Après avoir cherché à définir le péché, nous devons maintenant examiner s’il est possible de l’expliquer. Le péché est-il parfaitement compréhensible ? Existe-t-il une raison suffisante du péché ? Le péché a-t-il et peut-il avoir une cause déterminante qui en rende pleinement compte ? Entre-t-il dans la chaîne ininterrompue des causes et des effets à titre de fait rationnel, logique et nécessaire, ou bien est-ce simplement un fait historique qui a sa cause déterminante en lui-même, c’est-à-dire qui est parce qu’il est, mais sans devoir être, et qui, à ce titre, peut être irrationnel, illogique et contre nature ? Telle est la question préalable qui se pose.
Nous ne devons pas nous dissimuler dès le début que si nous parvenons à expliquer le péché, à le reconstruire a priori par une raison logique, déduite de sa nature intrinsèque, nous rendons le péché nécessaire, logique, rationnel, et par là même légitime, bon et normal. Une pareille tentative est déjà jugée pour nous a priori ; nous la déclarons d’avance incompatible avec l’essence même de l’objet, et la revue des différentes explications du péché qui ont été proposées ne devra plus être pour nous qu’une confirmation par voie expérimentale et empirique du principe que nous venons de formuler.
Le parti déterministe tout entier tranche la question dans un sens diamétralement opposé. Selon Rothe, s’il y a une science spéculative, une science a priori capable de faire dériver tous les êtres de l’univers de leur idée, il doit y avoir une science du péché comme de tout le reste ; le péché ne peut pas plus se soustraire que tout autre fait à la contrainte de la logique universelle, ni à la juridiction de la pensée. — « Expliquer le péché, répond Julius Müller, c’est le nier. » — Et nous sommes de son avis. Ici de nouveau, à l’occasion du péché, le libéralisme s’oppose aussi bien au déterminisme et au fatalisme qu’à l’atomisme et au nihilisme.
La théorie que le péché est nécessaire, légitime, logique, donné avec la nature des choses, prend le nom d’optimisme ; sa formule vulgaire consiste à prétendre que nous sommes au mieux dans le meilleur des mondes.
En regard, mais non à l’opposite de cette doctrine, nous rencontrons celle qui affirme que tout est mal, c’est-à-dire que toutes choses sont conduites par un hasard aveugle, ou plutôt ne sont pas conduites du tout, et qui place le mal non plus à côté de l’être comme la condition indispensable du bien, mais dans l’être lui-même ; c’est le pessimisme, qui aboutit, comme nous le venons, au nihilisme. En fait, la doctrine que tout est bien ne diffère guère de celle que tout est mal ; car si le monde tel quel est le meilleur possible, tout est sans remède ; les deux théories sont à peu près aussi désolantes l’une que l’autre, elles ne se font pas opposition, elles ne sont que des variétés l’une de l’autre, ou, si l’on veut, le pessimisme n’est que le prolongement de l’optimisme, et ils tendent tous deux à légitimer le péché.
Nous pouvons réduire à quatre les principales explications du péché qui ont été tentées dans le cours de l’histoire de la philosophie et de la théologie en vue de le rendre rationnel et nécessaire, et dont nous avons maintenant à faire la critique détaillée. Ces quatre explications peuvent se classer en deux groupes : les unes cherchant à faire dériver le péché de sa nature intrinsèque, de son essence même : ce sont les explications idéalistes du péché ; les autres, du conflit des éléments constitutifs de la nature humaine et de l’existence en général : ce sont les explications réalistes. Le groupe idéaliste nous présente deux tendances, suivant que l’on conçoit le mal comme un simple déficit de l’être, ou comme résultant du contraste nécessaire du bien et du mal. Nous appellerons la première conception défective, la seconde antithétique ou esthétique. Le groupe réaliste comprend à son tour deux tendances, l’une fait dériver le péché du conflit de la matière et de l’esprit, — c’est la conception manichéenne ; l’autre, du conflit de l’individu et de la société, — c’est la conception socialiste. — Nous allons examiner et apprécier successivement ces diverses théories.
Une première explication du mal le fait dériver de l’imperfection naturelle de l’homme, en tant qu’être fini. Nous avons déjà distingué précédemment l’ignorance et l’erreur en disant que l’ignorance naturelle est un premier degré du bien, tandis que l’erreur est déjà une conséquence plus ou moins éloignée du mal, une déviation du bien. Ce que nous avons dit de l’ignorance, qui n’est que l’imperfection naturelle dans le domaine du savoir, peut s’étendre à la non-perfection de l’être tout entier et de toutes les facultés qui le constituent ; l’impuissance, la petitesse, la finité ne deviendraient selon nous des maux que chez des êtres dont la toute-puissance et la grandeur seraient la destination immédiate, ou qui seraient appelés, obligés par conséquent à être plus puissants et plus grands qu’ils ne le sont actuellement. La non-perfection ou Unité doit se rencontrer dans l’état normal chez tout être qui, n’étant pas Dieu, ne peut ni ne doit posséder l’infinitude ni la perfection absolue, mais seulement une perfection relative, c’est-à-dire la convenance parfaite de la nature d’un être avec sa destination.
La théorie que nous critiquons identifie au contraire l’imperfection naturelle ou la finité avec le mal, et réduit le mal à cette imperfection naturelle. Dieu seul est l’être infini, l’être parfait et par conséquent non pas seulement l’être souverainement bon, d’où toute bonté émane et dérive, mais l’être seul bon, celui en dehors duquel commence immédiatement le mal, dans la proportion où l’être fini s’éloigne de l’infinitude divine. Or la limitation et la finité sont naturellement inhérentes à toute créature ; aucune d’elles ne possède ni la toute-science, ni la toute-puissance ; elles occupent des degrés plus ou moins élevés de l’être, mais inférieurs en tout cas par rapport à l’être infini ; c’est cette infériorité même qui est le mal ; le mal, c’est donc, chez l’être fini, la qualité d’être fini ; c’est la part de néant attachée à l’être fini ; c’est l’écart qui existe entre le degré actuel de l’être fini et l’infini. La différence entre le bien et le mal est donc purement et essentiellement quantitative et nullement qualitative.
Cette théorie du mal comme d’un non-être, d’un moindre bien, d’une simple privation de l’être, est très ancienne et elle est encore très répandue dans le monde philosophique et théologique. Elle remonte à Platon, à saint Augustin, et elle se retrouve chez Spinoza, Leibnitz, etc. ; elle se traduit tout à tour sous une forme philosophique et populaire.
Quidquid est, dit saint Augustin, in quantum est, bonum est. Ce père attribue cependant au mal une action corrosive et délétère sur le bien. Spinoza identifie dans son Éthique la puissance ou l’être et la vertu. Le mal est, selon Leibnitz, une privation du bien, comme l’erreur est une privation de la science, ou, dans le règne physique, les ténèbres de la lumière, le froid du chaud ; le mal est comparable à l’inertie des corps ; le mal n’est que l’écart créé par l’avance d’un navire sur celui qui le suit. Le mal n’est pas imputable à Dieu ; car tandis que les qualités et les réalités de la créature, telles qu’elles coexistent dans toute action mauvaise, doivent être attribuées au concours divin, cela ne peut être affirmé de ce qui fait de l’action un péché, de son élément formel, puisque c’est pure privation.
En résumé, dans la mesure où un être existe, il est bon ; dans la mesure où il est mauvais, il n’est pas.
Cette conception défective du péché est au fond de la doctrine de la fin du mal, telle que la présentent MM. Pétavel-Olliff, Byse, etc. Le mal doit finir par une nécessité de nature, parce que c’est un non-être, une consomption de l’être, plutôt qu’un être opposé à l’être de Dieu.
La traduction populaire de cette doctrine se trouve d’abord dans la théorie du succès, en raison de laquelle quiconque réussit à s’affirmer per fas et nefas a droit à la louange et à l’absolution des hommes ; en retour, le péché n’est plus imputable qu’à un défaut naturel de connaissances, de lumières, de vertus, ou au défaut des circonstances ; ou plutôt le péché n’est plus que cela ; le vrai progrès moral ira nécessairement de pair avec le progrès des lumières, de la science, de l’industrie et de la civilisation ; ou plutôt le progrès moral n’est plus que cela ; les lumières scientifiques seraient les seules et vraies ennemies des ténèbres morales. Le péché individuel, de même, n’est qu’une limitation de nature qui sert à distinguer l’individu de son semblable, et dont on n’est pas plus responsable que de son caractère ou de son tempérament. La perversité morale est définie par l’incapacité naturelle. C’est ce qu’exprimait à sa manière un parricide répondant au pasteur qui voulait l’exhorter à se repentir : « Que voulez-vous, Monsieur le ministre, personne n’est parfait ! » C’est la morale qui confond la lâcheté qui se livre au vice et à la passion, avec une simple faiblesse qu’on ira jusqu’à qualifier de bonté.
L’erreur théorique de cette doctrine réside essentiellement dans la confusion de l’ordre physique avec l’ordre moral, de la qualité physique et donnée avec la qualité morale et acquise, confusion à la faveur de laquelle on en introduit une autre, celle du droit avec le fait. Il est bien vrai que dans un certain sens l’on peut dire, et que l’Écriture dit elle-même que, Dieu seul étant, toute existence n’est bonne que pour autant qu’elle participe de l’être divin. Mais le mal est le pervertissement et non pas l’annulation de l’être ; il implique sans doute négation et privation, négation du bien et du vrai, privation des qualités essentielles de l’être bon ; mais au fond de cette négation, il y a une affirmation ; au fond de cette privation, comme nous l’avons vu dans le paragraphe précédent, il y a une position, ou plutôt une opposition ; la lâcheté et la dégradation morale elles-mêmes renferment toujours, latente en elles, une volonté résistant à la volonté divine et qui a fini par se rendre esclave elle-même des penchants corporels. Le mal n’est pas un moindre bien, c’est l’opposition du bien ; l’imperfection naturelle de l’être ne suffit pas à l’expliquer, mais il trouve son principe dans une volonté positive.
La conscience, l’expérience et l’Écriture protestent également contre la doctrine que nous venons de définir et qui réduit le mal au non-être.
La conscience d’abord porte un jugement tout différent sur l’imperfection naturelle et sur le mal moral. La non-perfection, en raison de laquelle chaque être fini ne possède entre tous les attributs et qualités de l’être en général que ceux qui conviennent à sa destination particulière dans l’ensemble de l’univers, cette imperfection-là n’est pas appelée mal par la conscience ; la conscience n’exige pas de tout être la possession de la perfection absolue, mais seulement de la perfection relative qui consiste à être tout ce qu’il doit être, en un lieu et à un moment déterminés, en vue de sa destination particulière. Or la part la plus réduite des qualités de l’être peut constituer la perfection relative d’un être déterminé, dès que cette part suffit à la réalisation normale de sa destination, ou qu’elle est à un moment donné l’expression normale de sa destination dans sa réalisation progressive. La conscience ne reproche pas à la violette de ne pas posséder les attributs de la rose, ni au rossignol de ne pas posséder les couleurs du paon ; ni à l’ignorant de n’être pas savant, ni au faible de ne pas être fort, ni à l’enfant de ne pas être homme fait ; et si l’ignorant aspire à la science, le faible à la force, l’enfant à la stature de l’homme fait, cette aspiration vers un idéal réalisable seulement plus tard n’est pas accompagnée de retour sur soi-même, de repentir, de remords. La qualité d’être fini et imparfait est donc bien une qualité et non pas un vice chez cet être fini et imparfait ; et cette qualité constitue précisément la perfection relative de cet être fini et imparfait, de même que l’infinitude absolue constitue la perfection absolue de Dieu ; chaque être physique ou moral est bon dans les limites qui lui sont tracées par sa nature et par sa destination. L’être moral reste bon, au jugement de la conscience, tant qu’il ne s’écarte pas de ces limites, soit en plus, soit en moins : elle condamne tout autant celui qui cherche à les outrepasser par orgueil, que celui qui reste en deçà par paresse ou par infidélité ; elle n’approuve que celui qui y reste fidèle à chaque degré de son développement moral, à chaque stage nouveau de sa carrière incessamment ascensionnelle et progressive ; appelé à atteindre une destination toujours plus élevée et à réaliser un progrès continu, il n’y a pas péché pour lui, ni par conséquent mal, à n’être pas encore aujourd’hui ce qu’il est appelé à être demain, et à ne pas avoir réalisé au début de sa carrière la perfection absolue qui est située au terme de ses obligations. Mais, tandis que le jugement moral associe l’imperfection naturelle à la bonté et à la perfection relatives de l’être, il se traduit en réprobation déclarée du mal ; la non-perfection appelle le progrès et non la conversion ; elle éveille l’aspiration, le désir, elle sollicite l’effort chez l’être qui se connaît une destination supérieure et se sent capable de l’atteindre ; elle ne saurait devenir objet de repentir. Le mal moral, consistant soit à franchir prématurément ses limites naturelles, soit à les délaisser, appelle sur le sujet le blâme, éveille en lui le regret, le repentir, le remords ; la conscience, qui exige le progrès de la non-perfection à la perfection, exige au contraire la conversion du mal au bien.
D’ailleurs tout l’intérêt de la proposition que l’imperfection est un mal, se trouve dans la contre-partie : que le mal se réduit à l’imperfection, ce qui est la négation du mal. Or, le prononcé primitif et irrécusable de toute conscience humaine porte, nous l’avons dit déjà, l’opposition absolue, irréductible, du bien et du mal. Les deux propositions : l’imperfection est le mal, et : le mal n’est pas autre chose que l’imperfection, étant connexes l’une à l’autre, solidaires l’une de l’autre, sont enveloppées par conséquent dans la même réprobation morale.
L’expérience elle aussi n’est rien moins que favorable à la doctrine que le mal n’est qu’un non-être, une privation de l’être et du bien. Cette théorie pourrait trouver une confirmation apparente dans les actes qu’on appelle péchés d’omission, de faiblesse, de paresse ou de lâcheté, qui semblent en effet ne consister que dans un défaut du bien. Si cependant nous remontons au principe et à l’origine de ces péchés de faiblesse ou d’omission, nous n’y trouvons plus la négation pure, l’absence de l’être ou de l’acte, mais déjà une fausse position, une fausse affirmation du moi. Car pourquoi ai-je faibli dans un certain cas, ou pourquoi ai-je omis d’accomplir mon devoir ? Ce n’est pas que la capacité d’agir m’ait fait absolument défaut, et mon incapacité morale ne se confond point, ni à mon jugement, ni à celui des autres, avec l’imperfection naturelle, puisqu’elle me sera inévitablement et peut-être amèrement reprochée ; et, si même la capacité d’agir m’avait fait défaut, je n’en pourrais dire autant des moyens d’acquérir cette capacité, à un moment donné de ma carrière. En analysant donc le fait moral de l’omission ou de la commission par faiblesse, je découvrirai toujours à l’origine de cette privation apparente une fausse détermination de la volonté, une volition portant sur l’abdication même de la volonté, un vouloir ne pas vouloir, un acte plus ou moins conscient d’égoïsme qui se réveille, se formule, prend conscience de lui-même et s’affirme par les contrariétés même qu’il rencontre. C’est ce qui explique l’alliance si fréquente et si souvent observée de la dureté et de la mollesse, de la cruauté là plus sanguinaire et de la volupté la plus efféminée. L’expérience montre que les faits d’omission et de faiblesse peuvent se convertir en des actes positifs de méchanceté et de perversité, aussitôt que le moi, pris plus directement à partie, ne trouverait plus comme par le passé sa satisfaction dans la passivité pure et simple ; et les hommes timides ou paresseux, qui se classent volontiers parmi les bons enfants, parce qu’ils n’ont jamais eu l’énergie, le courage ou le temps d’être méchants, qui ne font que le bien qui ne leur coûte point d’effort, pourront à un moment donné devenir très déterminés et très actifs dans le mal ; ils deviendront aussi dangereux que les méchants qualifiés, dès que les bénéfices de cette passivité commode seront menacés, ou que, dans telle ou telle crise, ils auront à se faire pardonner le modérantisme d’instinct qui a suffi aux situations ordinaires. Tout cela prouve que l’égoïsme, une opposition latente du moi au bien, était le mobile de leur inaction ou de leur passivité précédentes.
La preuve positive que les péchés dits d’omission, d’entraînement ou de faiblesse n’en ont pas moins une détermination de la volonté à leur origine, c’est que ceux qui s’en corrigent ne le font que grâce à un appel énergique à leur volonté, et que dans cette lutte entre une volonté résolue et cette prétendue puissance fatale d’entraînement, la victoire est souvent restée à la première ; donc, en cas de défaite, c’est à elle aussi qu’il faut s’en prendre. C’est elle qui n’a pas voulu l’amélioration ou du moins qui a refusé et dédaigné les auxiliaires et les remèdes mis à sa portée.
La théorie qui fait consister le mal dans la privation ne se vérifie donc pas même à l’égard des péchés qui semblent lui donner raison, péchés d’omission ou de faiblesse ; mais ceux-là ne sont ni les seuls, ni les plus fréquents, ni les plus graves. L’expérience nous prouve que le mal comme le bien tend à prendre consistance, à devenir une quantité, une puissance, un être opposé toujours plus au bien ; qu’il y a réellement un progrès du mal comme du bien, et que même ces deux progrès s’accompagnent et se stimulent l’un l’autre. Le mal se forme en organisme, se constitue en système, obéit à ses lois propres et suit un développement qui forme la contre-partie de celui du bien. C’est ce que nous avons déjà reconnu dans notre doctrine de la liberté en disant que celle-ci tend à former une nature soit bonne, soit mauvaise. Que signifie cet esclavage auquel finissent par succomber les adhérents de tel ou tel vice, sinon que le mal moral acquiert par l’exercice, comme le bien, une énergie, une vitalité croissante, et qui finit par devenir fatale et irrésistible ? Ne serait-ce pas, au contraire, chez les êtres les moins développés, chez les débutants de la vie, chez les enfants, que le mal devrait se produire sous sa forme la plus caractéristique et la plus intense, s’il était vrai qu’il fut simplement un déficit de l’être ? Ne faudrait-il pas admettre en même temps que ses progrès seraient en tout état de cause accompagnés chez le sujet d’une déperdition de l’être et de la force vitale ? Or, si ce fait paraît se vérifier dans les suites de certains péchés plus particulièrement abrutissants et réputés grossiers, quoiqu’ils ne soient pas toujours les plus coupables au point de vue de la morale, nous remarquerons le phénomène justement contraire dans les vices les plus funestes et en réalité les plus immoraux, les plus dangereux ; les vices spirituels, que nous opposons aux vices de la chair, bien loin d’entraîner cette déperdition des forces de l’être, de l’intelligence et de l’énergie vitale, semblent au contraire les exalter et les stimuler à l’excès, et c’est ce que l’humanité a toujours confirmé en donnant à ces grands vicieux le surnom de grands hommes. La haine, la cupidité, l’ambition, l’orgueil peuvent devenir les mobiles d’actes empreints d’une grandeur sinistre, et exigeant toutes les ressources d’intelligence et de volonté que la nature humaine peut fournir. Il y a une hiérarchie du crime, dont les degrés supérieurs passent pour confiner à la vertu.
Le Seigneur confirma cette expérience en accordant un jour que les enfants de ce siècle sont plus prudents en leur génération que les enfants de lumière, c’est-à-dire qu’ils savent déployer plus de facultés, plus de forces, plus d’être dans la perpétration du mal.
La théorie de la privation ne peut conserver un reste de crédit et une apparence de raison qu’en supprimant ces faits ou en les ignorant, en retranchant du nombre des péchés les sentiments et les actes qui selon nous en portent l’empreinte la plus directe, qui représentent le mal moral dans sa simplicité et à son point culminant, comme l’orgueil, l’ambition, la recherche de la gloire propre, la confiance en sa propre force, la révolte ouverte de l’homme contre Dieu.
Mais surtout, cette doctrine est aussi opposée qu’il est possible à l’Écriture Sainte. Celle-ci attribue la bonté et la perfection relative à tout être physique ou moral qui répond à sa destination normale. C’est dans ce sens qu’il est dit que Dieu vit tout ce qu’il avait fait et que cela était très bon (Genèse 1.31) ; dans l’état primitif, tous les êtres créés étaient à leur place et remplissaient leurs rôles divers, chacun au degré de la hiérarchie où il avait été mis. D’après la théorie, l’état le plus éloigné de la perfection morale serait précisément celui qui devait la préparer et l’enfanter, selon le récit biblique, et ce que le récit biblique nous présente comme une chute, serait au contraire le premier pas décisif de l’homme dans la voie de la moralité véritable et aurait marqué le premier degré de son perfectionnement, en inaugurant pour lui le développement intellectuel. Selon la théorie, l’innocence était le mal ; la chute fut le progrès ; la science est un bien en soi, et l’acquisition de la science est un progrès en soi ; selon l’Ecriture, l’innocence fut un bien, la chute fut une chute ; la science n’est en soi qu’un instrument neutre, un facteur de progrès, il est vrai, mais dans le mal comme dans le bien ; c’est une force qui attend pour devenir salutaire ou funeste l’objet auquel elle sera appliquée et l’emploi qui en sera fait. En accordant que l’homme est en effet arrivé à la connaissance du bien et du mal, mais dans un sens et d’une façon qui ne peuvent que lui devenir funestes, le récit biblique attribue au mal une essentialité opposée à celle du bien. Par la science donc, l’homme croit en être, il devient un auxiliaire plus précieux ou un adversaire plus redoutable du bien ; c’est dire que ce progrès de l’être aboutit soit à un progrès moral, soit à une déchéance morale.
L’Ecriture juge aussi les péchés d’ignorance ou d’omission de la même manière que la conscience ; elle distingue soigneusement entre l’imperfection et l’omission, qui est l’imperfection causée par la négligence ou par l’ignorance volontaire et par conséquent coupable. L’Ecriture n’envisage point le péché d’omission ou d’ignorance comme une simple privation de la pratique ou de la connaissance ; elle le rapporte, comme nous l’avons fait tout à l’heure, à une commission antérieure, dont le sujet est responsable et dont il rendra compte. Aussi Jésus-Christ identifie-t-il hardiment le fait de ne pas faire le bien obligatoire avec le mal commis, le fait de ne pas sauver la vie avec le meurtre (Marc 3.4) ; il associe directement la paresse à la méchanceté (Matthieu 25.26), et il fait porter la sentence finale sur des péchés d’omission seulement (Matthieu 25.31-46). L’infidélité dans la profession de la foi, la négligence dans la pratique du bien, le relâchement et le défaut de progrès moral, les chutes amenées par manque de vigilance, sont traités tout aussi sévèrement que des péchés qualifiés (Marc 8.38 ; Matthieu 26.41 ; Hébreux 10.38), et l’ignorance morale ne peut être qu’un titre à l’indulgence et non point à l’absolution (1 Timothée 1.13).
Si la définition du péché que nous avons donnée selon l’Ecriture et l’expérience est la vraie, si le péché consiste essentiellement dans l’égoïsme, et que l’égoïsme soit la concentration volontaire du moi sur lui-même, c’est-à-dire une affirmation ou une détermination opposée à celle qui s’accomplit dans l’amour et le sacrifice, la théorie qui fait dériver le péché du non-être est condamnée par là-même.
La démonologie biblique ne saurait s’accorder non plus avec la conception du péché que nous critiquons. L’Ecriture nous montre le mal sans cesse en progrès dans ce qu’elle appelle le royaume des ténèbres, rival du royaume de Dieu. Jésus-Christ nous fait connaître d’une manière saisissante cette consistance et cette organisation de l’existence usurpée et opposée à Dieu, en nous montrant que les qualités qui font la force du bien, l’union et l’harmonie des forces et des efforts, travesties et détournées de leur but normal, font aussi la force du mal (Matthieu 12.25-27). Jésus attribue en particulier au malin une puissance positive, quoique non invincible (Luc 10.19), et une influence qui peut lui devenir redoutable à lui-même (Luc 22.53).
L’apôtre saint Paul nomme de même à diverses reprises les principautés et les puissances de ce royaume, en leur attribuant une spiritualité et une essentialité perverties (Éphésiens 6.1-2 ; Colossiens 2.15), et nous sommes exhortés à opposer puissance à puissance, royaume à royaume.
Le même apôtre annonce cette « puissance d’égarement » (ἐνέργεια πλάνης, 2 Thessaloniciens 2.11) qui sera le caractère propre de la puissance malfaisante des derniers jours, une fois qu’elle sera arrivée à son apogée ; et saint Jean nomme les « profondeurs de Satan » (βάθη τοῦ Σατανᾶ, Apocalypse 2.24), qui sont comme la contre-partie des « profondeurs de Dieu » (1 Corinthiens 2.10), et où se donnent rendez-vous la fausse science et la force pervertie. Le corollaire de la doctrine critiquée, en ce qui concerne les démons, se formulerait comme suit : Ou Satan est, et il est bon ; ou il est méchant, et il n’est pas.
Enfin, l’eschatologie biblique, elle aussi, condamne la théorie que nous combattons. La doctrine de l’anéantissement final des méchants est un corollaire inconséquent, ou une conséquence incomplète de cette théorie, qui, bien déduite, conduirait à affirmer l’éternité du principe du mal dans l’univers. Si, en effet, c’est l’imperfection et la finité qui constituent à elles seules le mal, il ne peut y avoir de rédemption possible pour l’être fini, pour autant qu’il est fini ; ou sa seule rédemption, son seul perfectionnement possible consistera dans l’abolition de la finité attachée à son essence, dans l’absorption de l’être fini dans l’être infini. Tant qu’il reste un être à côté de Dieu, à qui seul échoit la qualité d’être, sans détermination et sans limite, le mal existe dans l’univers et ne peut être vaincu que de deux manières : ou bien en devenant absolu, car alors le monde tout entier de l’existence, suivant la prémisse du système, rentrerait dans le néant, et il n’y aurait plus de mal parce qu’il n’y aurait plus rien ; ou bien en ce que tout être particulier rentre dans l’être absolu, car alors il n’y aurait plus de mal, parce qu’il n’y aurait plus de fini ; il n’y aurait plus que l’infini, il n’y aurait plus que Dieu. Nous pouvons ajouter que ces deux alternatives sont à peu près équivalentes, et un instant de réflexion fera évanouir l’infini comme le fini devant les prémisses du système. En effet, si toute détermination est un mal en soi, elle ne l’est pas seulement à côté de Dieu, mais en Dieu même. L’être infini devrait donc être sans déterminations internes, sans attributs, sans perfections se limitant, se définissant l’une l’autre, sans personnalité, car la notion de personnalité implique la dualité du moi pensant et voulant et du moi pensé et voulu, une détermination par conséquent. Le mal resterait donc attaché aux flancs de l’être infini lui-même, jusqu’au moment où cet être se serait résolu dans l’être universel, dans l’être sans pensée, sans volonté, sans attributs, dans l’existence impersonnelle où l’être se confond avec le néant. L’annulation de l’univers, et finalement celle de Dieu même, telle est la dernière conséquence de cette prémisse, que le mal réside dans la finité, dans la non-perfection ou dans la privation de l’être.
Cette eschatologie-là est aussi opposée qu’il est possible — cela n’a pas même besoin de démonstration — à l’eschatologie scripturaire. Selon celle-ci, une partie des êtres finis, sans cesser d’être finis et distincts de Dieu, doivent arriver à la réalisation parfaite et absolue du bien dans l’amour ; tandis que les autres créatures réaliseront leur destination anormale dans une existence de fait, mais niée éternellement en droit. La vie de ces êtres pervers et rejetés de Dieu est une vie sans doute, car elle est impérissable ; mais c’est une vie qui ne devrait pas être, car elle se consume sans cesse pour renaître sans cesse ; c’est le conflit éternel et irréductible de l’être physique, qui existe et ne saurait cesser d’exister, puisqu’il participe de l’essence divine, et de l’être moral, qui tend sans cesse à la ruine et à la mort, dans l’éloignement de Dieu, dans la privation de la source unique de la vie harmonique, de la félicité ; c’est l’immortalité dans la mort, la mort seconde, le ver qui ne meurt point, le feu qui ne s’éteint pointb. L’Ecriture accorde donc au mal, à ce qui ne doit pas être, l’essentialité, la vitalité et l’intensité de l’existence, tout en lui refusant la légitimité sous quelque forme que ce soit ; elle oppose le fait brutal de l’existence du mal au droit absolu et imprescriptible du bien, l’être qui ne doit pas être, quoiqu’il soit, à l’être qui doit être.
b – Si les méchants doivent être anéantis, ce ne pourra en tout cas pas être, d’après l’Ecriture, au terme d’une longue consomption, mais par un acte absolu et souverain de la toute-puissance divine. — (Voir les développements que l’auteur a donnés sur le conditionnalisme. Exposé, t. III, p. 469-473, et t. IV, p. 611-620.)
Une seconde variété de l’optimisme, tendant d’ailleurs aussi à légitimer le mal, s’offre à nous dans la conception du péché que nous avons appelée antithétique ou esthétique. Ici, le mal n’est plus défini par le non-être sans doute, il n’est plus une simple privation du bien ; il est une opposition, une antithèse au bien. Seulement cette opposition est nécessaire à la position, l’antithèse est indispensable à la thèse, de même qu’en physique le pôle positif de l’électricité est inséparable du pôle négatif, la lumière des ténèbres, ou qu’une des couleurs du prisme appelle la couleur complémentaire. Qui ne sait également que l’art vit de contrastes, d’opposition, d’antithèse, d’ombre et de lumière, de tristesse et de joie, de haine et d’amour ? Le simple est abstrait, froid, vide et mort ; l’unité vivante appelle son contraire, afin que du conflit de l’une et de l’autre surgisse une unité supérieure, plus riche et plus pleine ; affirmation et négation, attraction et répulsion, contraction et expansion sont les rythmes de toute vie dans la nature et dans l’homme, de toute vie ayant un contenu et un caractère. Toute vie véritable et concrète est à la fois une et multiple, harmonique et variée, mais cette harmonie finale ne peut être que le produit de la diversité, de l’opposition, de la lutte des deux premières unités rivales.
Ce rapport antithétique, qui se retrouve à tous les degrés de l’être, ne saurait sans doute faire défaut à son point culminant, dans l’ordre spirituel et moral ; c’est ici qu’apparaît, plus tranché encore qu’à tous les degrés inférieurs, le contraste du bien et du mal, qui, par le fait même qu’il revêt ici un caractère tout particulièrement sérieux, se fait percevoir au sens moral non encore éclairé comme une dualité irréductible ; mais la science nous enseigne à ne plus reconnaître dans cette dualité apparente de modes contraires que l’empreinte souveraine d’une loi unique et universelle, et les créations mythiques des anges et des démons ne sont que la traduction pittoresque et poétique de cette donnée instinctive du sens moral.
La forme théologique de cette conception se trouve dans cette doctrine de la prédestination, selon laquelle le mal serait nécessaire pour la glorification de l’une des perfections de Dieu, de sa justice, et même de son amour : l’antithèse morale de la créature serait nécessaire à la pleine manifestation de l’Etre divin. C’est la pensée qui a inspiré le fameux felix culpa de saint Augustin, auquel nous ne pourrions souscrire sans réserve ; « O certe necessarium Adæ peccatum quod Christi morte deletum est ! O felix culpa quæ talem ac tantum meruit habere redemptorem ! »
Lactance définit le mal : Malum interpretamentum boni, et il nous représente les antithèses du ciel et de la terre, de la lumière et des ténèbres, du feu et de l’eau, du chaud et du froid, qui constituent le monde, s’élevant jusqu’à celle des deux premiers esprits créés, le λόγος et le diable, antitheus, æmulus Dei ; puis s’incarnant dans l’homme sous les deux formes de l’âme et du corps, ce dernier étant le principe du péché.
Jean Scot Erigène conçoit le mal sous toutes ses formes à un point de vue exclusivement esthétique, comme étant dans l’image totale du monde le contraste, repoussant pour qui ne s’attache qu’aux détails, mais bon et nécessaire aux yeux de quiconque s’élève à la contemplation de l’ensemble.
C’est l’hégélianisme qui, comme on le sait, a donné à cette conception du bien et du mal sa formule savante et définitive dans le rythme de la thèse, de l’antithèse et de la synthèse. Dieu, en tant qu’unité absolue, simplicité pure, est conçu comme pure négation de toute réalité et de toute détermination. Le particulier, l’individuel, le multiple, qui implique nécessairement en soi l’opposition relative, ne peut naître que par la déchéance d’avec l’unité, par le mal ; tout développement naturel n’est dès lors pas autre chose qu’une chute continue, un renouvellement incessant et toujours plus caractérisé du péché primitif. Ainsi en est-il de la naissance et de la perpétuation de la vie consciente, puisque chaque nouvel éveil de cette vie a lieu du sein du sommeil quotidien. Afin que l’homme ne s’enorgueillisse pas de sa descendance divine, il faut qu’il se souvienne que cette descendance est nécessairement conditionnée par la chute. Dieu lui-même, étant une pure abstraction, ne peut passer du néant à l’être que par le mal ; sur quoi Julius Müller remarque avec raison que du panthéisme nous sommes menacés de tomber dans le pansatanismec.
c – Comp. Lehre von der Sünde, tome Ier, p. 506 et suiv.
Nous disons que cette seconde tentative d’expliquer le mal, par concomitance avec le bien, comme s’exprime Leibnitz, tend à la même fin que la conception défective, c’est-à-dire à légitimer le mal, ce qui signifie encore le supprimer, le convertir en bien ; car, si le mal est nécessaire au bien, même sous forme d’antithèse, s’il fait partie intégrante du développement du bien par voie d’opposition, s’il n’est que le revers du bien, il est le bien, et ce n’est encore et toujours que par un abus de langage que nous continuons à l’appeler le mal. De même que la première théorie confondait l’imperfection avec le mal, et concluait de la non-perfection naturelle des être finis à la qualité anormale de leur nature, cette seconde confond la diversité avec le désordre, le contraste avec le conflit. Du fait que toute unité vivante renferme en elle une multiplicité de déterminations qui doivent se déployer et se manifester pour produire une harmonie supérieure et plus riche que chacune des unités primitives, l’on conclut à la nécessité d’un conflit interne entre les diverses manifestations de la vie. De ce que, dans l’ordre de choses actuel, le bien n’apparaît pas sous une forme absolument parfaite et simple, dégagé de complications et de compromis ; de ce qu’il attend des compléments et a besoin même d’opposition et de lutte pour devenir actif, énergique et efficace, cette philosophie conclut que, dans l’ordre universel et en soi, le bien ne se passe pas d’opposition et de contrariété. Mais, si le mal est le mal, selon la définition que nous en avons donnée, le bien et le mal ne sont pas deux forces qui se polarisent, mais qui s’excluent ; le mal n’est pas une antithèse complémentaire du bien, il en est l’adversaire irréconciliable ; le bien et le mal sont deux principes qui ne peuvent se rencontrer que pour se heurter et se renverser l’un l’autre. Nous avons signalé dans la théorie précédente la confusion de l’ordre ontologique et de l’ordre moral ; nous rencontrons ici la confusion de l’ordre moral et de l’ordre esthétique. Les conditions dans lesquelles l’art se réalise dans l’économie actuelle sont censées les règles de l’ordre moral lui-même. Il est vrai que l’art vit de contraste, d’opposition, de conflit ; mais l’art, tel que nous le connaissons, est précisément, comme nous l’avons dit déjà, issu de la chute ; c’est l’accompagnement d’un état de choses anormal, et la restauration finale consistera dans la réconciliation et la pénétration définitivement opérée de l’idéal et du réel. Si l’art, sans être mauvais en soi, est cependant, comme tel, une conséquence du mal, l’analogie que l’on en tire n’a pas de valeur, et les lois de l’ordre moral ne sauraient être déduites de celles de l’ordre esthétiqued.
d – Voyez la partie : « La morale esthétique », du présent ouvrage.
Il est cependant certaines paroles scripturaires qui semblent prêter un certain appui à la théorie que nous combattons. Nous ne faisons que citer Jean 9.3, qui traite du mal physique et ne nous intéresse dès lors pas ici. La parole de Jésus-Christ sur les scandales (Matthieu 18.7 ; Luc 17.4) en établit le caractère inévitable, étant donné l’état actuel du monde ; mais le second membre de la phrase : « Malheur à l’homme…, » ne laisse subsister aucun doute sur la culpabilité qui y est attachée. Dans 1 Corinthiens 11.19, l’apôtre suppose déjà préexistant dans l’Eglise le désordre moral ; et, étant donné ce désordre, il affirme qu’il vaut mieux que les mauvais principes se produisent à la surface, plutôt que de fermenter latents et corrosifs dans le fond de l’être. Dans 2 Timothée 2.20 l’état de fait est constaté également, sans qu’il soit prononcé le moins du monde sur la légitimité de ces « vaisseaux à déshonneur. »
Le passage qui pourrait paraître le plus favorable à la théorie que nous combattons, c’est Romains 5.20. Mais si jamais la grâce surabonde là où le péché avait abondé, cela signifie tout d’abord que cet effet n’était point nécessaire, qu’il n’était point appelé par la nature des choses, et qu’il doit être rapporté à l’amour libre de Dieu. Ensuite, cette surabondance de bien, qui a pu résulter de l’intervention du mal, est encore imputable au bien lui-même, à un bien supérieur, et non pas au mal ; ce plus grand bien ne s’est pas fait grâce au mal, mais à travers le mal et malgré le mal ; ce fut une victoire remportée sur le mal, bien loin d’en être un produit, et nulle part d’ailleurs l’Ecriture ne nous dit que le bien qui s’est fait à la suite et au travers du mal, n’eût pas pu se faire sans lui, plus promptement et plus heureusement, sans mélange et sans douleur, sous une forme supérieure à celles actuellement connues ; rien ne nous prouve que le mal, même réparé, ne représente pas en fin de compte une perte pour le monde de l’être, à tout le moins une perte de temps ; à plus forte raison, quand il est resté irréparable. C’est à ce point de vue que nous avons dit que le felix culpa était une façon de parler qui devait être qualifiée de téméraire. Car de quelque heureux résultat que le mal dompté et vaincu puisse être l’occasion, on sera toujours en droit d’affirmer qu’un résultat sinon identique, du moins équivalent, ou même préférable encore, eût pu se produire à la suite d’un développement normal.
En effet, la conséquence suprême de la doctrine que le mal est une antithèse nécessaire au bien, c’est de transporter le mal dans le soin du bien absolu, dans la vie divine elle-même ; car ce qui serait vrai du bien terrestre, serait vrai à plus forte raison du bien absolu. Toute activité divine, soit interne, soit externe, exigerait un terme d’opposition pour se révéler dans tout son éclat ; et même, la perfection la plus haute, l’amour, ne réclamerait plus un objet semblable à lui pour se satisfaire, mais un objet hostile et adverse. L’amour aurait besoin de la haine pour s’affirmer, pour prendre pleinement conscience de soi-même, pour devenir vivant. Sans cette antithèse nécessaire, la vie divine elle-même ne serait plus qu’un immense désert, un éternel ennui ; et au lieu de ce πλήρωμα, de ces trésors de sagesse, de science, de puissance et d’amour qui constituent la félicité suprême de l’Etre parfait, nous ne rencontrerions en Dieu que l’unité vide, abstraite, indivise, sans vie, parce qu’elle serait sans lutte ; et nous ne pourrions remplir ce vide, vivifier ce néant qu’en y jetant le mal, en faisant Satan nécessaire à Dieu, plus nécessaire à Dieu que sa parfaite image elle-même. La vie éternelle des élus participerait, comme celle de Dieu même, de ce caractère d’incurable monotonie, car avec le péché, le mal et la douleur, en seraient bannis le sublime des contrastes, l’intérêt des situations, le dramatique, le tragique, la grandeur et la richesse de la vie.
En résumé, le bien doit se suffire ; le bien parfait se suffit à lui-même ; la multiplicité, la diversité et la variété dont il vit ne doivent point être confondues avec l’opposition et la contrariété qui tendraient à le détruire. Le bien est le produit du bien, et le mal, qui s’est mêlé à ce produit ou qui y a même concouru, en provoquant la réaction du bien, en doit être expulsé, pour que ce produit soit l’expression du bien absolu.
S’il était vrai que l’amour de Dieu n’eût pas eu l’occasion de se manifester sous sa forme suprême sans l’intervention du péché, comme cela a eu lieu dans l’œuvre de la Rédemption, il en faudrait conclure que l’amour divin hypostatique est inférieur en qualité et en perfection à l’amour de grâce envers les pécheurs, et on ne s’expliquerait pas que Dieu se repentît d’avoir créé l’homme (Genèse 6.6), dont la chute servirait à la parfaite manifestation de son amour.
Les explications idéalistes du péché sont tirées, comme nous venons de le voir, de l’essence même du bien et du mal, que le mal soit conçu comme une simple privation du bien, ou comme son antithèse indispensable. Les explications réalistes, que nous allons exposer, ont recours à un élément étranger à la notion essentielle du bien et du mal, dont le concours, aussitôt qu’il a lieu, engendre nécessairement le mal. Elles ne s’opposent pas aux précédentes d’une manière absolue ; elles ne sont que des prolongements et des déterminations plus particulières des principes que nous venons de combattre et qui se représenteront incidemment dans le cours de cette discussion nouvelle. Seulement l’antithèse au bien se trouvera désormais en dehors de l’ordre spirituel et sera cherchée soit dans la matière, soit dans la société.
L’explication du péché que l’on peut considérer comme la plus fréquente et la plus populaire, fait intervenir dans le fait dont il s’agit l’élément de notre être opposé à l’esprit, la nature sensible ; et elle fait dériver et surgir le péché du concours ou du rapport nécessairement anormal de la matière et de l’esprit. Cette conception tient à la fois des deux précédentes, en ce que la matière représente ici tour à tour soit ce déficit qui s’attache nécessairement à l’esprit fini, et à raison duquel l’esprit reste impuissant, soit le pôle opposé au bien, nécessaire au bien pour un temps en vue de sa réalisation finale.
Schleiermacher, Rothe et Scherer sont les principaux représentants de cette théorie.
Nous emprunterons de nouveau à M. Scherer l’exposé de cette variété de l’optimisme :
« Si le fait du péché, nous dit-il, renferme en lui-même son explication, cette explication doit avoir été préparée par les données qui ont été établies dans la première partie de ce travail. Le péché, avons-nous dit, apparaît sous la forme d’une dualité de la nature humaine. La chair lutte avec l’esprit et l’emporte sur lui… La vie de l’homme est un développement, et le point de départ de ce développement est l’animalité. Mais, tandis que la chair est là dès le commencement avec tous ses instincts et toutes ses exigences, l’esprit ne s’éveille, ne se forme, ne se produit que peu à peu. Le principe de l’esprit existe sans doute chez tous les hommes, mais l’esprit n’est pas égal en tous. Il est susceptible de plus ou de moins. Ici, il restera endormi ; ailleurs, il sera étouffé et presque anéanti. Il a besoin du secours de l’organisme et de celui de l’intelligence, besoin d’éducation et de culture. D’ailleurs, c’est du sein de la vie animale qu’il se dégage, et comme l’autorité sert de base à l’individualité, de même la nature sert de base à la liberté, et la chair à l’esprit. L’homme est dualité et il se forme dans la lutte. Mais qui dit lutte, dit imperfection, faiblesse relative des principes qui sont en lutte. Il ne faut pas dire que le péché provient de la puissance de la chair, car alors la chair serait son siège et il ne serait plus péché ; il faut dire qu’il provient de la faiblesse de l’esprit. De même il ne faut pas dire que cette faiblesse de l’esprit provient de l’avance que la chair a prise sur lui, car cette avance constitue précisément le péché, mais ne l’explique point. Il faut dire que l’esprit est faible, parce qu’il ne se forme qu’au moyen d’un développement, parce qu’il est le fruit d’un développement, parce que ce développement lui-même ne s’accomplit que dans une lutte ; il faut dire enfin que l’homme ne devient jamais ici-bas entièrement maître du péché, parce que le développement de la spiritualité n’est jamais ici-bas entièrement achevé, preuve assurée qu’il doit se poursuivre ailleurs…e
e – Schleiermacher nous donne la même explication, Der christliche Glaube, §§ 67, 2 ; 72, 5.
« L’expérience générale est que chez chacun la chair s’est présentée comme une grandeur, avant que l’esprit fût déjà là, et il en résulte que, aussitôt que l’esprit apparaît dans le domaine de la conscience propre, — et il appartient à la perfection originelle de l’homme que l’activité intrinsèque de la chair n’arrête pas la manifestation de l’esprit, — le conflit intervient ; c’est-à-dire que, de la même manière dont la conscience de Dieu est éveillée en nous, nous sommes aussi conscients du péché. »
Ailleurs : « De ce que l’état général des hommes est une incapacité pour le bien, il sort que cette incapacité existait déjà avant le premier péché dans la nature humaine, et qu’ainsi notre culpabilité désormais innée était déjà quelque chose de naturel chez les premiers hommes. »
C’est également sur le dualisme de la matière et de l’esprit que repose le système entier de Rothe ; la matière y est représentée comme réfractaire par nature à l’action divine, par conséquent comme le principe du mal, consubstantiel au bien lui-même, tout en étant de la part de Dieu l’objet d’une activité constamment antithétique et répulsive, bien que jamais absolument victorieuse. Le progrès moral consiste donc en ce que l’esprit se dégage de la nature sensible, s’affirme et prenne de plus en plus possession de soi-même comme esprit. La spiritualisation de l’être est donc identifiée — et c’est là l’erreur la plus grave du système — avec la moralisation de l’être.
Ce qui prête à la conception du péché qui nous occupe une apparence de raison, c’est l’expérience de l’homme actuel, qui se sent, comme Paul le déclare dans le chapitre 7 des Romains, asservi à une loi de péché qui réside dans ses membres et paralyse en lui la volonté du bien. Partant de cet état de fait, interprété d’ailleurs d’une façon exclusive et partiale, comme nous allons le montrer, la théorie en tire une loi générale et permanente ; de ce que le corps de l’homme joue un rôle, apparemment si prépondérant, dans la transmission du péché de l’espèce à l’individu, elle conclut que la matière est le principe même du péché dans l’univers. C’est cette dernière conclusion que nous attaquons dans ce moment, en nous réservant de considérer plus tard la part actuelle du corps dans le péché.
Or, nous nous croyons autorisés à affirmer que cette théorie n’explique rien, ou qu’elle se révèle inconséquente à elle-même.
Si, comme M. Scherer le reconnaît, le péché réside non dans la chair (disons le corps), mais dans l’esprit, et si, selon notre définition précédente, ce vide consiste dans la recherche exclusive de la satisfaction propre, cet égoïsme serait produit par l’attrait irrésistible que la nature matérielle exerce sur l’esprit qui serait contraint, à raison de son impuissance initiale, à chercher dans la sensualité la satisfaction du moi. Mais il resterait encore à expliquer cette infériorité relative de l’esprit au début de son développement moral ; car, si l’on nous dit qu’il est dans l’essence de l’esprit de débuter par l’impuissance, nous demandons pourquoi cette même impuissance originelle n’est pas aussi attachée à la chair, en sorte que les deux parties du moi fussent constamment équivalentes. Pourquoi l’esprit se voit-il soumis à la loi du développement et du progrès, à la nécessité de passer de l’imperfection originelle à la perfection, et non pas la chair ; et comment se fait-il que celle-ci, qui est censée inférieure à son rival, puisqu’elle finira par être vaincue par lui, commence par le subjuguer ? Comment se fait-il que la détermination de l’esprit commence par donner raison à l’appétit sensible, comme à une sollicitation irrésistible ? Pourquoi la jouissance sensible commence-t-elle par paraître à l’esprit préférable à celle qui serait plus conforme à sa nature ? Pourquoi l’esprit ne trouve-t-il pas, dès le début, sa satisfaction pleine et suffisante dans le mode d’être et d’activité qui va devenir le sien, après ses premiers progrès réalisés ? Pourquoi ne fait-il pas dès le principe, sans effort et par nécessité de nature, ce qu’il fera plus tard ?
S’il y a nécessité originelle à ce que l’esprit, qui est censé être la partie supérieure du moi, commence par subir la contrainte de la nature sensible et lui demande la satisfaction de son égoïsme, il faudra rechercher l’auteur responsable de cette interversion des rôles, et, comme la responsabilité de cet état de choses ne saurait être imputée à l’être même qui le subit, il faudrait la faire remonter à l’auteur même de l’homme et de la nature, qui ou bien aurait voulu l’homme égoïste et sensuel au début de son existence, ou se serait reconnu impuissant à dompter cet élément réfractaire qui se nomme la matière. Dans le premier cas, on porte atteinte à la gloire de la sainteté de Dieu, qui se serait fait le complice du péché ; dans le second, à la gloire de sa puissance et à son absoluité ; car, si la matière est un principe de rivalité et d’hostilité au bien, irréductible à l’esprit, l’unité suprême du principe de l’univers se trouve détruite, en même temps que la suzeraineté de droit de l’esprit en l’homme. La matière et l’esprit, placés chez l’individu dans un état d’antagonisme absolu, se trouvent être les deux manifestations de l’être universel. L’origine première du péché est reculée jusqu’en Dieu même.
Ou bien vous imputez à l’esprit sa propre déchéance ; la nature sensible ne sera plus tenue pour le principe déterminant et fatal du péché, et, par conséquent, elle n’en donne plus la raison suffisante ; il faudra chercher de nouveau cette raison soit dans une condition de nature attachée à l’esprit, — et alors nous en revenons à une des deux conceptions précédemment critiquées — ; soit dans une détermination propre et volontaire de l’esprit, qui eût eu la faculté de résister aux sollicitations du péché, qui y a cédé sans y être contraint et alors qu’il eût pu leur opposer une résolution ferme et efficace, et dans ce cas nous abandonnerions la donnée des conceptions optimistes du péché.
Nulle part mieux que dans la théorie que nous critiquons, nous ne pouvons étudier le conflit entre le postulat de la conscience qui proclame la culpabilité du pécheur et l’anomalie du péché, et les exigences de la logique ou d’une certaine logique qui tendent à le rendre normal.
Bien que l’expérience actuelle prête, comme nous l’avons dit, à la théorie dualiste quelque apparence de raison, elle nous présente cependant des faits qui la contredisent ou dont elle ne rend pas compte.
Pour que l’explication qui fait dériver le péché de la nature sensible fût la vraie, il faudrait qu’elle fut applicable à toutes les manifestations du péché et à toutes les époques du développement moral de l’homme. Il faudrait avoir prouvé que l’enfance, chez laquelle la prédominance de la nature sensible sur l’esprit est le plus frappante, est nécessairement plus pécheresse que les âges subséquents, dans lesquels l’esprit s’est plus ou moins dégagé de cette étreinte, et il ne faudrait plus parler de l’innocence, non pas même de l’innocence relative de l’enfant, que Jésus-Christ lui-même propose en exemple à l’homme fait (Matthieu 18.3-4 ; 19.14 ; comp. 1 Corinthiens 14.20). Or l’expérience nous atteste que chez l’enfant tous les désordres moraux qui se produisent ne sont pas le fait de la sensualité ; dès l’âge le plus tendre, apparaissent déjà chez lui ces vices de nature toute spirituelle et dans lesquels la part du corps paraît nulle, l’orgueil, l’ambition, l’amour-propre, la vanité, la dissimulation, pour ne pas parler de la colère, qui pourrait à la rigueur être rapportée à l’influence du sang sur l’âme.
Selon la théorie encore, le degré de la perversité morale devrait toujours être proportionné chez l’adulte au degré de puissance, d’énergie, de vitalité de la nature sensible ou de sa prépondérance sur la nature spirituelle ; et les vices même qui exigent pour se satisfaire le sacrifice partiel ou total des appétits sensibles, comme l’avarice, l’orgueil, l’ambition, se convertiraient en vertus. L’avarice entre autres paraît sans doute avoir un rapport nécessaire à la sensualité, en ce que l’avare accumule afin de pouvoir dire tôt ou tard à son âme : Mange, bois et te réjouis ! Mais comme cette passion ne peut se satisfaire qu’en reculant indéfiniment le moment assigné à cette jouissance, le sacrifice prolongé qui en résulte prend le caractère d’un vice de nature toute spirituelle et dont le trait particulier est même de croître à proportion du déclin des forces physiques de l’homme.
L’expérience et la conscience s’inscrivent en faux contre la prémisse de cette conception du péché, que le progrès de la moralité de l’être se confondrait avec le progrès dans la spiritualité, puisque l’expérience et la conscience nous attestent des états de spiritualité pervertie.
Mais la théorie : dualiste ou manichéenne ; est surtout en contradiction absolue avec les données scripturaires. Il y a, en particulier, trois doctrines fondamentales dans l’ensemble des révélations bibliques qui sont incompatibles avec la théorie qui rattache l’origine du péché à la nature sensible. Ce sont celle de l’innocence du premier homme et par conséquent de la réalité de la chute, celle de la sainteté de Christ, celle de la résurrection des corps et en général toute la conception eschatologique du Nouveau Testament.
Le premier homme, issu quant à son corps de la poudre de la terre, n’en a pas moins été posé dans un état normal, d’après l’Ecriture, et la première chute n’a pas été une victoire de la sensualité seulement, puisque le Tentateur a fait agir, en même temps que la convoitise sensible, la convoitise des yeux et l’orgueil. Ce n’est pas seulement parce que le fruit de l’arbre parut à la femme bon à manger qu’elle en prit et en mangea, mais aussi et surtout parce qu’elle le crut utile pour donner la science et qu’elle s’était laissé séduire par l’argument du diable : « Si vous mangez de ce fruit, vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » Nous l’avons déjà constaté, la chute serait un progrès au lieu d’être une chute, si le péché consistait purement et simplement dans un fait de sensualité.
La christologie biblique est également incompatible avec la théorie qui fait dériver le péché de la nature sensible ; c’est l’influence de cette conception dualiste du monde qui a fait le succès des hérésies docètes dès le IIe siècle. Le texte de saint Jean, Jean 1.14 : « La parole a été faite chair, » non plus que ceux de saint Paul, Romains 1.3 et Galates 4.4, ne s’accordent pas avec la sainteté absolue de Christ, si le péché réside dans la chair ou dans la nature sensible ; et il faut admettre ou bien que la nature humaine en Christ, ou bien que sa sainteté n’était qu’une apparence.
L’eschatologie biblique enfin assigne au corps et au corps racheté un rôle nécessaire dans l’économie future (Romains 8.23 ; 1 Corinthiens 6.13), comme il remplit dès maintenant son rôle nécessaire dans la sanctification chrétienne (Romains 6.13, 19 ; 12.4 ; 1 Corinthiens 6.13, 20 ; 15.1-58). La résurrection des corps paraît d’une si haute importance dans la doctrine chrétienne, que supprimer ou ébranler cette croyance reviendrait à supprimer ou à ébranler l’édifice chrétien tout entier. Si donc le péché résidait dans la nature sensible, il ne faudrait attendre aucune rédemption définitive de la puissance du mal, à moins que l’âme n’entrât dans un monde d’existence tout spirituel, et nous rejoignons ici la conclusion que nous aurions à tirer en matière eschatologique de la première conception du péché que nous avons combattue : ici la rédemption consisterait dans la suppression de toutes les limites et de toute finité, et dans l’absorption de tout être fini dans l’être infini ; là, dans la suppression de la matière.
Mais pas plus dans l’Ecriture la matière n’est le principe du péché, pas plus l’état de spiritualité dans lequel la nature corporelle est mise entièrement au service de l’esprit n’est identique avec l’état de sainteté, puisque les êtres consommés dans le mal sont appelés des esprits (Éphésiens 6.12-13). Il peut donc y avoir une corporalité saine dans l’état normal, tout comme dans l’état opposé une spiritualité pervertie.
A quoi donc se réduit le péché dans la conception dualiste que nous venons d’exposer ? A la sensation douloureuse causée au sujet par le conflit inévitable de la substance matérielle et de la substance spirituelle au dedans de l’homme. C’était, comme nous l’avons dit, le point de vue de Schleiermacher ; c’est aussi celui de M. Scherer : « Il est inévitable que le pécheur placé sous l’influence de son péché le sente comme absolu et irrévocable, c’est-à-dire comme péché ; et il serait contradictoire qu’il pût le considérer comme condition de son développement, parce qu’alors il ne le sentirait plus comme péché. »
Pauvre pécheur ! dirons-nous dans un sens différent du sens ordinaire, condamné par la nature, c’est-à-dire par Dieu même, à percevoir ou à sentir comme péché, c’est-à-dire comme acte affecté d’une coulpe et encourant dès lors une réprobation, un mode de sa propre nature ; car cette hallucination même qui fait son malheur et qui est la condition nécessaire de son progrès futur, est la loi qui le régit ; l’illusion du péché est le corollaire de l’illusion de la liberté.
Mais on se demandera aussi par quelle voie certains pécheurs privilégiés, sous le titre de théologiens et de philosophes, M. Scherer entre autres, ont pu se soustraire à cette hallucination, à cette illusion nécessaire, et du point de vue vulgaire qui appelle le mal mal, s’élever à cette région où le mal a disparu dans le bien, la chute dans le progrès, où le cri de la conscience enfin est interprété en pleine connaissance de cause comme une superstition populaire.
La théorie précédente prétendait expliquer le péché par le conflit de l’esprit et de la nature sensible chez l’individu ; l’explication socialiste y fait intervenir le conflit nécessaire de l’individu et de la société. L’influence fatale exercée sur l’individu par la société, soit domestique, soit civile, par les institutions et les milieux, voilà la cause première et universelle du mal moral.
Cette explication a reçu dans le siècle passé et dans le nôtre deux formes distinctes. Selon Rousseau, l’homme est bon, mais les hommes sont méchants, et les hommes sont méchants aussitôt qu’ils sont organisés en société. Ce sont les institutions sociales comme telles, les arts et les sciences, qui ont dépravé l’homme sous prétexte de progrès, et le seul remède serait un retour à la nature, c’est-à-dire à l’ignorance et même à l’animalité primitives. La Bible avait dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul ; » Rousseau, prenant la contre-partie de cette antique sentence, a dit : « L’homme solitaire seul est bon ; l’homme sociable est nécessairement vicieuxf. » La philosophie du jour, celle du moins que nous appelons socialiste, affirme au contraire que c’est l’ignorance qui est le seul vice, et que le progrès des arts et des sciences suffit à moraliser. Rousseau avait dit : « Renversez les institutions, faites-en table rase, et revenez à l’état de nature » ; les socialistes d’aujourd’hui répondent : « Réformez les institutions, placez la société sur de nouvelles bases, faites circuler les lumières de la science, chassez devant le progrès les ténèbres de la superstition, du préjugé et de l’ignorance, et vous aurez du coup amélioré l’individu. »
f – Cette thèse, qui fut celle du Discours sur l’inégalité, a été renversée d’ailleurs par Rousseau lui-même et remplacée par celle qui lui est toute contraire, dans le Contrat social, devenu le code de l’omnipotence de l’État, même en matière religieuse, et par là l’évangile du socialisme moderne.
Il y a dans la théorie socialiste, et en particulier dans la pensée de Rousseau, un curieux mélange de pélagianisme et de déterminisme : de pélagianisme, en ce que l’homme est déclaré bon de nature et capable de se relever par ses propres forces ; et de déterminisme, en ce que la qualité morale de l’individu est censée dépendante des influences extérieures qu’il subit, de l’état de son savoir ou du degré de son ignorance, du nombre et de la nature des connaissances qui lui sont transmises par son entourage, de l’état, en un mot, de la société qui l’entoure.
Le christianisme a opéré dans un sens tout contraire ; il a commencé par agir sur l’individu, sur son cœur et sa volonté, en paraissant même se désintéresser des réformes sociales, et celles-ci lui ont été données par surcroît. La conséquence pratique du Contrat social a été la Terreur et les méthodes inspirées par les théories qui parlent de la société pour arriver à l’individu conduiront toujours au despotisme. Ceci s’explique : s’il est vrai que le mal est dans le cœur et la volonté, et non pas dans l’intelligence, il est évident qu’en supprimant l’ignorance ou même l’erreur, on n’en a point atteint le principe, puisque l’intelligence peut être éclairée en laissant la volonté pervertie.
La prétention de réformer l’individu par le moyen de la société part d’un sophisme évident : si l’individu est sain, comment se pourrait-il que la collectivité de ces unités bonnes fût corrompue ? N’est-il pas évident que les institutions dont on se plaint n’ont été elles-mêmes que le fait de volontés individuelles, et qu’elles ne sauraient corrompre que des hommes qui en sont eux-mêmes les complices, selon la sentence de Xavier de Maistre : « Un peuple n’a jamais que le gouvernement qu’il mérite, » sentence qui complète, celle de Montesquieu : « Aujourd’hui le peuple fait la constitution ; demain la constitution fera le peuple. »
Nous reconnaissons qu’il n’est indifférent pour personne d’être régi par de mauvaises institutions, par des lois corruptrices ; nous disons seulement que l’homme est toujours responsable de ce que les hommes ont fait, et que d’autre part l’homme ne se laissera jamais subjuguer et déterminer par la société dont il fait partie, sans être responsable et complice de cet asservissement lui-même.
La théorie socialiste nous paraît donc être une tentative d’accorder la donnée de la conscience, qui proclame la culpabilité du mal, avec l’orgueil de l’homme qui voudrait s’en disculper ; et ce moyen consiste à rejeter sur l’être impersonnel qui s’appelle la société, la responsabilité qu’encourt l’individu, en enveloppant la société qui l’entoure et le subjugue dans la réprobation qui doit atteindre le mal comme tel. Par là l’individu réussit à la fois à tromper sa conscience qui l’accuse, et à satisfaire son orgueil qui l’absout.
Comme la précédente, la conception socialiste du péché n’explique rien, puisqu’elle ne fait que reculer la difficulté, et qu’à la question qu’elle prétend résoudre s’en substitue une nouvelle : Quelle est l’origine du mal dans la société, que l’on déclare l’auteur responsable et unique du mal dans l’individu ?
En tout cas, les théories optimistes nous laissent une fâcheuse idée de Dieu, l’auteur de toutes choses, s’il y a un Dieu, ou du principe absolu de l’être, s’il n’y a pas de Dieu personnel. Et s’il y a un Dieu personnel, il ne reste plus au penseur qu’à se réfugier dans la supposition de la transcendance absolue de cet être qui, comme le pensait et le disait Rousseau, ne connaît que des choses générales, et non pas des particulièresg. Ce n’est pas ce Dieu lointain, ce Dieu impuissant ou indifférent qui satisfera jamais les consciences et les cœurs ; et comme nous l’avons déjà remarqué, ce Dieu inutile du déisme se transformera bientôt dans celui du panthéisme.
g – Rousseau comparait le Dieu de son imagination à un roi qui gouverne ses États, sans s’informer si tous les cabarets y sont bons. Nous sommes bien loin du Dieu de l’Evangile, qui a compté tous les cheveux de notre tête et ne laisse pas tomber un passereau à terre sans sa volonté ; du Dieu de l’Evangile, qui connaît tous nos intérêts et qui compte tous nos péchés.
Les théories précédentes cherchaient l’explication du péché soit dans un déficit de l’être, soit dans le contraste nécessaire du bien et du mal, soit dans le conflit des éléments divers de l’existence. Il était réservé à notre temps d’assister à la résurrection de l’ancienne théorie bouddhiste qui fait consister le mal non plus dans le non-être, mais dans l’être lui-même ; non plus dans la mort, mais dans la vie ; et qui pour toute rédemption nous offre le nirvana, l’anéantissement. Selon Hartmann, l’existence n’est due qu’à un caprice divin, et l’issue la plus désirable de ce monde sera la résolution prise unanimement par tous les êtres de s’anéantir tous ensemble. De pareilles théories ne sont sans doute pas dignes d’une réfutation, mais elles sont significatives, comme symptômes d’une époque.
La forme populaire du pessimisme est la doctrine du hasard, qui fut célébrée par Voltaire dans son poème sur la Ruine de Lisbonne. Le monde est livré au caprice désordonné des forces de l’univers ; il y a du mal parce qu’il y a de l’être, sans qu’on puisse attribuer ce mal ni à une nécessité de nature, puisqu’il est le fait du hasard, ni à une causalité autre que celle de l’être lui-même ; il n’y a pas non plus de terme qui lui serait fixé par une volonté et une sagesse supérieures.
En fait, le pessimisme qui dit : Tout est mal, n’est pas plus désolant que l’optimisme qui dit : Tout est bien. Voltaire et Rousseau s’accordent pour dire : Tout est sans remède !
Il résulte de la critique des conceptions optimistes du péché que toute tentative de le comprendre ou de l’expliquer, en le rapportant à une cause nécessaire, n’aboutit qu’à la négation, c’est-à-dire à la légitimation du mal ; car, si le péché est ce qui d’une manière absolue ne doit pas être, on le nie dans la mesure où on le rend rationnel.
D’un autre côté, le péché n’est pas un hasard pur et simple, qui serait issu du néant, pour y retourner comme il en est venu. Le péché est une détermination de la liberté humaine qu’il est possible de définir, de classer, qui est soumise à certaines lois et renfermée dans certaines limites et qui tend vers un certain terme. Le mal était une des possibilités renfermées dans l’être ; cette possibilité aurait pu ne pas se réaliser ; dotée de l’existence de fait, elle est cependant condamnable en droit.
Pour nous convaincre du caractère absolument éventuel du péché, faisons de nouveau abstraction de l’état actuel du monde, où le fait du péché est certainement affecté d’une nécessité relative qui ne pourrait que troubler notre appréciation générale des faits. Remontons plus haut même que la première chute de l’homme, jusqu’au moment fatal où, pour la première fois dans l’univers de Dieu, des créatures libres et responsables s’insurgèrent contre lui ; et nous constaterons qu’entre l’état primitif de pureté et l’état de chute il y a eu un abîme dont les deux bords ne peuvent être reliés que par des possibilités, mais en tout cas pas par une nécessité quelconque.
Sera-ce l’ignorance de ces êtres qui marquera pour notre raison la transition du bien au mal, et qui nous rendra compte de leur chute ? Mais nous avons déjà démontré que l’ignorance ne serait un mal que chez l’être appelé à tout savoir, qu’elle ne devient coupable que quand elle porte sur un objet que le sujet aurait négligé d’apprendre. Or cette négligence, qui rendrait cette ignorance coupable, serait déjà un péché, préexistant à elle, et la question ne serait que reculée. Sera-ce l’erreur, une erreur provenant par exemple d’illusion, d’entraînement ? Sans doute l’illusion, l’erreur elle-même n’est pas toujours imputable au sujet dans le monde actuel, qui est plongé dans le mal, car elle est souvent donnée fatalement avec les rapports pervertis des choses ; mais elle n’aurait pas de place dans un univers encore pur ; si l’erreur n’est pas toujours affectée d’une coulpe personnelle, elle n’en suppose pas moins une faute morale, dont elle est une des conséquences plus ou moins directes et lointaines ; dans l’univers que nous supposons, il faudrait admettre que cette cause d’illusion ou d’erreur serait déjà le résultat d’un rapport faussé, soit dans l’ordre physique, soit dans l’ordre moral, et nous aurions derechef reculé la question au lieu de la résoudre ; car il faudrait nous demander quelle était l’origine du premier rapport faussé.
Ce n’est donc pas, entre autres, l’illusion de se rendre plus heureux qu’il ne l’était qui a pu porter le premier coupable, c’est-à-dire le premier ange déchu, à s’insurger contre Dieu ; car il devait savoir, ou il ne pouvait ignorer, que son bonheur était en Dieu, dans la soumission à sa volonté, et que le malheur l’attendait certainement dans le parti contraire. Nous pouvons moins encore supposer que ce fut un entraînement de sa nature propre qui causa sa chute, puisque cette nature devait être disposée au bien et s’accorder d’instinct avec la nature externe, créée bonne dans toutes ses parties.
Nous pouvons admettre sans doute, pour rapprocher le problème des analogies de notre esprit, que le premier péché a dû consister moins dans une infraction positive que dans l’omission d’un bien supérieur à accomplir, dans la négligence d’une tâche nouvelle s’imposant au sujet, dans le refus du progrès. Et, comme toute carrière normale est progressive, et que le degré normal au début devient anormal par le fait seul qu’il ne se transforme pas en un degré supérieur, il n’est pas impossible de concevoir l’origine première du mal dans la prétention d’une créature douée d’une bonté imparfaite, de demeurer à ce degré primitif, originellement normal et suffisant. Le premier péché commis dans l’univers aurait été inspiré par le conservatisme. Mais l’origine de la chute ne serait pas mieux expliquée pour cela ; car, s’il est vrai que l’état de l’univers primitif ne comportait aucune illusion ni aucune erreur, la perspective du progrès normal devait paraître aussi attrayante que le statu quo, qui devait perdre de ses charmes, dès qu’il avait perdu ses droits. Nous avons déjà montré d’ailleurs que cette distinction des péchés en péchés d’omission et de commission, introduite dès longtemps par les théologiens scolastiques et casuistes, ne répond point à une conception vraie et supérieure des choses spirituelles. Toute omission est en vérité une commission, car elle est issue d’une opposition de la volonté de la créature à la volonté de Dieu, et une dernière fois la difficulté du problème ne nous paraîtra que reculée.
Sans doute il y a dans le parti de la révolte une certaine volupté à goûter, telle que celle que savoure le désespéré dans l’ironie que lui inspire son sort ; et il faut croire que cette volupté a paru à un moment donné à certains êtres préférable à la félicité calme et sereine de la fidélité, mais cette préférence elle-même reste absolument irrationnelle et par conséquent inexplicable ; elle demeure le mystère à jamais insondable de la liberté créée.
Nous sommes donc poussés à cette conclusion qu’un être jusqu’alors parfaitement pur et heureux s’est rebellé contre Dieu, soit par omission, soit par commission, soit par paresse morale, soit par orgueil et ambition spirituelle, soit en préférant rester au-dessous de lui-même, soit en prétendant s’élever au-dessus de Dieu ; et qu’il l’a fait sciemment et volontairement, en pleine connaissance de cause, c’est-à-dire avec une connaissance claire du crime et avec une prévision complète de ses conséquences ; sans aucune sollicitation de sa nature interne ni aucune tentation exercée sur lui par la nature extérieure ; en un mot, par une délibération de sa volonté exempte de tout alliage d’illusion ou d’erreur, qui proviendrait d’une intelligence déjà atteinte ou faussée.
Le premier péché a été commis parce qu’il a été commis : c’est un fait pur et simple, absolu en soi, que nous pouvons rapporter à sa cause, la volonté, mais qui n’en dérivait point avec une fatalité et une nécessité excluant les alternatives contraires, qui eût pu et dû demeurer éternellement possibilité non réalisée ; bien plus, cette réalisation avait toutes les chances contre elle ; cet événement était improbable, et reste, une fois accompli, absolument incompréhensible.
Ce que nous venons d’affirmer du premier péché, nous l’affirmons également de tout acte volontaire et conscient de la créature ; nous l’affirmons du péché final des hommes réprouvés qui seront confondus un jour avec les anges rebelles (Matthieu 25.41) ; de celui dont le Seigneur a dit que, seul entre tous, il ne pouvait être remis ni dans ce siècle, ni dans celui qui est à venir (Matthieu 12.31). Le péché contre le Saint-Esprit, qui est le refus conscient et volontaire de la grâce de Dieu en Jésus-Christ, est un fait absolument contradictoire et dès lors aussi incompréhensible que la première chute, non seulement pour nous, mais en soi et pour Dieu même.
Lorsque le péché cesse d’être conscient et volontaire et qu’il se révèle comme le produit des circonstances qui environnent le moi ou des influences plus ou moins déterminantes de l’espèce, ou lorsqu’il est un fruit de la séduction, de l’erreur, de l’entraînement, il devient dans une certaine mesure excusable et rémissible, et par conséquent explicable, sans être jamais normal pour cela. Au degré même où la part de l’individu est absorbée par celle de l’espèce, l’élément de la coulpe n’est point supprimé, ce qui impliquerait la cessation de l’anomalie du péché, mais cette coulpe perd le caractère individuel et devient coulpe spécifique ; et, dans la mesure où d’autres principes, extérieurs à la volonté ou étrangers à la détermination propre du moi, ont concouru à l’acte anormal, il devient aussi moralement excusable pour l’individu, jusqu’à cette limite inférieure du mal moral où il n’est plus imputable qu’à l’espèce.