Mais ce repos, même relatif, qu’avait ambitionné Zinzendorf, ne pouvait être ni complet, ni de longue durée. Dans sa maison, largement ouverte à tous les ouvriers du Seigneur, se rencontraient des Frères venant de Hollande et d’Allemagne pour le visiter, et des missionnaires arrivant d’Amérique ou sur le point de s’y rendre. Nous le trouvons bientôt en relations suivies avec plusieurs grands personnages, les évêques de Londres, de Lincoln et de Worcester, lord Chesterfield, le duc d’Argyle, lord Grandville. Il acheta de ce dernier cent mille acres de terre dans la Caroline du Nord pour la fondation d’une colonie.
La communauté des Frères était alors dans une phase de développement et d’extension. Il fallait subvenir sans cesse à des besoins nouveaux, venir en aide aux émigrés de Herrnhaag ; le service de l’église, les voyages, les établissements d’éducation, les missions, les colonies nécessitaient des dépenses considérables ; les revenus cependant ne l’étaient guère. Tout retombait sur le comte ; il donnait des conseils, s’entremettait, prêtait, cautionnait. Un synode assemblé à Londres en 1750 avait modifié l’institution du diaconat ou département des finances, et avait remis à Zinzendorf la nomination des diacres et le contrôle de leur gestion.
« Le comte était-il réellement », dit Spangenberg, « l’homme qui convenait à cette charge ? c’est ce qu’il est difficile d’affirmer, difficile aussi de nier. Certes, il ne manquait point d’un coup d’œil clair et pénétrant quant aux choses de la vie ; mais il n’avait aucune idée exacte du commerce, il ne savait pas même le prix des choses les plus usuelles. Il ne possédait pas non plus le don d’établir d’avance un budget et de s’arranger de telle sorte que les dépenses ne passassent pas les revenus. Ce n’est pas qu’il ne l’eût souvent essayé ; mais, n’en étant jamais venu à bout, il avait fini par se persuader que le mieux était de n’y plus songer. En outre, il n’était pas partisan des moyens que l’on emploie d’ordinaire pour se créer des ressources — des collectes, par exemple. Sans doute, il était parfaitement d’avis qu’il fallait économiser, et il cherchait à vivre lui-même aussi économiquement que possible. Mais on ne saurait nier qu’il ne faille un talent et un art particulier pour économiser sur un article sans y rien retrancher pourtant du nécessaire, et il est certain qu’avec la meilleure volonté du monde, le comte n’avait pas ce talent-là… D’un autre côté, il faut considérer à quel point il était dévoué à la cause du Sauveur. Il était toujours le premier à risquer sa fortune et celle de sa famille, lorsqu’il voyait quelque chose à faire dans l’intérêt de cette cause. Son premier souci était de savoir ce qui plaisait au Seigneur : une fois qu’il le savait, il ne doutait pas que le Seigneur ne lui vînt en aide d’une manière ou d’une autre, et il se lançait en avant, sans attendre qu’il eût à sa disposition toutes les ressources nécessaires. Je dois avouer qu’avec cette manière de faire on a accompli, tant dans la chrétienté que chez les païens, bien des choses qui n’auraient peut-être jamais été faites, si l’on avait voulu trop y réfléchir. Je pense donc que, malgré tout ce qui lui manquait, il n’en était pas moins l’homme le mieux fait pour diriger le diaconat des Frères.
Cependant il éprouvait souvent quelque scrupule à conserver cet emploi, car il se disait que sa vraie vocation était de prêcher l’Évangile. Mais il n’y avait aucun frère sur lequel il eût pu s’en décharger entièrement. Il concluait donc que, malgré le désir qu’il avait d’être soulagé de ce fardeau, il ne devait pas le déposer, tant que son concours pouvait être nécessaire à la communauté. »
Mais les affaires de l’Unité avaient pris déjà trop d’extension pour qu’il fût possible à Zinzendorf de se tenir au fait de tout ; ses efforts pour rétablir l’ordre dans les finances venaient trop tard et ne pouvaient servir à autre chose qu’à constater un énorme déficit. Il le reconnaissait et s’en attribuait la faute : « Je me suis, disait-il, conduit comme un mystique, qui reste assis tout tranquillement et laisse aller les choses comme elles vont. Mais je m’en suis mal trouvé, et si même chose arrivait à tous les mystiques, ils seraient bientôt corrigés. » Il ne perdait pas courage pour cela. « Un enfant de Dieu, pensait-il, ne doit jamais se décourager, lors même qu’il se trouve dans l’embarras par sa propre faute. Il doit, même quand Dieu le châtie, lever les yeux vers Lui avec une confiance filiale et attendre de lui la délivrance. »
Les diacres se virent forcés de recourir à un nouvel emprunt. Comme ils étaient à bout de leur crédit et qu’on ne voulait prêter qu’à Zinzendorf, il consentit à se porter débiteur. Mais on n’avait réussi par là qu’à reculer de bien peu de temps une catastrophe inévitable.
Au milieu de ces travaux et de ces inquiétudes, une douleur d’un autre genre vint frapper son cœur. Chrétien-René, le seul fils qui lui restât, mourut le 28 mai 1752, à l’âge de vingt-quatre ans. Après être rentré par la grâce de Dieu dans la voie de la vraie simplicité chrétienne, dont il s’était momentanément écarté, il était devenu depuis deux ans le compagnon le plus assidu, l’aide le plus actif de son père, auquel il servait ordinairement de secrétaire ; il n’avait pas cessé pour cela de s’occuper d’une façon particulière et avec le plus vif intérêt des différents chœurs de Frères-garçons. Il semblerait que dans cette vie si active et si entièrement consacrée au service du Seigneur, le souvenir des égarements passagers auxquels il s’était laissé entraîner eût dû s’effacer bientôt de sa mémoire. D’autres se les seraient aisément pardonnés et n’y auraient vu peut-être que l’effervescence d’une piété juvénile encore sans expérience, mais il y reconnaissait avec douleur le fruit amer du péché, et il se reprochait sans cesse son infidélité. Il ne put se consoler ; il était frappé au cœur. A sa gaieté et à sa vivacité naturelles succéda une disposition grave et mélancolique ; sa santé même en fut affectée et bientôt on put remarquer chez lui le commencement d’une consomption. Son père ne voyait pas toute la gravité du danger. Il était depuis quelques jours à Milend au moment de la mort de son fils. La comtesse, en apprenant la maladie de celui-ci, quitta immédiatement Herrnhout pour le revoir encore une fois : c’était trop tard ; elle reçut en Hollande la nouvelle de sa mort. Elle se rendit néanmoins à Londres quelques semaines après, pour y partager sa douleur avec son mari. « La douleur du comte était plus grande que je ne saurais la dépeindre, » dit Spangenberg, « et plus tard encore, quand il pensait à ce que ce fils avait été pour lui (et il y pensait bien souvent), ce n’était jamais sans verser des larmes de reconnaissance et de tristesse. » Ces larmes redoublaient, mais perdaient de leur amertume quand, en parcourant les papiers laissés par le défunt, il y trouvait les preuves mille fois répétées de sa communion intime et continuelle avec le Sauveur.
La comtesse ne resta que peu de jours en Angleterre : les besoins de Herrnhout réclamaient sa présence. Depuis que Zinzendorf avait fixé son séjour à l’étranger, elle était devenue le principal soutien de cette communauté.
Le désastre financier qui menaçait depuis quelques mois l’unité des Frères éclata au commencement de 1753, à la suite d’une circonstance imprévue. Quelques négociants, membres de l’église, avaient prêté aux diacres des sommes considérables. Une banqueroute frauduleuse dont ces négociants furent victimes les mit eux-mêmes dans l’embarras et les obligea à retirer les sommes qu’ils avaient avancées à l’église des Frères. Dès que le public en eut connaissance, une panique subite s’empara, comme il arrive en pareil cas, de tous les créanciers de la communauté ; tous à la fois demandèrent à être remboursés.
Les diacres allaient se trouver insolvables et l’église des Frères était sur le point de s’écrouler dans une faillite, aux applaudissements de ses ennemis, aux risées du public, et taxée par ses amis eux-mêmes d’une criminelle imprévoyance. Déjà l’opinion publique commençait à s’émouvoir, les journaux anglais inséraient journellement dans leurs colonnes des plaintes contre les Moraves, et il était à craindre qu’un de ces mobbs ou émeutes populaires, alors fréquents à Londres, ne vînt hâter encore leur ruine.
Zinzendorf n’avait point proprement à se reprocher le danger que courait la communauté. Sans doute c’était lui qui avait nommé les diacres et qui avait été censé les diriger ; mais, peu versé dans les choses de ce genre, il leur en avait remis pendant longtemps tout le maniement et s’était fié à leur prudence et à leur habitude des affaires. Il sentait néanmoins que, si sa surveillance avait été plus active dès le commencement, ce malheur aurait pu être évité et il se reprochait sa négligence.
Il se dévoua sans hésiter et, quoique déjà chargé de dettes et de cautionnements, il écrivit à tous les créanciers des diacres, leur offrant de prendre sur lui toute la dette : il promettait d’en opérer peu à peu, par termes, le remboursement intégral et d’en payer, en attendant, les intérêts. Cette proposition agréa à presque tous les créanciers : un petit nombre seulement persistant à s’y opposer par mauvais vouloir pour les Frères, les autres les désintéressèrent en les remboursant eux-mêmes immédiatement.
Le danger le plus pressant se trouvait donc écarté, mais le fardeau dont le comte s’était chargé pesait lourdement sur lui : dans le temps même où il aspirait de toute son âme à s’isoler des affaires extérieures pour se vouer exclusivement à la prédication de la Parole de Dieu et au soin des âmes, il se voyait, comme il ne l’avait jamais été, forcé de songer presque continuellement aux moyens de trouver de l’argent pour satisfaire ses créanciers. C’était une source incessante de soucis et d’embarras. Un jour, par exemple, n’ayant pas reçu à temps une somme sur laquelle il comptait pour payer le terme échu, il se vit sur le point d’être arrêté pour dettes, avec un de ses amis qui s’était porté caution. Au moment même où il se préparait à se rendre en prison, il reçut par la messagerie, arrivant plus tôt que d’ordinaire, une somme qu’il n’attendait point et justement équivalente à celle qui lui avait fait défaut.
« Pendant cette année difficile », dit Verbeek, « le comte eut encore bien d’autres preuves non moins signalées de l’assistance divine. Plus les circonstances étaient difficiles, plus il s’attachait au Seigneur avec une confiance filiale, sachant qu’Il ne le laisserait point confus. Il considérait du reste cette crise financière comme un châtiment que le Seigneur daignait infliger à l’Unité des Frères et qu’il ne fallait pas désirer de voir cesser avant qu’il eût atteint son but. On avait, à son avis, commis deux fautes capitales : l’une en s’écartant des habitudes de stricte économie que l’on avait suivies d’abord ; l’autre, en tardant trop à mettre sérieusement en ordre les affaires financières de l’Unité. Il était porté à se considérer comme plus coupable que tout autre sur l’un et l’autre de ces points. Il confessait qu’il avait commis une grave négligence en ne remédiant pas énergiquement à ce désordre dès l’origine ; il alla même jusqu’à adresser à toutes les communautés une lettre à ce sujet, pour leur demander de le destituer de tous ses emplois. On lui fit entendre qu’il était absolument impossible de se passer de lui dans les conjonctures où l’on se trouvait. »
Pour le chrétien, l’épreuve a ses joies, aussi bien que la prospérité. Reconnaître dans le Dieu invisible un Père qui s’occupe de nous, voir sa main, la voir étendue sur nous, que ce soit pour bénir ou pour châtier, c’est un aliment céleste pour une âme qui vit par la foi, c’est un bonheur suprême qui ne peut se comparer à aucun bonheur terrestre. Telle fut pour Zinzendorf l’épreuve dont nous venons de parler. « Certes », disait-il dans un discours prononcé en juillet 1753, « le soleil m’a brûlé, cette année-ci. Pourtant mon cœur n’est point une mer agitée par la tempête, il est tout à fait calme et serein ; et, à supposer que je sois sous le coup d’une humiliation et que je doive le prendre sur un ton plus bas, je n’en puis pas moins dire : Je suis heureux, et de ma vie entière, moi qui ai passé par tant de choses, jamais, à tout prendre, je ne me suis trouvé plus heureux. »