Agitation dans Augsbourg – Violences des Impériaux – Passage à Munich – Arrivée à Augsbourg – La bénédiction du nonce – Le cortège – Les princes et leurs maisons – Charles-Quint – Son entrée dans la cathédrale – Te Deum – Le légat repousse Salzbourg – Conférence dans la chambre de Charles – Brandebourg offre sa tête – Invitation à la Fête-Dieu – Refus des princes – Agitation de Charles – Les princes s’opposent aux traditions – Procession de la Fête-Dieu – Exaspération de Charles
A mesure que l’Empereur s’approchait d’Augsbourg, les craintes des Protestants augmentaient. Les bourgeois de cette ville impériale s’attendaient à la voir bientôt devenir le théâtre d’événements étranges. Aussi disaient-ils que si l’Électeur, le Landgrave et d’autres amis de la Réformation n’étaient pas au milieu d’eux, ils s’enfuiraient tousr. Une grande ruine nous menaces, répétait-on partout. Une parole superbe de Charles inquiétait surtout les Protestants : « Que me veulent ces Électeurs ? avait-il dit avec impatience. Je ferai ce qu’il me plairat. » Ainsi, l’arbitraire, voilà le droit impérial qui devait prévaloir en diète.
r – Wo Sachsen, Hessen, und andere Lutherische nit hie waren. (Corp. Ref. 2, p. 89.)
s – Minatur nobis Satan grande exitium. (Ibid. 92.)
t – Er wolte es machen, wie es Ihm eben ware. (Ibid. 88.)
A cette agitation des esprits s’ajoutait l’agitation des rues, ou plutôt l’une amenait l’autre. Des maçons et des serruriers étaient à l’œuvre dans les places et les carrefours, appliquant aux murailles, avec grand effort, des barrières et des chaînes, que l’on pût fermer et tendre au premier cri d’alarmeu. En même temps on voyait partout circuler huit cents fantassins et cavaliers couverts de velours et de soiev, que le magistrat avait enrôlés, afin de recevoir magnifiquement l’Empereur.
u – Neu aufgerichte Ketten und Stock. (Ibid. 66.)
v – Mit sammet und seide auf’s kostlichst ausgestrichen. (Ibid.)
On en était là, et c’était vers le milieu de mai, quand arrivèrent des fourriers espagnols, pleins d’orgueil, qui se mirent à regarder d’un œil de mépris ces misérables bourgeois, à entrer dans leurs maisons, à leur faire violence, et à arracher même brutalement les armoiries de quelques princesw. Le magistrat ayant délégué des conseillers pour traiter avec eux, les fourriers répondirent avec arrogance. « Oh !oh ! disait-on, si les valets sont ainsi, que sera le maître ? » Les ministres de Charles, affligés de ces impertinences, envoyèrent un fourrier allemand, qui, pour faire oublier ces fiertés espagnoles, déploya toutes les formes de la politesse germanique.
w – Den jungen Fursten zu Neuburg ihre wappen abgerissen. (Ibid. 52.)
Cela ne dura pas longtemps, et l’on eut bientôt de plus vives alarmes. Ces conseillers impériaux demandèrent à la bourgeoisie d’Augsbourg ce que signifiaient ces chaînes et ces soldats, et lui ordonnèrent, de par l’Empereur, d’enlever les unes et de licencier les autres. Messieurs d’Augsbourg répondirent tout consternés : « Il y a plus de dix ans que nous avons l’intention d’établir ces chaînesx ; et quant aux soldats, notre but est simplement de rendre honneur à Sa Majesté. » Après bien des pourparlers, il fut convenu qu’on congédierait les troupes, et que les commandants impériaux choisiraient de nouveau mille hommes qui prêteraient serment à l’Empereur, mais qui seraient soldés par la ville d’Augsbourg.
x – Vor zehn Jahren in Sinn gehalt. (Corp. Ref. 2, p. 66.)
Alors les fourriers impériaux reprirent toute leur impertinence, et, ne se donnant plus même la peine d’entrer dans les maisons et les boutiques, ils arrachèrent les enseignes des bourgeois d’Augsbourg, et écrivirent à la place combien d’hommes et de chevaux on était tenu de logery.
y – Gehen nicht mehr in die Hauser und schrieben an die Thur. (Ibid. 89.)
Tels étaient les préludes de l’œuvre de conciliation que Charles-Quint avait annoncée, et qu’il se hâtait fort peu de commencer. Aussi ces retards, attribués par les uns à la foule des peuples qui l’entourait de ses acclamations, par d’autres aux sollicitations des prêtres qui s’opposaient à ce qu’il vînt à Augsbourg avant qu’on eût imposé silence aux ministres, par d’autres enfin aux leçons que le Pape lui avait données dans l’art de la politique et de la rusez indisposaient-ils toujours plus l’Électeur et ses alliés.
z – Cæsarem instructum arte pontificum quærere causas moræ. (L. Epp. 4, p. 31.)
Enfin Charles, ayant quitté Innsbrück deux jours après la mort de Gattinara, arriva à Munich le 10 juin. La réception fut magnifique. A trois quarts de lieue de la ville, une forteresse improvisée, des baraques, des canons, des cavaliers, un assaut, des détonations répétées, des flammes, des cris, des tourbillons de fumée, et un terrible cliquetis d’armes ; dans la ville, des théâtres dressés en plein air, la Juive Esther, le Perse Cambyse, et d’autres pièces non moins fameuses, le tout entremêlé de superbes feux d’artifices : tel était l’accueil fait par les adhérents du Pape à celui qu’ils appelaient leur sauveur. Charles en témoigna toute sa satisfactiona.
a – Das hat Kais. Maj. Wohl gefallen. (Forstemann, Urkun den, 1, p. 246.)
L’Empereur n’était plus fort éloigné d’Augsbourg. Dès le 11 juin, chaque jour, à chaque heure, les gens de la maison impériale, les carrosses, les chariots, les bagages, entraient dans cette ville, au claquement des fouets et au son du corb ; et les bourgeois, ébahis et les mains pendantes, regardaient d’un œil morne toute cette valetaille insolente, qui fondait sur leur cité, comme une nuée de sauterellesc.
b – Alle stund die Wagen, der Tross und viel gesinds nack einander herein. (Corp. Ref. 2, p. 90.)
c – Finden aber wenig Frenden feuer. (Ibid.)
Le 15 juin, dès cinq heures du matind, les Électeurs, les princes et leurs conseillers se rassemblèrent à l’hôtel de ville ; et bientôt on y vit arriver les commissaires impériaux, apportant l’ordre de se rendre au-devant de Charles. A trois heures, les princes et les députés sortirent de la ville, et, arrivés près d’un petit pont jeté sur la rivière de Lech, ils firent halte et attendirent l’Empereur. Les regards de cette brillante assemblée, qui se trouvait alors arrêtée sur les bords riants de ce torrent des Alpes, se portaient avec impatience vers la route de Munich. Enfin, après deux ou trois heures d’attente, des nuages de poussière et un grand bruit annoncèrent l’Empereur. Deux mille hommes de gardes impériales défilèrent d’abord. Puis, Charles étant parvenu à environ cinquante pas de la rivière, les Électeurs et les princes mirent pied à terre. Leurs fils, qui s’étaient avancés au delà du pont, s’apercevant que l’Empereur se préparait à en faire autant, se précipitèrent vers lui, et le supplièrent de rester en sellee ; mais Charles, sans hésiter, descendit de chevalf, et, s’approchant des princes avec un aimable sourire, leur serra cordialement la main. Alors Albert de Mayence, en sa qualité d’archichancelier de l’Empire, souhaita la bienvenue à Sa Majesté, et le comte palatin Frédéric répondit de la part de Charles.
d – Zu morgens, um funf Uhr. (F. Urkunden, 1, p. 263.)
e – Ab Electorum filiis qui procurrerant rogatus. (Seck. 2, p. 101.)
f – Mox ab equis descenderunt. (Cochlœus. 192)
Pendant que cela se passait, trois personnages se tenaient à part sur une hauteurg : c’était le légat romain, fièrement assis sur une mule éclatante de pourpre, et entouré de deux autres cardinaux, l’archevêque de Salzbourg et l’évêque de Trente. Le Nonce, voyant tant de grandeurs réunies à ses pieds, étendit les mains du haut de sa mule, et donna la bénédiction. Aussitôt l’Empereur, le Roi et les princes soumis au Pape se jetèrent à genoux ; les Espagnols, les Italiens, les Néerlandais, les Allemands de leur suite, firent de même, en jetant néanmoins un regard furtif sur les protestants, qui, au milieu de cette foule humblement prosternée, demeuraient seuls debouth. Charles n’eut pas l’air de le remarquer, mais il comprit sans doute ce que cela voulait dire. Alors l’électeur de Brandebourg adressa au Légat un discours latin. On l’avait choisi, parce qu’il parlait cette langue mieux que les princes de l’Eglise. Aussi Charles, en louant son éloquence, ajouta-t-il finement un mot sur la négligence des prélatsi. Puis, l’Empereur s’apprêtant à remonter à cheval, le prince électoral de Saxe et les jeunes princes de Lunebourg, de Mecklembourg, de Brandebourg et d’Anhalt, se précipitèrent vers lui pour l’aider à se mettre en selle. L’un d’eux tenait la bride, un autre l’étrier, et tous étaient ravis de la magnifique apparence de leur puissant empereurj.
g – Auf ein Ort geruckt. F. Urkunde, 1, p. 256.
h – Primum constantiæ specimen. (Seck. 2, p. 101.)
i – Prælatorum autem negligentiam accusaret. (Ibid.)
j – Conscendentem juniores principes adjuverunt. (Ibid. and F. Urkunden, 1, p. 258.)
La marche commença. D’abord venaient deux compagnies de lansquenets, commandées par Simon Seitz, bourgeois d’Augsbourg, qui avait fait la guerre d’Italie, et revenait chez lui tout couvert d’ork. Puis suivaient les maisons des six électeurs, composées de princes, de comtes, de conseillers, de gentilshommes et de soldats ; la maison des ducs de Bavière s’était glissée dans leurs rangs, et les quatre cent cinquante cavaliers qui la composaient marchaient cinq de front, revêtus de brillantes cuirasses, portant des justaucorps rouges, et sur la tête de superbes panaches. La Bavière était déjà, dans ce siècle, le principal appui de Rome en Allemagne.
k – Bekleit von gold. Lit. clothed with gold. (F. Urkunden, 1, p. 258.)
Immédiatement après venaient la maison de l’Empereur et celle de son frère, qui contrastaient fort avec tout cet appareil guerrier. C’était des coursiers turcs, polonais, arabes et autres, menés en laisse ; puis une multitude de jeunes pages vêtus de velours jaune ou rouge, et des seigneurs espagnols, bohémiens et autrichiens, couverts d’habits de soie et de veloursl ; parmi eux, les Bohémiens se distinguaient par leur air belliqueux, et faisaient caracoler leurs superbes montures. Enfin des trompettes, des timbaliers, des hérauts d’armes, des palefreniers, des estafiers et les porte-croix du Légat, annonçaient l’approche des princes.
l – Viel sammete und seiden Rocke. (L. Opp. 20, p. 201.)
Ces puissants seigneurs, dont les luttes avaient si souvent rempli l’Allemagne de troubles et de batailles, s’avançaient à cette heure pacifiquement les uns à côté des autres. Après les princes venaient les Électeurs ; et l’électeur de Saxe, selon la coutume, portant le glaive impérial nu et flamboyant, marchait immédiatement devant l’Empereurm.
m – Noster princeps de more prætulit ensem. (Corp. Ref. 2, p. 118.)
Enfin apparaissait ce prince, sur qui se dirigeaient tous les yeuxn. Agé de trente ans, d’un port distingué, d’une figure agréable, tout couvert de vêtements d’or, éblouissanto de pierres précieuses, portant sur le sommet de la tête un petit chapeau à la mode espagnolep, monté sur un superbe étalon polonais d’une éclatante blancheur, placé sous un riche baldaquin de damas rouge, blanc et vert, que soutenaient six sénateurs d’Augsbourg, et laissant tomber autour de lui des regards où la clémence se mêlait à la gravité, Charles excitait le plus vif enthousiasme, et chacun s’écriait qu’il était le plus bel homme de l’Empire, comme le plus puissant prince de l’univers.
n – Omnium oculos in se convertit. (Seck. 2, p. 160.)
o – Totus gemmis coruscabat. (Ibid.)
p – Ein klein Spanisch Hutlein. (F. Urkunden, 1, p. 260.)
Il avait voulu placer à ses côtés son frère et le Légat ; mais l’électeur de Mayence, accompagné de deux cents gardes vêtus de soie, avait réclamé la droite de l’Empereur, et l’électeur de Cologne, avec cent satellites armés de toutes pièces, s’était placé à sa gauche ; le roi Ferdinand et le Légat avaient dû passer après eux, et étaient suivis des cardinaux, des ambassadeurs et des prélats, parmi lesquels on remarquait l’orgueilleux évêque d’Osma, confesseur de l’Empereur. Les cavaliers impériaux et les troupes d’Augsbourg fermaient la marche. Jamais rien de si beau, disent les historiens, ne s’était vu dans l’Empireq.
q – Antea in imperio non erat visa. (Seck. 2, p. 160.)
On avançait lentement, et il était entre huit et neuf heures du soir quand on arriva à la porte d’Augsbourgr. Là se trouvaient le bourgmestre et les conseillers, qui se prosternèrent devant Charles. Au même moment, les canons des remparts, les cloches des temples à la volée, le bruit des trompettes et des cymbales, et les cris de joie du peuple, retentirent avec fracas. Stadion, évêque d’Augsbourg, et son clergé en vêtements blancs, entonnèrent l’Advenisti desiderabilis. Six chanoines, s’avançant avec un magnifique dais, se préparaient à conduire l’Empereur à la cathédrale, quand le coursier de Charles, s’épouvantant de ce nouveau baldaquin, se cabra tout à coups, et l’Empereur ne s’en rendit maître qu’avec peine. Enfin Charles entra dans la basilique, ornée de guirlandes et de fleurs, et que mille flambeaux éclairèrent aussitôt.
r – Ingressus est in urbem intra octavam et nonam. (Ibid. 114.)
s – Da entsetzt sich K. M. Hengst fur solchem Himsel. (F. Urkunden, I, p. 261.)
L’Empereur se rendit à l’autel, et s’étant jeté à genoux éleva les mains vers le cielt. Pendant le Te Deum, les Protestants remarquèrent avec inquiétude que Charles s’entretenait à voix basse avec l’évêque de Mayence, prêtait l’oreille au Légat qui s’était approché pour lui parler, et faisait amicalement des signes de tète au duc George ; tout cela leur parut de mauvais augure. Mais au moment où le clergé chanta : Te ergo quæsumus, Charles, interrompant ses conversations, se leva soudainement, et l’un des acolytes se précipita vers lui avec un coussin brodé d’or ; l’Empereur le repoussa, et se mit à genoux sur les dalles du temple ; toute l’assemblée se prosterna avec lui ; l’Électeur et le Landgrave restèrent seuls debout. Le duc George, hors de lui de tant d’audace, jeta à son cousin un coup d’œil menaçant. Le margrave de Brandebourg, entraîné par la foule, s’était agenouillé ; mais ayant vu ses deux alliés debout, il se releva vivement.
t – Ihr hand aufgehebt. (Ibid.)
Alors l’archevêque-cardinal de Salzbourg se mit en devoir de prononcer la bénédiction. Mais Campeggi, impatient de n’avoir jusqu’alors joué aucun rôle dans la cérémonie, s’avança en hâte vers l’autel, et en écartant brusquement l’Archevêque, lui ditu : « C’est à moi que cet office appartient, et non à vous. » L’Archevêque céda ; l’Empereur s’inclina, et le Landgrave, retenant avec peine un sourire, se cacha derrière un candélabre. Puis le son des cloches recommença, le cortège se remit en marche, et les princes conduisirent l’Empereur au Palatinat (c’est ainsi qu’on nommait le palais de l’évêque), préparé pour Charles. Alors la foule se dispersa ; il était plus de dix heures du soir.
u – Cardinalem legatus castigatum abegit. (Seck. 2, p. 161.)
Le moment était venu où les partisans de la Papauté se flattaient de rendre les Protestants infidèles à leur foi. L’arrivée de l’Empereur, la procession du Saint Sacrement qui s’apprêtait, l’heure tardive, tout avait été calculé à l’avance. « Les nocturnes de la trahison allaient commencer, » dit Spalatin.
Il y avait eu, dans les appartements de l’Empereur, quelques instants de conversation générale ; puis on avait laissé les princes du parti romain se retirer ; et Charles-Quint avait fait signe à l’électeur de Saxe, au landgrave de Hesse, au margrave George de Brandebourg, au prince d’Anhalt et au duc de Luxembourg, de le suivre dans sa chambre particulièrev. Son frère Ferdinand, qui devait lui servir d’interprète, y était entré seul avec eux. Charles pensait que tant que les princes protestants seraient en vue, ils ne céderaient pas, mais que dans un entretien intime et amical il obtiendrait d’eux tout ce qu’il voudrait.
v – Ad conclave suum. (Corp. Ref. p. 106, 114.)
« Sa Majesté vous demande, dit Ferdinand, de suspendre vos prêches. » A l’ouïe de ces paroles, les deux vieux princes (l’Électeur et le Margrave) pâlirent et se turentw ; il y eut un long silence.
w – Die beede alte Fursten zum Hochsten entsetz. (Ibid.)
A la fin, le Landgrave prit la parole. « Nous supplions Votre Majesté, dit-il, de retirer sa demande ; car nos ministres annoncent la pure parole de Dieu, comme l’ont fait les anciens docteurs de l’Église, saint Augustin, saint Hilaire ettant d’autres. Il sera facile à Votre Majesté de s’en convaincre. Nous ne pouvons nous priver de la parole de Dieu et renier son Évangilex. »
x – Se non posse cibo verbi Dei carere, nec sana conscientia Evangelium negare. (Ibid. 115.)
Ferdinand, prenant la parole en françaisy (c’était dans cette langue qu’il conversait avec son frère), fit connaître à l’Empereur la réponse du Landgrave. Rien n’était plus désagréable à Charles que ces citations de saint Hilaire et de saint Augustin ; aussi le rouge lui monta-t-il au visage, et il s’emporta presque. « Sa Majesté, dit alors Ferdinand d’un ton plus positif, ne peut se désister de sa demande. — Votre conscience, répliqua vivement le Landgrave, n’a pas le droit de commander à la nôtrez. » Ferdinand insistant encore, le Margrave, qui avait jusqu’alors gardé le silence, ne put plus se contenir, et, laissant là les interprètes, il inclina la tête du côté de Charles, et s’écria avec émotion : « Plutôt que de me laisser enlever la parole du Seigneur et de renie rmon Dieu, je me jetterais à genoux devant Votre Majesté, et je me laisserais trancher la tête. » En prononçant ces paroles simples et magnanimes, dit un contemporaina, le prince les accompagna d’un geste énergique, et fit tomber ses mains sur son cou comme le glaive d’un bourreau. L’exaltation des princes était à son comble ; s’il l’eût fallu, ils eussent tous quatre marché à l’instant même à l’échafaud. Charles en fut ému ; surpris et entraîné, il s’écria précipitamment, dans son mauvais allemand, en faisant mine d’arrêter le Landgrave : « Cher prince, pas la tête ! pas la tête ! » Mais à peine eut-il dit ces trois mots, qu’il s’arrêta.
y – In Franzosischer Sprache. (Ibid. 107.)
z – Sich darob etwas angeröt und erhitzt. (Ibid.)
a – K. M. gewissen sey aber kein Herr und meyster uber ihr gewisson. (Ibid. p. 115)
Ces paroles furent les seules que Charles-Quint prononça dans une conférence ou devant la Diète. Son ignorance de la langue allemande, et quelquefois l’étiquette de l’Escurial, l’obligèrent à ne parler jamais que par la bouche de son frère ou du Comte palatin. Aussi disait-on, comme il consacrait chaque jour quatre heures au culte divin : « Il parle plus avec Dieu qu’avec les hommes. » Ce silence habituel ne fut point favorable à ses desseins. Il lui eût fallu de l’activité, de l’éloquence ; et, au lieu de cela, les Allemands ne voyaient, a-t-on dit, dans la figure muette de leur jeune empereur, qu’une pagode remuant la tête et clignant les yeux. Charles sentait quelquefois très vivement le défaut de cette position : « Pour parler allemand, disait-il, je donnerais volontiers une autre langue, fût-ce l’espagnole ou la française, et même, en outre, l’un de mes Étatsb. »
b – Es ware Spanisch oder Franzosisch und dazu eines Landes minder. (Ibid. 2, p. 114.)
Ferdinand comprit qu’il était inutile d’insister sur la cessation des assemblées ; mais il avait une autre soumission à requérir. Le lendemain était la Fête-Dieu, et un usage dont on ne s’était jamais écarté voulait que tous les princes et députés présents à la Diète assistassent à la procession. Quoi ! les Protestants se refuseraient à cet acte de courtoisie dès l’ouverture d’une Diète, où chacun venait dans un esprit de conciliation ? N’ont-ils pas déclaré que le corps et le sang de Christ sont réellement dans l’hostie ? Ne se vantent-ils pas de leur opposition à Zwingle, et peuvent-ils rester en arrière sans être entachés d’hérésie ? Mais s’ils assistent aux pompes qui entourent le corps du « Seigneur, » s’ils se mêlent à ce clergé nombreux, éclatant de luxe et d’orgueil, qui promène le Dieu qu’il a créé, s’ils sont là quand le peuple adore, ne compromettent-ils pas irrévocablement leur foi ? La machine est bien préparée ; son jeu ne peut manquer ; plus de doute ! La ruse des Italiens va triompher de la simplicité de ces grossiers Allemands !…
Ferdinand, se faisant donc une arme du refus qu’il vient d’essuyer, leur dit : « Puisque l’Empereur ne peut obtenir que vous suspendiez vos assemblées, il vous demande du moins de l’accompagner demain, selon l’usage, à la procession du Saint Sacrement. Faites-le, et si ce n’est par égard pour lui, que ce soit au moins à l’honneur du Dieu tout-puissantc. »
c – Et saltem in honorem Dei illud facerent. (Corp. Ref. 2, p. 116.)
Les princes furent plus indignés et plus consternés encore : « Christ, dirent-ils, n’a pas institué son sacrement pour qu’on l’adore. » Charles persiste dans sa demande, les Protestants dans leur refusd. L’Empereur alors déclare qu’il ne peut accepter leur excuse, qu’il leur donne du temps pour y réfléchir, et que le lendemain matin ils doivent être prêts à répondre.
d – Persistit Cæsar in postulatione, perstiterunt illi in recusatione. (Ibid. 115.)
On se sépara dans la plus grande agitation. Le Prince électoral, qui avait attendu son père dans la première salle avec d’autres seigneurs, cherchait, au moment où les princes sortaient de la chambre de l’Empereur, à lire sur leur visage ce qui s’était passé. Jugeant, à l’émotion peinte sur leurs traits, que la lutte avait été vive, il crut que son père courait les plus grands dangers ; aussi, le saisissant vivement par la main, il l’entraîna dans l’escalier du palais, en s’écriant avec effroi, et comme si les satellites de Charles eussent été déjà sur ses pas : « Venez, venez promptement ! »
Charles, qui ne s’était pas attendu à une pareille résistance, était en effet confondu, et le Légat s’efforçait de l’exaspérer toujours pluse. Agité, plein de dépit et d’indignation, proférant les plus terribles menacesf, le jeune empereur se promenait précipitamment dans les salles du Palatinat ; et, ne pouvant attendre jusqu’au lendemain, il envoya au milieu de la nuit demander à l’Électeur sa décision finale. « Pour le moment nous avons besoin de sommeil, répondit celui-ci ; demain, nous ferons connaître notre résolutiong. »
e – A sævitia Legati Romanensium captivi. (Ibid. 116.)
f – Hinc secutæ sunt gravissimæ minæ, jactate sævissimæ Cæsaris indignationes. (Ibid.)
g – Quiete sibi opus esse dicens, responsum in diem alterum distulit. (Seck. 2, p. 162.)
Le Landgrave cependant ne se reposait pas plus que Charles. A peine de retour chez lui, il avait envoyé son chancelier chez les députés de Nuremberg, et les avait fait réveiller pour leur apprendre ce qui venait de se passerh.
h – Hat nachten uns aufwecken lassen. (Corp. Ref. 2, p. 106.)
En même temps, on exposait aux théologiens la démarche de Charles, et Spalatin, prenant la plume, rédigeait leur préavis pendant la nuit. « Le sacrement, y disait-il, n’a pas été établi pour qu’on l’adore, comme les Juifs adorèrent le serpent d’airaini. Nous sommes ici pour confesser la vérité, et non pour confirmer des abus. Ainsi donc, que l’on s’abstienne ! » Ce préavis fortifia les princes évangéliques dans leur résolution ; et la journée du 16 juin commença.
i – Wie die Juden die Schlange haben angebethet. (Ibid. p. 111)
L’électeur de Saxe s’étant trouvé indisposé pendant la nuit, chargea son fils de le représenter. A sept heures, les princes et les conseillers se rendirent à cheval au palais de l’Empereurj.
j – Heute zu sieben Uhren sind gemeldete Fursten. (Corp. Ref. 3, p. 107.)
Le margrave de Brandebourg prit la parole : « Vous savez, dit-il à Charles, comment, au péril de notre vie, mes ancêtres et moi, avons soutenu votre auguste maison. Mais dans les choses de Dieu, les ordres de Dieu même m’obligent à mettre de côté tout commandement d’homme. On dit que la mort attend ceux qui persévéreront dans la saine doctrine ; je suis prêt à l’endurer. » Puis il présenta à l’Empereur la déclaration des princes évangéliques. « Nous n’appuierons pas de notre présence, disaient-ils, ces traditions humaines et impies qui sont opposées à la parole de Dieu. Nous déclarons au contraire, sans hésiter et d’un commun accord, qu’il faut les bannir de l’Église, de peur que ceux de ses membres qui sont encore sains ne soient atteints de ce poison mortelk. »
k – Cælestin. I, p. 82.
« Si vous n’accompagnez pas Sa Majesté pour l’amour de Dieu, dit Ferdinand, faites-le du moins pour l’amour de l’Empereur et comme vassaux de l’Empirel : Sa Majesté vous l’ordonne. — Il s’agit d’un acte de culte, répondirent les princes ; notre conscience nous le défend. » Alors Ferdinand et Charles s’étant entretenus à voix basse : « Sa Majesté désire voir, dit le roi, si vous lui obéirez, ou nonm. » En même temps l’Empereur et son frère sortirent. Mais les princes, au lieu de les suivre, comme Charles l’espérait, retournèrent pleins de joie dans leur palais.
l – Ut vassalli et principes imperii. (Cochlœus, p. 192.)
m – Sie wolle sehen, ob sie I. M. gehorchsam leisten oder nicht. (Corp. Ref. 2, p. 108.)
La procession ne commença qu’à midi. Le clergé ouvrait la marche ; puis venaient les nobles espagnols, belges, autrichiens, de la cour impériale ; ensuite les hérauts d’armes et les trompettes ; après eux les princes séculiers, tous des cierges à la main. Le Saint Sacrement était porté par l’électeur de Mayence, primat d’Allemagne, ayant à sa droite le roi Ferdinand, et à sa gauche l’électeur Joachim. Derrière lui marchait l’Empereur, seul, l’air recueilli, un cierge à la main, la tête nue et rasée comme un prêtre, quoique le soleil de midi dardât sur lui ses rayons les plus ardentsn. Charles voulait, en s’exposant à ces fatigues, professer hautement sa foi à ce qui constitue l’essence du catholicisme-romain. A mesure que l’esprit et la vie s’étaient échappés des églises primitives, on avait cherché à les remplacer par des formes, des apparences et des rites. L’origine du culte romain se trouve dans cette décadence de la charité et de la foi, que des catholiques des premiers siècles ont souvent déplorée, et l’histoire de Rome est tout entière dans cette parole de saint Pierre : Ayant la forme de la piété, elle en a renié la forceo. Mais comme la force commençait alors à revivre dans l’Église, la forme commençait aussi à déchoir. A peine cent bourgeois d’Augsbourg s’étaient-ils joints à la pompe du 16 juin ; ce n’étaient plus les processions d’autrefois : le peuple chrétien avait rappris à aimer et à croire.
n – Clericaliter detonso capillo. (Zw. Epp. 2, p. 471.) Nudo sapite sub meridiani solis ardoribus. (Pallavicini, 1, p. 228.)
o – 2 Timothée 3.5.
Charles, sous son air dévot, cachait un cœur ulcéré. Le Légat savait moins bien se contraindre, et disait hautement « que cet entêtement des princes causait un grand préjudice au Papep. » La procession finie (elle avait duré une heure), Charles ne put retenir davantage son extrême irritation ; et à peine de retour dans son palais, il déclara qu’il allait envoyer un sauf-conduit aux princes protestants ; que le lendemain même ces hommes obstinés et rebelles devraient quitter Augsbourgq, et que la Diète aurait ensuite à prendre les résolutions que lui suggérerait le salut de l’Église et de l’Empire. C’était sans doute le Légat qui avait suggéré à Charles ce plan, dont l’exécution eût amené infailliblement la guerre religieuse. Mais quelques-uns des princes du parti romain, désirant maintenir la paix, parvinrent, non sans peine, à faire retirer par l’Empereur cet ordre menaçantr.
p – Sarpi, Conc. de Trente, I, p. 99.
q – Ut mox altera die, cum salvo-conductu, Lutherani abirent domum. (Cochl. p. 193.)
r – Pacis et concordiæ avidi, supplicarunt ejus majestati ut sedata ira. (Ibid.)