout un nouveau travail. A Augsbourg, il donnait à cette confession une forme plus soignée et plus élégantes.
s – Plus rhétorique. Feci aliqnando ῥητορικώτερον quant Coburgæ scripseram. (C. R., II, p. 40.)
L’apologie (comme on l’appelait alors) fut achevée le 11 mai, et l’Électeur l’envoya à Luther, en lui demandant de marquer ce qu’il fallait y changer. « J’ai dit ce que je croyais le plus utile, ajouta Mélanchthon, qui craignait que son ami trouvât sa confession trop faible ; car Eck ne cesse de répandre contre nous les plus diaboliques calomnies, et j’ai voulu opposer un antidote à ses poisonst. »
t – Quia Eckius edidit διαβολικωτάκας διαβολὰς contra nos. (C. Ref., p. 45.)
Luther répondit le 15 mai à l’Électeur : « J’ai l’apologie de maître Philippe ; elle me plaît assez, et je n’ai rien à y corriger. D’ailleurs, cela ne me siérait guère, car je ne saurais marcher à pas si doux et si comptés. Que Christ, notre Seigneur, fasse porter beaucoup et de grands fruits à cette œuvre ! »
Pendant que la lutte se préparait à Augsbourg, Luther à Cobourg, au sommet du coteau, « sur son mont Sinaï, » ainsi qu’il l’appelle, élevait, comme Moïse, ses mains vers le cielu. Il était le vrai général de la guerre spirituelle qui se faisait alors ; ses lettres ne cessaient d’apporter aux combattants les directions dont ils avaient besoin, et de nombreux écrits, partant de sa forteresse comme des décharges de mousqueterie, répandaient le trouble dans le camp ennemi. Suivons-le quelques moments dans l’intimité de sa retraite. Des détails sur le Réformateur peuvent paraître appartenir à la biographie plutôt qu’à l’histoire ; mais telle est l’importance de la figure de Luther, que si nous omettions ce qui la caractérise, nous craindrions de laisser un vide dans l’histoire de la Réformation.
u – Mathesius Predigten, p. 92.
Le lieu où on l’avait placé était, par sa solitude, favorable à l’étude et au recueillementv. « Je ferai une Sion de ce Sinaï, disait-il le 22 avril, et j’y bâtirai trois tentes : une aux Psaumes, une aux Prophètes, et la troisième à Ésope ! » Ce dernier mot étonne. Cette association n’est ni du langage ni de l’esprit des apôtres. Il est vrai qu’Ésope ne devait pas être sa principale affaire, et que bientôt la fable fut laissée ; dès lors la vérité seule occupa Luther. « Je pleurerai, je prierai et je ne me tairai pas, disait-il, que je ne sache mon cri entendu dans le cielw. » D’ailleurs, pour se délasser, il avait mieux qu’Esope ; il avait ces affections domestiques dont la Réformation avait rouvert aux ministres de la Parole les précieux trésors. Ce fut alors qu’il écrivit cette charmante lettre à son fils, dans laquelle il décrit un délicieux jardin où des enfants, habillés d’or, s’ébattent, cueillent des pommes, des poires, des cerises et des prunes, chantent, sautent, sont dans la joie, et montent sur de jolis petits chevaux avec des freins d’or et des selles d argentx.
v – Longe amœnissimus et studiis commodissimus. (L. Epp., IV, p. 2.)
w – Orabo igitur et plorabo, non quieturus donec… (Ib.)
x – Cette lettre, qui est un petit chef-d’œuvre, se trouve L. Epp., IV, p. 41, et aussi dans la Vie de Luther par Ledderhose.
Mais le Réformateur fut bientôt tiré de ces riantes images. Il apprit alors que son père venait de s’endormir doucement dans la foi en Jésus-Christ, et en fut tout ému. « Hélas ! s’écria-t-il en versant les larmes de l’amour filial, c’est au « prix de ses sueurs qu’il m’a fait devenir ce que je suisy ! » D’autres épreuves l’assaillirent ; et à des douleurs physiques se joignirent les fantômes de son imagination. Une nuit, en particulier, il vit trois flambeaux passer devant ses yeux, et, au même moment, il entendit dans sa tête des tonnerres, qu’il attribua au Diable. Son domestique accourut à l’instant où il s’évanouissait, et, après avoir ranimé ses sens, lui lut l’Epître aux Galates. Luther, qui s’était endormi pendant la lecture, dit en se réveillant : « Venez, et qu’en dépit du Diable, nous chantions le psaume : Je crie à toi des lieux profonds. » Ils chantèrent le cantique. Pendant que ces bruits intérieurs le tourmentaient, Luther traduisait les prophètes Jérémie et Ezéchiel ; et pourtant il déplorait souvent son oisiveté, et assurait, en plaisantant, que sa tête s’en allaitz.
y – Per ejus sudores aluit et finxit qualis, qualis sum. (L. Epp., IV, p. 33.)
z – Voici son jeu de mots, qu’il serait difficile de traduire : Caput meum factum est capitulum, perget vero fietque paragraphus, tandem periodus. (Ib. 25.)
Bientôt il se livrait à d’autres préoccupations, et versait sur les pratiques mondaines des cours les flots de son ironie. Il voyait Venise, le Pape et le roi de France donner la main à Charles-Quint pour écraser l’Evangile. Alors, seul dans une chambre du vieux château de Cobourg, il lui prenait un fou rire… « Monsieur Par ma foy (c’est ainsi qu’il appelait François Ier), monsieur In nomine Domini (le Pape), et la République de Venise engagent à l’Empereur leurs corps et leurs biens… Sanctissimum fœdus, très sainte alliance ! Vraiment cette ligue entre ces quatre pouvoirs appartient au chapitre Non credimus. Venise, le Pape et le Français devenus Impériaux !… Mais ce sont trois personnes en une seule substance, remplies contre l’Empereur d’une haine indicible. Monsieur Par ma foy ne peut oublier la défaite de Pavie. Monsieur In nomine Domini est 1° un Velche, ce qui est déjà trop ; 2° un Florentin, ce qui est pis ; 3° un bâtard, c’est-à-dire un enfant du Diable ; et 4° il n’oubliera jamais la honte du sac de Rome. Quant aux Vénitiens, ils sont Vénitiens, c’est bien assez ; et ils ont quelques raisons pour se venger de la postérité de Maximilien. Tout cela appartient au chapitre Firmiter credimus. Mais Dieu sauvera le pieux Charles, qui est comme une brebis au milieu des loupsa. » L’ancien moine d’Erfurt avait le coup d’œil politique plus juste que bien des diplomates de son siècle.
a – A Gasp. de Teutleben, 19 juin. (L. Epp., IV, p. 37.)
Impatient de voir la Diète renvoyée de jour en jour, Luther prit son parti, et finit par la convoquer à Cobourg même. « Nous sommes déjà en « pleine assemblée, écrivit-il le 28 avril et le 9 mai. Vous verriez ici des rois, des ducs et d’autres grands délibérant sur les choses de leur royaume, et, d’une voix infatigable, publiant leurs dogmes et leurs décrets dans les airs. Ils n’habitent pas ces cavernes que vous décorez du nom de palais : le ciel est leur lambris, les arbres verdoyants leur forment un parquet de mille couleursb, et leurs cloisons sont les bouts de la terre. Ils ont en horreur le luxe insensé de l’or et de la soie ; ils ne demandent ni coursiers ni armures, et ont tous le même vêtement, la même couleur, la même apparence. Je n’ai ni vu ni entendu leur Empereur ; mais si je puis les comprendre, ils ont arrêté de faire cette année une guerre impitoyable… aux fruits les plus excellents de la terre. — Ah ! chers amis, dit-il à ses compagnons de table auxquels il écrit, ce sont les sophistes, ce sont les Papistes qui se sont assemblés devant moi en un corps de bataille, pour me faire entendre leurs discours et leurs cris. » Ces deux lettres, datées de l'Empire des corbeaux et des corneilles, se terminent par ces paroles plus recueillies, qui nous montrent le Réformateur rentrant en lui-même après ce jeu de son imagination : C’est assez de plaisanteries, plaisanteries toutefois nécessaires pour dissiper les ennuis qui m'accablentc. »
b – Et virentes arbores varium liberrimumque pavimentum (L. Epp., IV, p. 13.)
c – Sed serio et necessario joco qui mihi irruentes cogitationes repelleret. (L. Epp., IV, p. 14.)
Luther revenait bientôt à la réalité : détournant les regards d’Augsbourg et les portant sur les plaines de la Saxe, il tressaillait de joie à la vue des fruits que portait déjà la Réforme, et qui étaient pour lui une « apologie » plus puissante que la confession même de Mélanchthon. « Y a-t-il dans tout le monde un seul pays comparable aux États de Votre Altesse, écrivait-il à l’Électeur, et qui possède des prédicateurs d’une doctrine si pure, et des pasteurs si propres à faire régner la paix ? Où voit-on, comme en Saxe, jeunes filles et jeunes garçons, bien instruits par l’Écriture sainte et le catéchisme, grandir en sagesse et en stature, prier, croire, parler de Dieu et de Christ mieux que ne l’ont fait jusqu’à présent toutes les universités, tous les couvents et tous les chapitres de la chrétientéd ?… Mon cher duc Jean, vous dit le Seigneur, je te recommande ce paradis, le plus beau qui soit dans le monde, afin que tu en sois le jardinier. » Puis il ajoutait : Hélas ! la folie des princes papistes change le paradis de Dieu en un bourbier fangeux, et, corrompant la jeunesse, peuple chaque jour de vrais démons leurs États, leurs tables et leurs palais. »
d – Es wachst jetzt daher die zart Jugend von Knablin un Maidlin. (L. Epp. 4, p. 21.)
Non content d’encourager son prince, Luther voulait aussi épouvanter ses adversaires. Ce fut à cet effet qu’il écrivit alors une adresse aux membres du clergé réuni à Augsbourg. Une multitude de pensées, semblables à des lansquenets armés de pied en cap, venaient alors, dit-il, le fatiguer et l’étourdire. En effet, il ne manque pas de paroles armées de fer dans le discours qu’il adresse aux évêques. « En somme, leur dit-il en finissant, nous savons et vous savez que nous avons la parole de Dieu, et que vous ne l’avez pas. O Pape ! si je vis, je te serai une peste ; et si je meurs, je serai ta mortf. »
e – Ut plurimos Landsknechtos, prorsus vi repellere cogar, qui insalutati non cessant obstrepere. (Ibid. 10.)
f – Pestis eram vivus, moriens ero mors tua, Papa. (L. Opp. 20, p. 164.)
Ainsi Luther était présenta Augsbourg, quoiqu’il y fût invisible, et il y agissait par sa parole et par ses prières avec plus d’efficace qu’Agricola, Brentz ou Mélanchthon. C’étaient alors pour la vérité évangélique les jours de l’enfantement. Elle allait paraître dans le monde avec une puissance qui devait éclipser tout ce qui s’était fait depuis les temps de saint Paul ; mais Luther annonçait seulement et manifestait les choses que Dieu faisait, il ne les faisait pas lui-même. Il fut, quant aux événements de l’Église, ce que Socrate voulait être quant à la philosophie. « J’imite ma mère, avait coutume de dire ce philosophe (elle était sage-femme) ; elle n’enfante pas elle-même, mais elle aide aux autres. » Luther (il ne faut pas cesser de le répéter), Luther n’a rien créé, mais il a mis au jour les germes précieux cachés depuis des siècles dans le sein de l’Eglise. L’homme de Dieu n’est pas celui qui cherche à modeler son siècle sur ses idées particulières, mais celui qui, discernant avec clarté la vérité de Dieu telle qu’elle se trouve dans la Parole, et qu’elle est cachée dans la chrétienté, l’apporte à ses contemporains avec décision et courage.
Jamais ces qualités n’avaient été plus nécessaires, car les choses prenaient un aspect alarmant. Le 4 juin, le chancelier Gattinara, qui était à Charles-Quint ce qu’était Ulpien à Alexandre Sévère, dit Mélanchthon, était mort, et avec lui toutes les espérances humaines des Protestants s’étaient évanouies. « C’est Dieu, avait dit Luther, c’est Dieu qui, à la cour du roi de Syrie, nous a suscité ce Naaman. » En effet, Gattinara seul tenait tête au Pape. Quand Charles-Quint lui rapportait les objections de Rome : « Rappelez-vous, disait le chancelier, que vous êtes le maître ! » Aussi tous les Protestants furent-ils dans le deuil à la nouvelle de sa mort, et dès lors tout sembla prendre une marche nouvelle. Le Pape demandait que Charles se contentât d’être son « licteur, » comme s’exprime Luther, pour accomplir ses jugements contre les hérétiquesg. Eck, dont le nom, selon Mélanchthon, n’imitait pas mal le cri des corneilles de Luther, entassait les unes sur les autres une multitude de propositions soi-disant hérétiques, prises dans les écrits du Réformateurh ; il y en avait quatre cent quatre : encore s’excusait-il de ce que, pris à l’improviste, il avait dû se borner à un si petit nombre ; et il demandait à grands cris une dispute avec les Luthériens. On opposa à ses propositions des thèses ironiques sur « le vin, sur Vénus et sur le bain, contre Jean Eck ; » et le pauvre docteur devint la risée de tout le monde.
g – Tantum lictorem suum in hæreticos. (Epp. 4, p. 10.)
h – Magnum acervum conclusionum congessit. (Corp. Ref. P. 39.)
Mais d’autres s’y prirent plus habilement que lui. Cochlée, devenu en 1527 chapelain du duc George de Saxe, fit demander à Mélanchthon un entretien ; car, ajoutait-il, je ne puis m’entretenir avec vos ministres mariési. Mélanchthon, regardé d’un mauvais œil à Augsbourg, et qui s’était plaint d’y être solitaire plus que Luther dans son châteauj, fut sensible à cette courtoisie, et se pénétra encore plus de l’idée qu’il fallait dire les choses le plus doucement possible.
i – Cum uxoratis presbyteris tuis privatim colloqui non intendimus. (Ibid. p. 82.)
j – Nos non minus sumus monachi quam vos in illa arce vestra. (Ibid. p. 46.)
Les prêtres et les laïques romains faisaient grand bruit de ce que dans les jours maigres on mangeait de la viande à la cour de l’Électeur. Mélanchthon conseilla à son prince de restreindre à cet égard la liberté de ses gens. « Ce désordre, dit-il, loin d’amener à l’Évangile les simples, les scandalise. » Il ajouta, dans sa mauvaise humeur : « Belle sainteté vraiment, que celle de se faire conscience de faire maigre, et non d’être nuit et jour plein de folie et de vink. » L’Électeur ne se rendit pas à l’avis de Mélanchthon : c’eût été une marque de faiblesse, dont les adversaires auraient profité.
k – Und dennoch Tag und Nacht voll und toll seyn. (Ibid. 2. P. 39.)
Le 31 mai, la confession saxonne fut enfin communiquée aux autres États protestants, et ceux-ci demandèrent qu’elle fût présentée en commun au nom d’eux tousl. Mais en même temps ils voulurent faire leurs réserves quant à l’influence de l’État. « C’est à un concile que nous en appelons, dit Mélanchthon. Nous ne recevons pas l’Empereur pour juge ; les constitutions ecclésiastiques elles-mêmes lui défendent de prononcer dans les choses spirituellesm. Moïse veut que ce soit, non le magistrat civil qui décide, mais les fils de Lévi. Saint Paul dit (1Cor. 14) : Que les autres en jugent ; ce qui ne peut être compris que d’une assemblée des fidèles ; et le Sauveur lui-même nous donne ce commandement : Dis-le à l'Église. Nous engagerons donc à l’Empereur notre obéissance dans toutes les choses civiles ; mais quand il s’agit de la parole de Dieu, nous voulons être libres. »
l – In gemein in aller Fursten und Stadte Namen. (Ibid. 2. P. 88.)
m – Die constitutiones canonicæ den Kaysern verbieten zu richten und sprechen in geistlichen sachen. (Corp. Ref. 2. P. 66.)
Tous tombèrent ici d’accord ; mais le dissentiment (car il devait y en avoir) vint d’autre part. Les anciennes discordes menaçaient d’affaiblir les Protestants au moment même où la force leur était si nécessaire pour soutenir le choc terrible de Charles-Quint. Les Luthériens craignaient de compromettre leur cause, s’ils marchaient avec les Zwingliens. « Ce sont des fureurs luthériennes, répondait Bucer ; elles s’abîmeront de leur propre poidsn. » Loin de laisser ces fureurs s’abîmer, les Réformés augmentaient la désunion par des plaintes exagérées. « On recommence en Saxe à chanter des hymnes latines, disaient-ils ; on reprend les vêtements sacrés, et l’on y redemande des oblationso. Nous aimerions mieux être conduits à la boucherie que d’être chrétiens de cette façon-là. »
n – De Lutheranis furoribus… sua ipsi mole ruent. (Zw. Epp. 2, p. 452.)
o – Hinc Latinæ resumuntur cantiones, repetuntur sanctæ vestes. (Ibid. p. 457.)
Le Landgrave, désolé, se trouvait, dit Bucer, « entre l’enclume et le marteau, » et ses alliés l’inquiétaient plus encore que ses ennemisp. Il s’adressa à Rhegius, à Brentz, à Mélanchthon, mais en vain. « Si l’on ne s’oppose à ces funestes doctrines, répondit le dernier de ces docteurs, il y aura des déchirements qui dureront jusqu’à la fin du monde. Les Zwingliens ne se vantent-ils pas d’avoir des coffres pleins, des armées toutes prêtes, et des nations étrangères disposées à les aider ? Ne parlent-ils pas de partager entre eux les droits et les biens des évêques, et de proclamer la liberté ?… Grand Dieu ! ne penserons-nous pas à la postérité, qui, si l’on ne réprime ces séditions coupables, se trouvera à la fois sans trône et sans autelq ?… »
p – Cattus inter sacrum et saxum stat, et de sociis magis quam hostibus solicitus est. (Ibid.)
q – Keine Kirche und kein Regiment. (Corp. Ref. 2, p. 95.)
« Non, non, nous sommes un, » répondit ce prince généreux, qui était si fort en avant de son siècle ; « nous confessons tous le même Christ ; nous professons qu’il faut manger Jésus-Christ par la foi dans la Cène. Unissons-nous. » Tout fut inutile. Le temps où la vraie catholicité devait remplacer cet esprit sectaire, dont Rome est la plus parfaite expression, n’était pas encore arrivé. Charles était à deux pas, et l’on se disputait !