Le péché est un mal, mais tout mal n’est pas péché. Ces deux notions ne se couvrent donc pas absolument l’une l’autre, et il est nécessaire tout d’abord de définir le mal ; puis il faut établir quel est le rapport du mal au péché et rechercher enfin quelle est l’unité essentielle du péché, identique sous ses manifestations diverses, c’est-à-dire en quoi consiste le mal moral.
Si d’une manière générale le bien est ce qui doit être, comme cela résulte de la définition même de la notion du bien ; si le bien est ce qui est conforme à la loi, qu’il s’agisse de la loi naturelle ou de la loi morale, ou d’une loi identique à la volonté de l’Être suprême libre et personnel que nous appelons Dieu, le mal, au sens absolu du mot, sera ce qui ne doit pas être, ce qui est illégal et anormal. Car, si d’une manière quelconque et même sous une forme mitigée, on introduisait dans le fait et la notion du mal une certaine légitimité, fût-elle temporaire et relative, on aurait par la même altéré la notion du mal ; on aurait mélangé l’essence mauvaise d’une certaine essence bonne ; on n’aurait plus le mal comme tel, absolu, essentiel, mais le mal relatif.
Y a-t-il un mal absolu ? Y a-t-il des faits qui d’une manière absolue ne doivent pas être, bien qu’ils soient, et s’il y en a, quels sont-ils et quels noms portent-ils ? Voilà la question qui se pose à nous.
A cette question, la conscience répond résolument : Oui, le mal existe. Et ce verdict affirmatif ne saurait être contesté, sans que l’ordre moral tout entier soit renversé à tout jamais. Nous n’avons pas même besoin de recourir ici à la preuve scripturaire. La conscience crie assez haut et plus haut encore que les philosophies les plus savantes et les spéculations les plus hardies : Le mal est dans l’univers, dans le monde et dans l’homme. Mais si cela est, quel est-il et comment se nomme-t-il ? Telle est la seconde question tout aussi grave que la précédente et plus difficile à résoudre, parce que c’est ici surtout que les contestations et les oppositions commencent.
Pour nous, notre dessein est de montrer, au nom de la conscience et de l’Écriture, que ce mal absolu, c’est le péché.
Nous disons d’abord que tout mal n’est pas péché. Nous connaissons des faits qui affligent l’humanité et l’individu, et qui comme tels peuvent être appelés des maux ; ils méritent ce titre en ce qu’ils sont des conséquences plus ou moins lointaines du mal moral dans l’univers, et, sans l’existence de celui-ci, ils n’auraient aucune raison d’être ; ou bien, ressortissant à l’ordre physique pur et simple, ils ne sont affectés d’aucune coulpe, ni individuelle, ni même spécifique ou collective ; et ils figurent soit comme signes du mal moral, destinés à en marquer la réprobation, soit comme moyens auxiliaires du bien. Ces maux relatifs se distingueront aisément du mal moral proprement dit, en ce qu’ils causent chez le sujet regret, douleur, mais non pas repentir ni remords, affection du sentiment, mais non pas de la conscience.
Nous avons donc à éliminer de la notion du mal tous les éléments qui, ne ressortissant pas à l’ordre moral proprement dit, excèdent par là même la notion du péché, afin d’obtenir enfin le rapport réel des deux termes : mal — péché. Nous avons à distinguer dans le mal les éléments accessoires ou consécutifs de l’élément essentiel.
Ainsi l’erreur, la laideur et la souffrance, c’est-à-dire le mal intellectuel, esthétique et physique, correspondant aux variétés du bien appelées le vrai, le beau, la jouissance. Examinons le rapport de chacune de ces formes au mal moral proprement dit. Nous verrons qu’aucune n’y est absolument adéquate.
L’erreur est un mal, elle n’est déjà plus dans la ligne du bien ; tandis que l’ignorance ne serait un mal que dans la supposition où notre destination serait de tout savoir, tant dans l’ordre spirituel et moral que dans l’ordre matériel. Or la toute-science est l’attribut spécial de Dieu, et nous ne sommes pas plus appelés de nature à posséder la toute-science que la toute-puissance et l’éternité. L’ignorance est parfaitement compatible avec un état normal, quoique encore imparfait ; l’ignorance de ce qu’il n’est pas possible et obligatoire à la créature de savoir pour remplir sa tâche actuelle, se rencontrera chez toute créature non encore accomplie. L’ignorance se conçoit chez Jésus-Christ avant sa glorification ; et lui-même a reconnu parfaitement les limites de sa connaissance, même dans les choses du Royaume de Dieu (comme par exemple l’époque de la fin du monde), et plusieurs de ses questions supposent qu’il ignorait des faits terrestres et contemporains, puisqu’il interroge à leur sujet. L’ignorance naturelle n’est qu’une des formes de l’imperfection naturelle ; elle ne devient un mal que lorsqu’elle est volontaire. L’ignorance ignorante d’elle-même, c’est-à-dire présomptueuse, tout comme l’ignorance paresseuse, mérite déjà le nom d’erreur ; elle procède de l’erreur et engendre l’erreur. Or l’erreur est un mal, car l’homme normal ne pouvait être appelé à se tromper, et l’erreur ne pouvait avoir aucune place ni aucun rôle dans son développement moral. Elle est entrée dans le monde avec le péché et s’est transmise avec lui de l’espèce à l’individu ; l’un est l’altération héréditaire de la faculté de vouloir, l’autre de la faculté de connaître, celle-ci étant constamment solidaire de celle-là. En outre, elle est fatalement imposée à l’individu, membre de cette espèce viciée, par la présence du désordre qui règne dans la nature entière. Le monde entier est livré aux fausses apparences, en même temps qu’il est plongé dans le mal. Le monde est trompé de toutes parts en même temps que trompeur ; il s’y exerce une puissance d’illusion et de fascination capable de surprendre à tout instant des intelligences déjà oblitérées et des volontés affaiblies.
Cependant l’erreur, qui est donnée avec le vice ou le péché originel, ne constitue pas une faute, une coulpe personnelle ; elle est un mal, mais de l’ordre spécifique, puisque, fatale chez l’individu membre de la race, elle ne saurait lui être reprochée au même titre que les fautes qu’il eût pu éviter.
Toutefois l’erreur n’est pas concevable chez le saint parfait, même au sein de cette nature corrompue ; car sa sainteté devrait l’avertir des limites de son savoir et l’empêcher de les franchir ; et un jugement erroné énoncé par lui supposerait de sa part un acte de précipitation ; il prétendrait se former une conviction définitive et sans réserve sur des objets placés en dehors de ses limites et sur lesquels il devrait au moins suspendre son jugement, ou sur des questions à l’étude desquelles il n’aurait pas appliqué la somme d’efforts nécessaires pour rendre sa connaissance précise, complète et dégagée de toute incertitude.
La laideur est un mal dans le sens où la beauté est un bien, c’est-à-dire qu’elle n’est que le reflet du mal et non pas le mal essentiel. Elle en est en tout cas, comme l’erreur, une conséquence ; car dans un monde normal où tous les rapports seraient parfaitement harmoniques, où il y aurait concordance parfaite entre le dehors et le dedans, entre la substance et la forme, ni la laideur physique ni la laideur morale n’auraient aucune place. Et, si nous nous en tenons à une première appréciation des choses, telle qu’elle s’exprime couramment en français comme en grec, nous ne nous tromperons pas en rattachant directement la laideur au mal, comme sa forme immédiate et naturelle. Mais, comme il y a une beauté satanique, il y a aussi une laideur qui n’est que le voile de matière cachant aux regards profanes cette beauté d’un ordre supérieur que peu d’hommes sont dignes et capables de contempler.
Le jour viendra où le mal moral sera revêtu de la laideur qui lui est adéquate, et où sa beauté sera restituée au bien. Dans l’ère actuelle ces deux formes contraires sont souvent mélangées, le bien revêtant souvent l’apparence du mal, le mal souvent aussi celle du bien. Mais le laid comme tel n’est jamais l’objet d’une réprobation morale, non plus que le beau comme tel d’une approbation ; et, si le beau comme tel n’est pas moralement obligatoire, le laid comme tel n’est pas non plus moralement rejetable.
La souffrance est aussi donnée avec le mal en ce qu’elle est la conséquence du péché dans l’univers et dans l’humanité. Supposons un univers parfaitement pur et exempt de péché, parfaitement conforme à la volonté de Dieu, nous ne nous représentons pas comment et d’où la souffrance pourrait y venir, quelle raison d’être elle pourrait y avoir. Supposons au contraire un désordre moral survenu dans une partie quelconque de l’univers, dans une des régions de la création intelligente et libre, soit chez les anges, soit dans le sein de l’humanité, et voilà la souffrance introduite dans l’univers avec le péché, s’étendant et se propageant, en vertu de cette loi de solidarité qui régit tous les êtres, jusqu’aux dernières limites de l’existence. Car, comme il est impossible qu’un être quelconque de l’univers tombe dans le péché sans tomber dans le malheur, devenu malheureux en même temps que coupable, il excitera inévitablement la sympathie de tous les autres êtres et celle de Dieu lui-même. Or la sympathie est la plus noble des souffrances, mais c’est une souffrance.
L’humanité innocente, par exemple, ne pouvait rester absolument désintéressée du grand drame qui s’était déroulé avant elle et au-dessus d’elle ; elle devait prendre parti pour ou contre Dieu, pour ou contre l’ange rebelle, lui interdire ou lui ouvrir l’accès du paradis ; et avec la tentation même vaincue, voilà la souffrance venue pour l’homme, celle qui consiste à repousser les avances du tentateur. Quand le mal moral envahit cette enceinte réservée dont Dieu avait fait l’habitation de l’homme, la souffrance y entre en même temps, et avec elle la mort, qui atteindra jusqu’au seul homme resté parfaitement juste au sein de l’humanité pécheresse. C’est en vertu de la même loi de solidarité que la souffrance n’est pas répartie entre les membres de l’humanité proportionnellement à leur culpabilité morale.
Etant donné le mal moral ou le péché, la souffrance est donnée sous ses formes et à ses degrés les plus divers : comme souffrance de compassion ou de sympathie, souffrance d’expiation, souffrance de rétribution immédiate et individuelle, souffrance de rétribution médiate et collective, souffrance de châtiment, souffrance d’épreuve, souffrance de martyre.
La souffrance est toujours un mal physique, mais elle peut être un bien moral. Comme telle, elle n’est pas, elle non plus, l’objet du repentir ou du remords ; elle peut être une punition, elle ne mérite pas punition. Elle peut provoquer la plainte, éveiller le soupir, exciter la compassion, elle ne mérite jamais comme telle le mépris ou la réprobation morale, pas plus que le succès et le bien-être ne méritent la louange, bien qu’ils l’obtiennent souvent dans le monde.
Comme les deux formes précédentes, la souffrance est donc un mal, elle n’est pas le mal. Aucune de ces formes que nous venons de nommer, mal intellectuel, esthétique ou physique, erreur, laideur ou souffrance, ne répond à la notion du mal absolu ; car aucun de ces maux n’a son siège au centre du moi, dans le cœur et dans la volonté.
Le péché se révèle à l’origine de toutes les variétés du mal que nous venons de considérer. Le péché est le mal absolu, l’anomalie absolue, le contraire du bien, ce qui ne doit pas être. Voilà ce qu’il nous reste à établir.
La proposition que le péché est le mal paraît élémentaire, mais il faut bien que cette donnée élémentaire de la conscience, du langage et du bon sens ait été de bonne heure mise en suspicion ou en oubli, puisque le prophète Esaïe déjà s’écriait : Malheur à ceux qui appellent le bien mal et le mal bien (Ésaïe 5.20), c’est-à-dire : Malheur à ceux qui par des compromis et des transactions, des définitions, des analyses et des subterfuges scientifiques et philosophiques, tendent à affaiblir ou à renverser la barrière qui sépare le bien et le mal ; à nier ou à rendre douteux ce que nous avons vu être la première donnée attestée par la conscience à son premier éveil.
Pour comprendre que cette singulière aberration soit possible, il suffit de lire ; ces quelques lignes de l’article déjà cité de M. Scherer :
« Dieu est-il l’auteur du péché ? Nullement. Mais Dieu a permis le péché, comme il a voulu la liberté, comme il a voulu le développement… Demander à Dieu pourquoi l’homme est pécheur, c’est lui demander pourquoi il n’a pas créé l’enfant homme fait, l’homme dans la condition de l’ange, ou pourquoi il n’a pas racheté l’humanité par un seul acte de sa puissance. La réponse à toutes ces objections, c’est que Dieu a voulu que l’homme fût moral, ou, ce qui revient au même, perfectible. »
La réponse, c’est donc que le péché doit être, puisque le péché ne réside que dans l’imperfection inhérente à tout être fini, et qu’en échange il n’y a pas d’autre péché que cette imperfection. Mais lisons la suite :
« L’explication donnée ne porte en rien atteinte aux données de la conscience. Le péché reste péché — c’est un fait imputable ; car il n’est point le résultat d’une nécessité — c’est un fait qui ne devrait pas être ; car il est en contradiction avec l’idée de l’homme, telle que l’homme lui-même la trouve en sa conscience. »
Plus loin encore, s’appuyant sans doute par inadvertance sur la parole du diable, Genèse 3.5, dont il use comme d’une parole divine, l’auteur conclut hardiment en ces termes :
« Nulle part, le péché n’a plus hardiment été présenté comme la condition du développement moral, comme l’initiation à la vie spirituelle. »
Ainsi, d’après M. Scherer, les deux propositions suivantes se justifient également :
Le péché ne doit pas être (le mal est un mal) ; le péché doit être (le mal est un bien)d.
d – Nous retrouvons la même antilogie dans l’Ethique de Rothe, si nous comparons les paragraphes 459 et 474 avec le 480.
C’est que le mal attaché au péché ne consiste pour M. Scherer que dans la souffrance individuelle et inséparable de la condition de l’être fini, dans la sensation douloureuse perçue par lui de son imperfection naturelle. Il n’y a de mal et de péché que dans la conscience de l’homme, et non pas dans la nature même, dans l’être en soi. Le mal n’est pas autre chose que la conscience de la coulpe, conscience erronée, puisque la coulpe est en réalité illusoire et se dissipe devant les clartés supérieures de la science.
C’est également le point de vue de Schleiermachere, qui concorde d’ailleurs avec sa conception déterministe de la nature humaine.
e – Der christliche Glaube, § 66.
Le péché s’identifie avec la sensation douloureuse de l’écart naturel qui existe entre la nature sensible et la nature spirituelle. Le mal, pour autant que le mal est considéré comme l’attribut du péché, se transforme en un fait tout subjectif, sans réalité intrinsèque ; et, comme le conflit de la chair et de l’esprit est inévitable dans l’être fini, le péché devenu fait de nature, n’est plus en réalité qu’une transition à l’état parfait.
L’expérience ne confirme pas la thèse que la conscience du péché accompagne nécessairement le péché, c’est-à-dire que le conflit de la chair et de l’esprit soit inévitablement perçu dans la conscience sous forme de douleur. La conséquence directe en serait que l’état d’endurcissement serait supérieur à celui de la lutte morale, et plus encore à l’état d’innocence ; et ce n’est que par une inconséquence que l’auteur paraît émettre une opinion contraire.
Nous ne pouvons méconnaître dans les conceptions du péché que nous venons d’exposer un singulier combat entre les instincts spéculatifs qui tendent à ramener le péché sous la catégorie des nécessités de l’existence finie, et les protestations de la conscience contre toute tentative de légitimer ce qui est absolument anormal en soi. Or il est incontestable que le fait vulgairement appelé péché est soumis à la réprobation immédiate de la conscience, soit en lui-même, soit dans ses manifestations. La conscience sérieusement interrogée s’inscrit en faux contre la proposition que le péché ne serait qu’une des formes, une des manifestations du bien, une des variétés de la souffrance, un mode d’être nécessaire de l’être fini ; que le péché ne serait pas le mal et le mal absolu. En effet, la réaction que le péché produit sur la conscience n’est pas purement et simplement une affection du sentiment, comme c’est le cas pour la souffrance, la laideur ou l’erreur comme telles ; ni même un déplaisir sous la forme pure et simple du regret, c’est-à-dire l’imputation que le sujet se fait à lui-même d’une faute ou d’un dommage matériel. La conscience prononce sur le péché le blâme ; par là elle le caractérise comme mal moral ; or le verdict de la conscience doit en tout cas prévaloir sur les conclusions spéculatives ou les résultats de la dialectique, et en cas de conflit entre la philosophie qui prononce que le péché est normal, et la voix de la conscience qui déclare le contraire, nous n’hésitons pas à donner raison à cette dernière, surtout quand ce témoignage inné à la nature humaine trouve sa confirmation éclatante dans l’Écriture.
Dès la première page, l’Écriture nous enseigne à considérer le péché comme un fait absolument anormal, anormal en soi, ou comme le mal absolu, en faisant suivre immédiatement le récit de la tentation et de la chute de celui des sentences divines et des punitions. Le chapitre 3 de la Genèse est, après Genèse 2.17, quoi qu’en dise M. Scherer, la protestation anticipée la plus catégorique contre toute conception tendant à légitimer le péché et à disculper le pécheur. La même protestation est contenue dans cette figure qu’on peut taxer de grossier anthropomorphisme, mais qui n’en exprime pas moins une des plus hautes vérités sur Dieu et la nature humaine : « Et Dieu se repentit d’avoir fait l’homme, et il en eut du déplaisir en son cœur. » (Genèse 6.6)
C’est à ce point de vue que se rattachent les différentes désignations du péché que nous trouvons dans la Bible.
L’Ancien Testament exprime le caractère anormal du péché sous des images diverses. Le terme le plus général est רע qui correspond sans doute à notre mot mal. חטא signifie manquer le but et correspond au grec ἁμαρτάνειν. Les formes עון et עול semblent désigner le péché plutôt comme une déviation de la ligne droite et impliquent en outre l’idée de la mauvaise foi intentionnelle ; c’est la πονηρία, perversitas, pravitas. Le péché considéré comme le contraire de la justice, comme coulpe, ἀνομία, se nomme רשׁע. פשׁע est la defectio, l’ἀποστασία. Le terme le plus fort est מעל, désignant le péché comme félonie, violation de la foi jurée.
Dans le Nouveau Testament, le terme le plus fréquent et le plus général pour désigner le péché est ἁμαρτία. Comme tel, il est nécessairement affecté d’une coulpe, mais cette coulpe peut n’être que spécifique et non individuelle (comp. Romains 5.13). C’est dans ces limites que le péché est dit encourir la colère de Dieu (Romains 1.18) et que la conséquence en est la mort (Romains 6.23), mort physique pour correspondre à une coulpe purement spécifique et collective (Romains 5.14), mort morale pour correspondre à une transgression volontaire et préméditée (Romains 1.32). Le péché considéré non plus comme vice originel, mais comme transgression individuelle et volontaire, se nomme la παράβασις, qui entraîne après elle une manifestation de colère divine contre le coupable (Romains 4.15 ; Galates 3.19). Le péché considéré comme acte individuel, mais avec la circonstance atténuante de la faiblesse et de l’entraînement, se nomme παράπτωμα ; c’est la chute, mais sous son aspect le moins grave et le plus excusable (Romains 5.12-21).
Le péché, dans ses différentes relations soit à Dieu, soit au sujet lui-même, est qualifié d’abord comme violation de la loi, ἀνομία (1 Jean 3.4), c’est-à-dire comme absolument anormal, opposé au bien et exclusif du bien, contraire au plan du monde comme à la volonté divine ; c’est la protestation biblique la plus énergique contre les théories déterministes ou optimistes du péché ; — il est appelé ἀδικία, comme offense faite à la justice de Dieu et à sa cause (Romains 1.18) ; ὀφείλημα, en tant que dette contractée envers Dieu (Matthieu 6.12 ; 18.23-35) ; ἀσέβεια, comme outrage à la majesté divine (Romains 1.18) ; ἀπιστία, comme rupture d’une alliance contractée avec Dieu (Hébreux 3.12) ; ἀποστασία, comme perfidie et félonie de la part de l’homme (1 Timothée 4.1) ; πονηρία, comme principe de désordre et de désorganisation intérieure (Luc 11.13). Jusqu’ici nous avons donné la caractéristique morale du péché, en indiquant sa place dans l’ordre moral au pôle opposé au bien. Ce n’en est encore que la définition formelle et non pas la définition concrète ; nous devons indiquer maintenant en quoi le péché consiste, quel est le contenu de cette notion.
La question qui se pose sous ce titre est celle-ci : Quel est l’élément identique dans tous les cas ou dans tous les faits que nous qualifions de péchés ? Quel est le péché unique caché sous ces phénomènes divers, depuis ses formes les plus spirituelles et les plus subtiles jusqu’à ses dégradations les plus matérielles et les plus grossières ? Quel est le péché commun au péché d’orgueil et au péché de bassesse et d’abrutissement ?
Cette recherche de l’unité concrète du mal moral nous sera facilitée par nos conclusions déjà acquises sur l’essence du bien. Nous avons reconnu que le bien moral avait un rapport nécessaire à Dieu, que le bien moral était la conformité du sujet libre et responsable avec la volonté de Dieu ; et comme cette volonté de Dieu est sa gloire, et que sa gloire est dans l’amour, l’essence du bien suprême doit se trouver dans la communion d’amour avec le Dieu qui est amour. Vouloir ce que Dieu veut, et le vouloir comme Dieu le veut, voilà le bien. Ne vouloir pas ce que Dieu veut, vouloir sans Dieu, voilà le mal ; ce doit être là l’unité du mal moral, identique dans toutes ses ramifications, le contenu essentiel de la notion du péché, si toutefois nous ne nous sommes pas trompés dans la définition du bien.
Or cette volonté de la créature émancipée de la volonté divine peut prendre deux directions principales, opposées en apparence, quoique parallèles en réalité : ou bien la créature peut vouloir plus que Dieu ne veut, c’est-à-dire s’élever au-dessus de son rang providentiel et prétendre à une place supérieure dans l’échelle de l’être, ou à la place de Dieu même. Cette volonté exaltée est l’orgueil, qui peut prendre soit la forme de la fausse indépendance, consistant à vouloir pour vouloir, indépendamment même de l’objet de ce vouloir, c’est l’orgueil de caprice ; soit la forme de la fausse ambition qui poursuit un but prétendu supérieur à celui que Dieu a fixé, et oppose la volonté créée à la volonté créatrice, à l’occasion et dans l’intérêt de la possession de cet objet. L’orgueil provoqua probablement le premier péché qui se commit dans l’univers, la chute des anges rebelles ; ce fut aussi la première tentation que le diable présenta à l’homme, enveloppée pour ainsi dire dans celle de sensualité : « Si vous en mangez (sensualité), vous serez comme des dieux (orgueil). » Même combinaison des deux tentations dans le désert pour Jésus-Christ : « Si tu es le Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains. » — Ou bien l’homme peut vouloir moins que Dieu ne veut, rabattre ses affections et ses aspirations sur des objets inférieurs à Dieu, inférieurs à lui-même ; rester en deçà de l’obligation et de la tâche providentielle, de la destinée que Dieu lui avait faite ; et cette alternative peut se produire également de deux manières, soit que l’homme, parvenu à un certain degré normal de son développement, entende rester stationnaire et se refuse aux progrès ultérieurs qui seraient nécessaires à la réalisation de sa destination, ou qu’il déchoie effectivement et redescende du point où il était parvenu par une transgression positive de la volonté de Dieu. Dans un cas comme dans l’autre, la créature pèche par faiblesse, paresse ou lâcheté.
La première de ces formes, la fausse élévation du moi, qu’elle procède du caprice ou de l’ambition, peut être appelée la forme excessive ou hyperbolique du péché ; la seconde, le faux abaissement du moi, consistant dans l’idolâtrie, en est la forme défective, et l’objet de cette idolâtrie peut être soit la créature intelligente et libre (Matthieu 10.37), soit les objets inanimés, causes de tentations ou de convoitises mondaines (1 Jean 2.15-16), plus ou moins grossières ou relevées, mais qui peuvent se résumer dans ces trois : la convoitise de la chair : sensualité ou recherche illicite du bien et du bien-être immédiats ; la convoitise des yeux, ou recherche illicite de l’idéal ou du plaisir à venir ; enfin, l’orgueil de la vie, excité par la jouissance terrestre, et qui est de nouveau une combinaison de l’orgueil et de la sensualité. Ces trois formes de la mondanité constituent également de nouvelles variétés de l’idolâtrie : idolâtrie de la sensualité (Philippiens 3.19), de l’avarice (Colossiens 3.5), et idolâtrie du moi se satisfaisant dans tout ce qui, dans le monde, n’est pas Dieu et s’oppose à Dieu.
Nous venons donc de réduire les manifestations diverses du péché à deux principales : l’une, la fausse élévation du moi ou l’orgueil ; l’autre, le faux abaissement du moi ou l’idolâtrie, ayant pour objet soit des créatures intelligentes, soit des biens purement naturels et matériels. Nous avons appelé l’orgueil une fausse élévation du moi, car il ne saurait y avoir de grandeur ni d’élévation pour la créature que dans l’adoration humble et soumise de Dieu. Devant Dieu, l’orgueil de l’homme est un abaissement de l’homme, aussi bien que les péchés les plus honteux, car il est moralement dégradant de prétendre s’opposer à Dieu, aussi bien pour s’élever au-dessus de lui que pour déchoir matériellement au-dessous de sa propre nature ; il y a déchéance du moi dans un cas comme dans l’autre, et c’est pour cela que nous avons dit en commençant que ces deux formes du péché, si opposées qu’elles paraissent au jugement superficiel de la morale humaine et terrestre, sont en réalité parallèles et sont toujours prêtes à se confondre, ainsi que nous l’avons vu dans les deux types principaux de tentations que l’histoire biblique nous présente. Cette considération peut nous faire pressentir déjà que cette dualité apparente ne tardera pas à se réduire à l’unité ; nous sommes amenés à cette découverte par les termes mêmes dont nous nous sommes servis ; dans les manifestations les plus diverses du péché, soit que le moi s’élève, soit qu’il s’abaisse, c’est toujours du moi qu’il s’agit en dernière fin ; c’est le moi qui se cherche ; c’est le moi qui se veut ; il se veut pour lui-même ; il se propose à lui-même comme le but définitif de son activité ; il poursuit son propre intérêt, tout en choisissant les moyens les plus variés et en apparence les plus contraires d’atteindre ce but, depuis la recherche de la gloire humaine jusqu’à la satisfaction des plus honteuses passions. En réalité et devant Dieu, l’ivrogne poursuit la même fin que le conquérant et l’ambitieux, décoré du titre de grand parmi les hommes. La légitime recherche de l’intérêt propre que nous avons reconnue comme la première et inévitable forme de la vie intelligente et libre, s’est travestie en culte du moi pour le moi, en recherche du moi sans Dieu, et par conséquent en opposition du moi à Dieu. L’essence concrète du péché, qui demeure une et identique dans toutes les manifestations du mal moral, c’est donc l’amour du moi pour le moi, l’amour du moi sans Dieu et hors de Dieu. Cet élément identique porte un nom en français, un nom très éloquent et très bien trouvé : c’est l’égoïsme, tout d’abord l’égoïsme en face de Dieu, et, comme conséquence inévitable, l’égoïsme en face des hommesa.
a – Sur l’égoïsme, comme essence unique et identique de tous les péchés, comparez en particulier Jul. Müller, Lehre von der Sünde, tome I, p. 170-262.
Cette conception de l’essence du péché trouve sa confirmation dans l’Ecriture, à commencer par Genèse 3.6. Dans Genèse 4.5, nous trouvons l’égoïsme à la racine du premier grand crime commis sur la terre, tandis que le renoncement volontaire à soi-même, la charité, se dégage de plus en plus de la morale biblique comme la vertu suprême, pour éclater enfin dans toute sa gloire dans l’Homme accompli. L’essence de la sainteté de Christ a été le contraire de l’égoïsme ; elle a consisté dans la recherche constante de la gloire de Dieu, opposée à la recherche de sa propre gloire (Jean 5.30-44 ; 7.18 ; 8.50), dans la consécration constante de soi-même à la cause de Dieu (Matthieu 20.28).
Jésus-Christ découvre dans l’égoïsme l’essence cachée des prétendues bonnes œuvres des pharisiens (Matthieu 6.2) et les renvoie dès lors au rang des péchés dissimulés. Les péchés de la sensualité et de la débauche sont rapportés par le Seigneur à l’égoïsme dans la parabole de l’enfant prodigue (Luc 15.12-13), tandis que le rapport normal nous est représenté sous la forme d’une communauté de biens entre celui qui aime et celui qui est aimé (v. 31). Même enseignement dans la parabole du mauvais riche (Luc 16.19-31) et dans celle du riche ambitieux (Luc 12.16-21). Enfin Jésus-Christ, dans ses nombreuses exhortations au renoncement, condamne en principe tout égoïsme, comme étant la disposition la plus antipathique à l’esprit qui doit animer ses disciples et qui l’a animé lui-même (Luc 9.23 ; 14.26 ; Jean 12.25).
De même, dans un grand nombre de passages des épîtres, la vie du péché est caractérisée comme consacrée au moi, et opposée à ce titre à la vie de la sainteté, qui est le sacrifice du moi (Romains 14.7-8 ; Galates 2.20 ; 2 Corinthiens 5.15 ; Philippiens 2.3-8, 21 ; 1 Corinthiens 10.24-33).
L’apôtre saint Paul place à la tête de la longue série des pécheurs les φίλαυτοι (2 Timothée 3.2-5) ; et il nous annonce que le péché sous sa forme dernière sera l’insurrection ouverte du moi contre Dieu, au terme de la longue période ouverte par la convoitise de la femme (2 Thessaloniciens 2.3-4, 8).
Le moi peut encore se chercher et se satisfaire même dans les actes qui ont revêtu l’apparence de la mortification du moi, par exemple dans le légalisme, qui est opposé à la vraie crucifixion du moi (Galates 2.19-20 ; 6.12-13 ; Romains 7.1-6 ; Colossiens 2.20-23). C’est que, comme le dit Vinet, là où le moi reste quelque chose, il reste tout, et, dans le dépouillement même de la chair, il trouve encore son refuge dans l’orgueil.
Saint Paul va jusqu’à distinguer la vraie charité de la manifestation la plus éclatante et la plus sincère en apparence du dévouement absolu : donner son corps pour être brûlé (1 Corinthiens 13.1-3).