Qui nous dit que Clément et Polycarpe on souffert le martyre ? Et, quand ils l’auraient souffert, qui nous assurera qu’ils n’avaient pas été trompés par les apôtres ? Qui sait même s’ils ont jamais été ?
On me dispensera bien, sans doute, de faire de grands raisonnements pour montrer que Clément et Polycarpe ont été, et qu’ils ont souffert le martyre : Eusèbe, qui en fait l’histoire, ne peut avoir supposé ce fait, à moins qu’il n’ait corrompu tous les livres des Pères qui l’ont précédé ; car ils en font tous mention : Irénée, Justin, Clément Alexandrin, etc., en parlent comme d’un fait connu. Le premier se vante en plusieurs endroits de ses écrits, d’avoir vu en sa jeunesse Polycarpe ; et ils souffrent tous le martyre à l’exemple de ces premiers chrétiens.
Que les apôtres aient trompé Polycarpe et Clément, comme aussi leurs autres disciples, c’est ce qu’on peut encore moins supposer, puisque les apôtres se vantent de pouvoir faire des miracles, de guérir les maladies, de parler toute sorte de langues, et de communiquer même ces dons qu’ils appellent les dons du Saint-Esprit. Il est absolument impossible que Clément, Polycarpe, et les autres, s’y laissassent tromper, et surtout jusqu’à souffrir la mort, pour rendre témoignage à une religion fondée sur de pareilles impostures.
Mais, d’où paraît-il que les apôtres se vantassent de faire des miracles, et de communiquer les dons du Saint-Esprit ? Outre que cela paraît de leurs épîtres mêmes, qui ne peuvent être supposées, comme nous le montrerons tantôt, cela paraît encore des écrits des premiers docteurs de l’Église ; et enfin cela est évident de lui-même ; car, comme l’on ne peut nier qu’Alexandre le Grand n’ait été, sans détruire l’opinion que l’on a que l’empire de Darius fut renversé par lui, ou que les Macédoniens subjuguèrent l’Asie sous sa conduite, parce que l’un de ces faits est fondé sur l’autre ; de même on ne saurait penser que la religion chrétienne soit céleste et divine, sans croire les miracles de Jésus-Christ, sa résurrection, l’effusion du Saint-Esprit sur les apôtres, et les dons miraculeux qui étaient communiqués aux fidèles. Car, que serait-ce que la religion chrétienne sans tous ces faits ? Où serait sa divinité ? En quoi consisteraient sa force, ses promesses et son essence ? Puis donc que Clément et Polycarpe ont souffert le martyre pour la vérité de la religion chrétienne, il faut qu’ils l’aient souffert aussi pour défendre la vérité de ces faits que nous venons de marquer : de sorte que ces faits étant très sensibles, et étant facile à Clément et à Polycarpe de savoir si les apôtres avaient le don de parler des langues étrangères, de guérir les maladies, et de communiquer même ces dons extraordinaires, et de les rendre fort communs dans l’Église, puisqu’ils ont vécu et conversé avec les apôtres, on ne voit pas qu’il soit possible d’en révoquer en doute la vérité.
L’esprit humain, qui est si fertile en imaginations, peut former à peine de doute que nous puissions conserver un moment sur ce sujet ; car, s’il me vient dans l’esprit qu’on pourrait m’avoir fait un faux récit du martyre de Clément, de celui de Polycarpe, et de celui des successeurs des apôtres, je perds cette pensée, en considérant le nombre, la qualité et le consentement des témoins qui m’apprennent ce fait. Les successeurs de Clément et de Polycarpe souffriraient-ils un martyre effectif à l’exemple de ces martyrs imaginaires ? Imiteraient-ils si courageusement un martyre fabuleux qu’ils auraient inventé ? Si je crois que Clément et Polycarpe ont été trompés, que les apôtres leur ont fait illusion, on me fait voir que cela ne peut être, puisque les faits dont il s’agit sont des faits d’expérience si palpables et si sensibles, qu’il n’y a personne qui puisse s’y tromper. Si je doute, enfin, que les apôtres en aient voulu persuader la vérité, on me montre qu’il n’y a point de christianisme sans ces faits, et que les apôtres n’auraient jamais établi de religion chrétienne, s’ils n’avaient persuadé aux hommes que ces faits étaient véritables. Cette preuve recevra du jour de tout ce que nous dirons dans les chapitres suivants.
Mais, cependant, ne pourrons-nous pas savoir ce que les ennemis des chrétiens en disent ? Car il semble qu’il n’est pas juste d’écouter les seuls chrétiens dans leur propre cause. La chose n’est pas bien difficile. Porphyre, Celsus, Julien surnommé l’Apostat se présentent d’abord pour soutenir que Jésus-Christ a fait tous ses miracles par une vertu magique, et que c’est un fantôme que les disciples ont vu, au lieu de Jésus-Christ ressuscité : c’est sur quoi je crois qu’on doit faire quelque réflexion ; car il est tout à fait remarquable que des hommes qui étaient encore plus envenimés contre les chrétiens que les incrédules d’aujourd’hui, et qui, étant dans des siècles plus proches de celui des apôtres, pouvaient être mieux instruits de la vérité ou de la fausseté de ces faits, n’osent pas les révoquer en doute, et sont contraints de recourir à des fantômes et à des vertus magiques pour se tirer d’embarras. C’est une chose digne de considération, que Celsus, qui doutait auparavant qu’il y eût des magiciens, est contraint d’attribuer les miracles de Jésus-Christ à une vertu magique, comme Origène le lui reproche en quelque endroit.
Ainsi, il nous paraît d’abord que les premiers chrétiens étaient des gens de bon sens, et des gens de bien ; qu’une partie vivait dans un temps si prochain de’celui des apôtres, pendant la vie desquels toutes ces choses s’étaient passées, qu’il ne se pouvait qu’ils n’en sussent la vérité ; que cependant ils ont souffert la mort pour sceller la vérité d’une religion fondée sur ces faits, et que leurs ennemis n’ont osé entièrement les révoquer en doute.
Cependant je ne me rends pas encore ; il faut s’élever un peu plus haut, et s’arrêter à la fin du premier siècle, qui est le temps auquel, saint Jean, le dernier des apôtres, vivait encore, et auquel Polycarpe et Clément, dont nous avons déjà parlé, fleurissaient ; aussi ce sera là notre point fixe dans le chapitre suivant.