1. Le quatrième jour du mois Panémos[1], Vespasien ramena ses troupes à Ptolémaïs et de là à Césarée-sur-mer, la plus grande ville de la Judée et peuplée en majorité de Grecs. Les habitants accueillirent l'armée et son chef avec toutes les expressions de bénédiction et d'enthousiasme, écoutant sans doute leur attachement pour les Romains, mais surtout leur haine envers ceux que les Romains avaient vaincus. Aussi la foule réclamait-elle à grands cris le supplice de Josèphe. Mais Vespasien écarta tranquillement cette supplique émanant d'une multitude incompétente. De ses trois légions, il en laissa deux à Césarée en quartiers d'hiver, trouvant la ville fort appropriée à cet objet. Quant à la quinzième légion, il la cantonna à Scythopolis, afin de ne pas accabler Césarée du poids de toute l'armée. Cette ville[2] jouit, elle aussi, en hiver d'un climat aussi agréable que l'été y est d'une chaleur suffocante, en raison de sa situation dans une plaine et au bord du fleuve (?).
[1] 23 juillet 67 (Niese).
[2] κἀκείνη c'est-à-dire Scythopolis ; mais alors, à la fin de la phrase (en grec), on ne peut conserver le mot grec (maritime), Scythopolis étant située fort loin de la mer, dans la plaine du Jourdain. Naber propose παραποτάμιος, nous avons traduit en ce sens, non sans réserve.
2. Sur ces entrefaites, des Juifs, que la sédition avait chassés des villes[3] ou qui avaient dû fuir leurs patries détruites, s'assemblèrent en une bande assez considérable et vinrent relever les murs de Joppé, naguère dévastée par Cestius et qu'ils choisirent comme place d'armes. N'y ayant rien à tirer de la campagne désolée par la guerre, ils résolurent de prendre la mer : à cet effet, ils bâtirent toute une flottille de brigantins et commencèrent à rançonner tous les parages de la Syrie, de Phénicie et de l'Égypte, de manière à rendre la navigation sur ces mers tout à fait impossible. Quand Vespasien eut connaissance de ce repaire de brigands, il envoya contre Joppé un corps de fantassins et de cavaliers ; ils entrèrent la nuit dans la ville qu'ils ne trouvèrent point gardée : les habitants avaient bien prévu l'attaque, mais, n'osant pas s'engager avec les Romains, ils s'étaient enfuis sur leurs navires, où ils passèrent la nuit hors de la portée des traits.
[3] Nous lisons πόλεων avec le ms. V : les autres ont πολεμίων.
3. La nature n'a pas donné de port à Joppé. Elle s'élève sur un rivage à pic qui court droit sur presque toute son étendue, mais dont les deux extrémités se recourbent un peu en forme de croissant : ces cornes sont une suite d'abruptes falaises et d'écueils qui s'avancent loin au milieu des flots : on y montre encore l'empreinte des chaînes d'Andromède pour faire ajouter foi à l'ancienneté de cette légende[4]. La bise, qui fouette de face le rivage, soulève contre les rochers qui la reçoivent des vagues énormes et rend ce mouillage plus dangereux pour des navires qu'une côte déserte[5]. C'est là que les gens de Joppé avaient jeté l'ancre, lorsque, vers le point du jour, une violente tempête vint fondre sur eux : c'était le vent que les marins qui naviguent dans ces parages appellent le « borée noir ». Une partie des bâtiments furent brisés sur place en s'entrechoquant ; d'autres vinrent se perdre contre les rochers. La plupart, craignant cette côte escarpée et l'ennemi qui l'occupait, essayèrent de gagner le large en cinglant droit contre le vent ; mais le flot, se dressant en montagne, ne tarda pas à les engloutir. Il n'y avait donc ni moyen de fuir, ni espoir de salut si l'on restait en place : la fureur de la tempête les repoussait de la mer et celle des Romains, de la ville. Un gémissement immense s'élève des embarcations quand elles s'entre-heurtent, un énorme fracas quand elles se brisent. Parmi cette multitude, les uns périssent submergés par les flots, les autres écrasés par les épaves ; plusieurs, trouvant le fer plus doux que l'abîme, se tuent de leurs propres mains. Le plus grand nombre, poussé par les vagues, fut jeté sur les rochers et mis en pièces. La mer rougissait de sang sur une grande étendue ; le rivage foisonnait de cadavres, car les Romains, postés sur la côte, massacraient ceux qui y étaient rejetés. Le nombre des cadavres charriés par les vagues s'éleva à quatre mille deux cents. Les Romains, après s'être emparés de la ville sans combat, la détruisirent de fond en comble.
[4] Cf. Pline, H. N., V, § 69 lope — insidet collem, praeiacente saxo, in quo vinculorum Andromedae vestigia ostendunt. Strabon, I, 2, 35, et XVI, 2, 28, dit aussi que quelques-uns localisaient à Joppé la fable d'Andromède. Du temps de saint Jérôme (in Jon., 1), on montrait encore les trous où avaient été passés les anneaux des chaînes. Pausanias (IV, 35, 9) mentionne une source, à l'eau rouge, où Persée s'était lavé du sang du monstre. La localisation est peut-être due à l'influence du mythe phénicien de Derceto. La source commune de Pline et de Josèphe est peut être Mucien. Contra, Ussani, loc. cit., p. 399.
[5] ἑρημίας « le désert » : texte douteux.
4. Ainsi, à peu de mois d'intervalle, Joppé fut deux fois prise par les Romains. Vespasien, pour empêcher les pirates de s'y nicher à nouveau, établit un camp fortifié sur l'acropole et y laissa la cavalerie avec un petit détachement de fantassins. Ces derniers devaient rester sur place et garder le camp, les cavaliers fourrager dans la région et détruire les villages et les bourgades des environs. Les cavaliers, fidèles à cette consigne, parcouraient tous les jours la campagne, la ravageaient et en firent un véritable désert.
5. Quand la nouvelle de la catastrophe de Jotapata parvint à Jérusalem, la plupart d'abord ne voulurent pas y ajouter foi, tant le désastre était grand et parce qu'aucun témoin oculaire ne venait confirmer ce bruit. Nul, en effet, ne s'était sauvé pour en être le messager ; seule la renommée, qui, de sa nature, propage volontiers les tristes nouvelles, avait spontanément transmis celle-ci. Peu à peu cependant la vérité chemina de proche en proche et bientôt ne laissa plus de doute chez personne ; l'imagination ajoutait même à la réalité : c'est ainsi qu'on annonçait que Josèphe avait été tué, lui aussi, lors de la prise de la ville. Cette annonce remplit Jérusalem d'une affliction profonde ; tandis que les autres morts étaient regrettés par les maisons, par les familles où chacun d'eux était apparenté, la mort du général fut un deuil public. Alors que les uns pleuraient un hôte, les autres un proche, ceux-ci un ami, ceux-là un frère, tous s'unissaient pour pleurer Josèphe ; de sorte que pendant trente jours[6] les lamentations ne cessèrent pas dans la ville et qu'on se disputait les joueurs de flûte[7] pour accompagner les cantiques funèbres.
[6] C'est la durée du deuil qui fut célébré pour Aaron (Nombres, XX, 29) et pour Moïse (Deut., XXXIV, 8).
[7] Jérémie, XLVIII, 36, fait déjà allusion à l'emploi de la flûte dans les lamentations funèbres. Cf. aussi Évangile selon Saint Mathieu, IX, 23.
6. Mais quand le temps dévoila la vérité entière, quand on sut comment les choses s'étaient passées à Jotapata, que la mort de Josèphe n'était qu'une fiction, qu'il était vivant entre les mains des Romains et recevait de leurs généraux plus d'égards qu'il ne convenait à un prisonnier, la colère contre Josèphe en vie s'éleva avec autant de force que naguère la sympathie pour Josèphe cru parmi les morts. Les uns le traitaient de lâche, les autres de traître, et ce n'était à travers la ville qu'indignation et injures à son adresse. En outre, les revers ne faisaient qu'irriter les Juifs et le malheur les enflammer davantage. L'adversité, qui apprend aux sages à mieux veiller à leur sécurité et à se garder de disgrâces pareilles, ne leur servait que d'aiguillon pour s'exciter à de nouveaux désastres, et toujours la fin d'un mal devenait le commencement d'un autre. Ils s'animaient avec d'autant plus de fureur contre les Romains qu'en se vengeant d'eux, ils espéraient se venger également de Josèphe. Voilà dans quel état d'agitation se trouvait la population de Jérusalem.
7. Cependant Vespasien était allé visiter le royaume d'Agrippa, où le roi l'invitait dans le double dessein de recevoir le général et son armée[8] avec un éclat digne de sa propre opulence et d'apaiser, grâce à leur aide, les désordres dont souffraient ses Etats. Parti de Césarée-sur-mer, Vespasien se dirigea vers Césarée-de-Philippe. Là, il donna vingt jours de repos à l'armée pendant que lui-même célébrait des festins et rendait grâce à Dieu pour les succès qu'il avait obtenus. Mais quand il apprit que la sédition agitait Tibériade et que Tarichées s'était révoltée — les deux villes faisaient partie du royaume d'Agrippa —, il jugea à propos de marcher contre ces rebelles, d'abord pour se conformer à sa règle d'écraser les Juifs partout où ils bougeaient, ensuite pour obliger Agrippa et reconnaître son hospitalité en ramenant ces villes dans le devoir. Il envoya donc son fils Titus a Césarée (sur mer) pour chercher les troupes qui s'y trouvaient et les ramener à Scythopolis, la cité la plus importante de la Décapole et voisine de Tibériade ; il s'y rendit lui-même pour recevoir son fils, puis, s'avançant avec trois légions, il vint camper à trente stades de Tibériade, dans un lieu d'étapes, bien en vue des rebelles, qu'on nommait Sennabris[9]. De là, il envoya le décurion Valerianus avec cinquante cavaliers pour faire des offres de paix à ceux de la ville et les engager à traiter ; car il avait appris que le gros du peuple désirait la paix et n'était terrorisé que par quelques séditieux qui lui imposaient la guerre. Valerianus s'avança à cheval jusqu'au pied de la muraille : là il mit pied à terre et en fit faire autant à ses cavaliers pour qu'on ne s'imaginât pas qu'il venait escarmoucher. Mais avant qu'il eût entamé les pourparlers, voici que les principaux séditieux s'élancent en armes à sa rencontre, ayant à leur tête un certain Jésus, fils de Sapphias[10], qui était comme le chef de cette troupe de bandits. Valerianus ne voulait pas s'exposer à combattre au mépris des ordres de son général, la victoire fût-elle certaine ; d'autre part il croyait dangereux pour une petite troupe de s'engager avec une grande, de lutter sans préparation contre des adversaires préparés. Bref, étonné par la hardiesse imprévue des Juifs, il s'enfuit à pied, suivi de ses cinquante compagnons[11], qui abandonnèrent également leurs montures. Les gens de Jésus ramenèrent en triomphe ces chevaux dans la ville, aussi fiers que s'ils les avaient pris dans le combat et non dans un guet-apens.
[8] Ou plutôt une faible partie de son armée ; le reste ne viendra que plus tard.
[9] On identifie ce lieu avec un coteau Sin en Nabra, près de la rive O. du lac, où l'on aperçoit des traces de fortification (Saulcy, Voyage en Syrie, II, 482 ; Kasteren, Zeitsch. des deutchen Palast. Vereins, XI, 241). Sennabris est probablement identique à Ginnabris cité au liv. IV, VIII, 2.
[10] La plupart des mss. ont ici παῖς Ἰοῦφα, mais il s'agit évidememnt du Jésus, fils de Sapphias, qui a déjà été mentionné (liv., II, XXI, 3) comme « archonte » de Tibériade. Cf. Vita, 66 et 134.
[11] ἕτεροί τε ὁμοίως πέντε. Comme Valerianus avait 50 cavaliers (§ 448), Hudson écrit πεντήκοντα. Tous, en effet, avaient mis pied à terre, voir plus haut.
8. Inquiets des suites de cet incident, les anciens du peuple et les plus considérés s'enfuirent au camp des Romains et, après s'être assuré l'assistance du roi, vinrent tomber en suppliants aux genoux de Vespasien, le conjurant de ne les point regarder avec mépris et de ne pas imputer à la cité entière la démence de quelques-uns ; qu'il épargne un peuple qui s'est toujours montré dévoué aux Romains et se contente de châtier les auteurs de la révolte, qui les tiennent eux-mêmes prisonniers jusqu'à ce jour, alors que depuis si longtemps ils ont envie de traiter. Le général se laissa fléchir par ces supplications, quoique l'enlèvement des chevaux l'eût irrité contre la ville entière, mais l'inquiétude où il vit Agrippa au sujet de Tibériade le toucha. Les délégués capitulèrent donc au nom de la bourgeoisie : sur quoi Jésus et ses gens estimant qu'ils n'étaient plus en sûreté à Tibériade, s'enfuirent à Tarichées. Le lendemain, Vespasien envoya Trajan avec des cavaliers sur la hauteur voisine de la ville pour s'assurer si, dans le peuple, tout le monde avait des sentiments pacifiques. Ayant constaté que la multitude faisait cause commune avec les délégués, Vespasien rassemble son armée et marche vers la ville. La population lui en ouvrit les portes et s'avança à sa rencontre avec des acclamations, l'appelant sauveur et bienfaiteur. Comme l'armée était gênée par l'étroitesse des avenues, Vespasien fit abattre une partie de la muraille située au midi et ouvrit ainsi à ses soldats un large passage. Toutefois, par égard pour le roi, il défendit tout pillage et toute violence et, pour la même raison, laissa subsister les murailles de la ville, après qu'Agrippa se fût, pour l'avenir, porté garant de la fidélité des habitants. C'est ainsi qu'il recouvra cette ville, non sans qu'elle eût fort souffert par l'effet de la sédition.