1.[1] Barac et Débora étant morts dans le même temps, les Madianites, ayant convié les Amalécites et les Arabes, marchent contre les Israélites, les vainquent dans un engagement et, ayant ravagé les moissons, emportent du butin. Comme ils en usèrent ainsi pendant sept ans, la plupart des Israélites partirent pour les montagnes et désertèrent les plaines ; ils se firent des souterrains et des cavernes où ils mirent en sûreté tout ce qui avait échappé aux ennemis. Car les Madianites, qui faisaient la guerre au printemps, permettaient pendant l'hiver aux Israélites de se livrer à l'agriculture, afin qu'à la suite de leurs travaux ils eussent quelque chose à ravager. De là, famine et disette de vivres, et l'on se met à invoquer Dieu, lui demandant le salut.
[1] Juges, VI, 1.
2.[2] Or Gédéon[3], fils de Yôas, un des notables de la tribu de Manassé, emportait des gerbes d'épis et les battait en cachette dans le pressoir ; car, à cause des ennemis, il appréhendait de le faire ouvertement dans l'aire. Un fantôme lui étant apparu sous l'aspect d'un jeune homme et l'ayant nommé bienheureux et cher à Dieu, aussitôt pour réponse : « En vérité, dit-il, c'est une marque considérable de sa bonté que je me serve d'un pressoir au lieu d'aire ! » Mais l'apparition l'ayant exhorté à prendre courage et à essayer de recouvrer la liberté, il lui dit que cela lui était impossible : en effet, la tribu dont il faisait partie n'avait pas assez d'hommes ; lui-même était trop jeune et trop faible pour méditer de si grands desseins. Cependant Dieu lui-même promit de suppléer à ce qui lui manquait et de procurer la victoire aux Israélites, s'il se mettait à leur tête.
[2] Ibid., 11.
[3] Hébreu : Ghideôn.
3.[4] Gédéon raconta cette apparition à quelques jeunes gens et trouva créance[5] ; sur-le-champ une armée de 10.000 hommes[6] fut prête à la lutte. Mais Dieu, étant apparu à Gédéon pendant son sommeil, lui représente que la nature humaine est égoïste et qu'elle hait les mérites éclatants, de sorte que, loin de laisser paraître la victoire comme l’œuvre de Dieu, on se l'attribue à soi-même, sous prétexte qu'on est une grande armée, capable de se mesurer avec les ennemis. Aussi pour qu’ils apprissent que c'était là le fait de l’assistance divine, il lui conseillait de mener l'armée au milieu du jour, au plus fort de la chaleur, vers le fleuve ; alors ceux qui se mettraient à genoux pour boire, il les tiendrait pour des vaillants, mais pour ceux qui boiraient hâtivement et en désordre, il devrait reconnaître en eux des lâches, saisis de peur devant les ennemis. Gédéon ayant agi conformément aux ordres de Dieu, il se trouva 300 hommes qui, par peur, se servirent de leurs mains pour porter l'eau à leur bouche dans un grand trouble ; et Dieu lui dit d'emmener ceux-là[7] pour attaquer les ennemis. Ils allèrent donc camper au dessus du Jourdain, prêts à le franchir le lendemain.
[4] Juges, VII, 3.
[5] Josèphe ne dit rien des miracles accomplis par l'ange pour donner confiance à Gédéon, ni de l'épisode où l'on voit Gédéon renverser pendant la nuit l'autel de Baal dans la maison de son père, ce qui lui attire les colères des gens de la ville et lui vaut le surnom de Jérubbaal (Juges, VI, 17-40). Ces lacunes ont, sans doute, un caractère tendancieux : Josèphe évite volontiers de rapporter les faits trop surnaturels et, d’autre part, il prend des précautions avec le paganisme. Voir à ce sujet livre IV, VIII, 10, note.
[6] Dans l'Écriture, cette armée de 10.000 hommes constitue déjà un effectif réduit, après le départ des 22.000 hommes qui eurent peur d'affronter la lutte.
[7] L'interprétation que donne Josèphe du passage des Juges (VII, 4-8) est extraordinaire. Le sens naturel paraît être que ceux qui se penchaient (ou plutôt s'agenouillaient pour boire) étaient des adorateurs de Baal, indignes, en conséquence, d'aller combattre avec Gédéon, tandis que ceux qui puisaient l'eau dans leurs mains hâtivement étaient les plus pressés d'aller se battre, les plus vaillants. Josèphe explique ces deux actes à l'inverse et veut sans doute donner à entendre que Dieu fait choix des plus timorés pour faire paraître la victoire plus extraordinaire. Josèphe est certainement dans le faux, puisque la première sélection des troupes de Gédéon s'est faite précisément pour éliminer ceux qui manquaient de courage : c'est même pour cette raison sans doute que Josèphe néglige d'en parler (v. note précédente).
4.[8] Comme Gédéon était en proie à la crainte — car Dieu lui avait prescrit d'attaquer de nuit —, voulant le tirer d'inquiétude, Dieu lui ordonne en s'accompagnant d'un de ses soldats de s'approcher des tentes des Madianites ; c'était chez eux-mêmes qu'il puiserait du courage et de l'assurance. Il obéit et s'en va, prenant avec lui Phouran[9], son serviteur, et, s'étant approché d'une tente, il surprend ceux qui y logeaient tout éveillés, l'un racontant à son compagnon un songe, de manière que Gédéon put l'entendre. Voici quel était ce songe. Il lui semblait qu'une galette d'orge, trop grossière pour être mangée par des hommes, roulant à travers tout le campement, avait jeté bas la tente du roi et celles de tous les soldats. L'autre estimait que la vision présageait la ruine de l'armée et dit ce qui le lui faisait croire ; de toutes les semences l'orge était réputée par tout le monde la plus grossière[10], « et de toutes les races asiatiques, celle des Israélites est ce qu'on peut voir à présent de plus vil, comme la semence d'orge. Et ce qui chez les Israélites avait maintenant de hautes visées, c'était Gédéon et la troupe qui l'accompagnait. Or, puisque tu me dis que tu as vu le pain d'orge abattre nos tentes, je crains que Dieu n'ait accordé à Gédéon la victoire sur nous. »
[8] Juges, VII, 9.
[9] Hébreu : Phoura.
[10] Le Talmud aussi considère l'orge comme une chose vile. Le sacrifice de la femme adultère était une offrande d'orge. Le Talmud (Sota, 9 a, 15 b) l'appelle « aliment de bêtes ».
5[11]. Quand Gédéon eut entendu ce songe, il conçut bon espoir et prit confiance, et il ordonna aux siens de se tenir en armes, après leur avoir raconté aussi la vision des ennemis. Ceux-ci se montrèrent tout prêts à suivre ses instructions, exaltés par ce qui leur avait été révélé, et, à peu près vers la quatrième veille[12], Gédéon conduisit en avant son armée, qu'il avait divisée en trois fractions, chacune de cent hommes. Tous portaient des amphores vides avec des torches allumées à l'intérieur, de peur que leur arrivée ne se dénonçât aux ennemis, et ils tenaient dans la main droite une corne de bélier, dont ils se servaient en guise de trompettes. Le campement des ennemis occupait une vaste étendue — car ils se trouvaient avoir une grande quantité de chameaux, — et, répartis par peuples, ils campaient tous dans une même enceinte. Les Hébreux avaient été prévenus, lorsqu'ils se trouveraient à proximité des ennemis, d'avoir, au signal convenu, à sonner de leurs trompettes, à fracasser leurs amphores, puis à s'élancer avec leurs torches sur leurs ennemis en poussant de grands cris et à vaincre, Dieu devant assister Gédéon : ils exécutèrent ce plan. Un grand trouble et une vive terreur saisit les hommes encore endormis, car c'était la nuit et Dieu l'avait ainsi décidé. Peu furent tués par leurs ennemis, la plupart furent victimes de leurs alliés par suite de la diversité des langages. Une fois plongés dans le désarroi, ils tuaient tous ceux qu'ils rencontraient, les croyant ennemis. Il se fit un grand carnage, et, le bruit étant venu aux Israélites de la victoire de Gédéon, ceux-ci prennent les armes et, se mettant à la poursuite des ennemis, les joignent dans une vallée entourée de ravins qu'ils ne pouvaient franchir : les ayant cernés, il les tuent tous avec deux de leurs rois, Orèb(os) et Zèb(os). Les autres chefs emmenant les soldats survivants — il y en avait environ 18.000[13] —, établissent leur camp très loin des Israélites. Gédéon ne renonce pas à la lutte, mais, s'étant mis à leur poursuite avec toute son armée, il livre bataille, taille en pièces tous les ennemis et emmène prisonniers les chefs restants, Zebès et Salmana[14]. Il périt dans ce combat environ 420.000[15] hommes des Madianites et des Arabes qui s'étaient joints à eux. Un butin abondant, de l'or, de l'argent, des tissus, des chameaux et des bêtes de somme, fut saisi par les Hébreux. Gédéon, revenu à Ephron[16], sa patrie, mit à mort les rois des Madianites.
[11] Juges, VII, 16.
[12] Au commencement de la seconde, d'après l'Écriture.
[13] 15.000, d'après l'Écriture.
[14] Hébreu : Zébah et Çalmouna.
[15] Ce chiffre n'est pas donné dans la Bible.
[16] Hébreu : Ophra.
6.[17] Mais la tribu d'Ephraïm, mécontente des succès de Gédéon, résolut de marcher contre lui ; elle lui reprochait de ne point les avoir prévenus de l'entreprise dirigée contre les ennemis. Gédéon, qui était modéré et possédait toutes les vertus à un degré éminent, leur dit que ce n'était pas de lui-même, méditant un dessein personnel, qu'il s'était attaqué aux ennemis sans s'adresser à eux, c'était Dieu qui le lui avait ordonné ; quant à la victoire, elle ne leur appartenait pas moins qu'à ceux qui avaient fait campagne. Et ayant ainsi apaisé leur ressentiment, il fit plus de bien aux Hébreux par ses paroles que par ses succès militaires ; il les sauva, au moment où ils allaient commencer une guerre civile. Cependant, pour son attitude injurieuse, cette tribu subit un châtiment que nous raconterons au moment voulu.
[17] Juges, VIII, 1.
7.[18] Gédéon, qui voulait se démettre du gouvernement, fut contraint de le garder pendant quarante ans ; il rendait la justice et connaissait des différends qu'on évoquait devant lui ; tout ce qu'il prononçait faisait autorité. Mort à un âge avancé, il fut enterré dans Ephron, sa patrie.
[18] Ibid., 22.