Il me semble qu’on ne peut hésiter, si l’on considère le premier but ou le but prochain du discours, à donner le premier rang à la clarté : Nobis prima sit virtus perspicuitas, dit Quintiliena.
a – Quintilien, livre VIII, chapitre II.
Il ne devrait pas être nécessaire de recommander la clarté ; mais il y a une prévention en faveur de l’obscurité. L’homme jouit de la clarté, mais l’obscurité lui impose. Parce que ce qui est profond est quelquefois obscur, on prend l’obscurité pour la profondeur. Nous ne prétendons pas que la clarté remplace tout. En certains sujets, nous nous en défions. La clarté, dans l’éloquence, est souvent à elle seule une grande force, un grand moyen de persuasion ; ne pourrons-nous pas ajouter que souvent aussi elle est un piège ? Elle n’est pas toujours une preuve de la justesse du raisonnement, ni surtout de la justesse des vues ; elle peut, aussi bien que l’élégance, accompagner et décorer l’erreur. On peut, sans doute, être à la fois superficiel et obscur ; mais la superficialité donne le moyen d’être clairs à ceux qu’un élan plus élevé eût perdus et laissés dans les nuages. Il faut toujours se défier de l’obscurité ; mais il ne faut pas accorder à la clarté une confiance absolue. L’amour-propre et la paresse conspirent à nous prévenir en faveur de ce qui est clair ; mais, pour juger un auteur, il ne suffit pas de le comprendre aisément dans le point de vue où il s’est placé : il faut, avant tout, examiner ce point de vue lui-même. Du haut d’une colline, l’horizon est distinct parce qu’il est borné ; du haut d’une montagne, celui qu’on embrasse peut être confus à ses limites, mais il est immenseb. Nous dirions volontiers avec La Bruyère :
L’on n’écrit que pour être entendu ; mais il faut du moins, en écrivant, faire entendre de belles choses. C’est faire de la pureté et de la clarté du discours un mauvais usage que de les faire servir à une matière aride, infructueuse, qui est sans sel, sans utilité, sans nouveauté. Que sert aux lecteurs d’entendre aisément et sans peine des choses frivoles et puériles, quelquefois fades et communes, et d’être moins incertains de la pensée d’un auteur qu’ennuyés de son ouvrage ?c.
b – Chrestomathie franc aise. Tome III, page 207, troisième édition. Remarques de M. Tinet, à l’occasion du discours de Barnave sur l’exercice du droit de la paix et de la guerre.
c – La Bruyère, Les Caractères. Chap. I. Des ouvrages de l’esprit.
C’est assez concédé, je pense ; mais enfin l’obscurité n’est pas un bien, mais un mal. Elle est un mal partout où la clarté est un besoin. On parle pour être entendu, et si l’on ne veut ou si l’on n’espère pas l’être, il est plus simple de se taire. Ce qui ne peut pas se dire clairement ne vaut pas la peine d’être dit. Il est vrai que tout n’est pas naturellement clair dans les matières dont il est utile d’entretenir les hommes ; mais alors il faut, ou vaincre cette obscurité, ou l’avouer si elle est invincible, et montrer clairement l’obscurité du sujet.
Tâchons nous-même ici d’être clair, et de faire bien entendre qu’il n’est question que de la clarté du style et non de la clarté des sujets. Il y aurait injustice à accuser d’obscurité un auteur qui n’est obscur pour nous que parce que le sujet qu’il traite se trouve au-dessus de notre-portée. Il pourrait avoir eu tort de porter tel sujet, devant tel auditoire, et avoir en cela manqué de jugement ; mais il peut avoir été fort clair.
La clarté se définit par son résultat : être facilement bien compris. Tout homme qui ne vous a pas compris n’a pas le droit de vous dire : Vous n’êtes pas clair. Vous devez être clair dans l’exacte proportion d’abord de la clarté du sujet, puis de l’intelligence de l’auditeur, et enfin de son attention.
Dans les sujets où l’on ne se propose pas seulement d’instruire, mais de persuader et de déterminer la volonté, on n’est pas fort sans être clair, on est fort quelquefois par cela seul qu’on est clair. De là résulte la nécessité particulière d’être clair dans la chaire ; mais cette nécessité, résulte aussi de la nature du discours public, et de la nature des auditoires à qui la prédication s’adresse. Le travail de comprendre empêche l’âme de se livrer. C’est bien ici que trouve son application le précepte de Quintilien : Oratio debet negligenter quoque audientibus esse aperta.
[On peut ajouter que l’esprit français est exigeant à cet égard. La langue française est éminemment claire, par l’effet même de causes qui devraient la rendre obscure, semble-t-il. D’autres langues, où l’on est toujours sûr de se retrouver à travers les détours de la phrase, se négligent sous le rapport de la clarté. La langue française n’offrant pas la même facilité, on se tire d’affaire autrement. Il s’est formé au sein des auditoires français un besoin peut-être exclusif de clarté. Le prédicateur doit satisfaire ce besoin. La simple possibilité d’une équivoque dans une phrase suffit pour distraire et éloigner quelques auditeurs. Il faut se soumettre à cette susceptibilité, d’autant plus qu’elle a sauvé la langue, qui n’a échappé que par une exigence intolérante à l’obscurité d’où elle a eu tant de peine à sortir.
[Mais la clarté ne doit pas aller au point de rendre le discours insipide. Le temps a affaibli la notion du mot clarté, comme de beaucoup d’autres. Autrefois, il signifiait éclat, splendeur, et Racine pouvait parler de son temps de Jérusalem « brillante de clarté ». Rendons à la chose toute sa force, et que la clarté ne soit pas seulement négative, mais brillante. Tout expliquer, ne faire grâce d’aucun détail, rassasier l’esprit d’évidence, c’est manquer le but en le dépassant. Le style ne produit pas seulement des effets par ce qu’il dit et montre, mais par ce qu’il tait ; la clarté n’exclut ni les réticences, ni les ellipses, ni les demi-jours, qui sont même des occasions d’activité pour l’esprit. Là où l’auditeur est capable de faire lui-même son chemin, il ne veut pas qu’on le porte. L’orateur est tenu sans doute de venir en aide aux auditeurs paresseux, mais non pas assurément jusqu’au point de lasser les esprits actifs. Il faut qu’il ne laisse ni trop ni trop peu à faire.
[Il y a dans le style une foule de beautés qui au fond sont des impropriétés de langage, des exagérations, des obscurités de diction. Il y a des figures de rhétorique qui ne sont pas autre chose : dans l’hyperbole, on donne à l’auditeur quelque chose à retrancher, dans la litote quelque chose à ajouter, dans l’ironie le vrai à mettre en parallèle avec le faux, etc.] Mais tout cela n’entame point la règle que nous avons donnée. Cherchons maintenant les moyens de l’observer et d’avoir un style clair. Ils sont de deux sortes : les uns en dehors du travail de l’élocution, ou préalables à ce travail ; les autres qui ont leur application dans ce travail même. [Désignons d’abord les premiers.]
1. La bonne foi. – Nous ne disons pas la vérité, parce que la vérité est quelquefois moins claire que l’erreurd, et que nous ne parlons que de sujets qui sont clairs par eux-mêmes. Il peut, sous ce rapport, y avoir quelquefois de l’avantage à défendre l’erreur. Mais dans l’erreur comme dans la vérité, la bonne foi est un moyen de clarté. La position de celui qui défend sans conviction la vérité est pire, sous ce rapport, que là position de celui qui défend l’erreur avec conviction. Ce dernier coupe peut-être bien des nœuds qu’il croit dénouer ; mais sa position est vraie ; son état est celui de la liberté et du bien-être ; il n’a point à accommoder péniblement sa pensée et la vérité, à faire pénétrer une lame courbe dans un fourreau droit. Celui, au contraire, dont la pensée n’est pas d’accord avec elle-même, obligé de mettre d’accord deux adversaires entre lesquels il n’y aura jamais de communion, l’erreur qu’il défend et la vérité qu’il ne peut s’empêcher de voir, est à plaindre ou de défendre l’erreur ou de connaître la vérité. Forcé de faire dans son langage une part à la vérité, il éprouve un perpétuel embarras, qu’il cherche à dissimuler par le chatoiement des mots, par l’habileté laborieuse des tournures, par la subtilité furtive des liaisons : rien de tout cela n’est favorable à la clarté, qui vit de franchise, de décision et d’unité. Or un discours ne peut pas plus être éloquent dans l’obscurité qu’une figure ne peut être expressive dans les ténèbres. Un sophiste peut être éloquent, mais il faut que ce soit un sophiste convaincu.
d – Certaines hérésies ont l’air d’être claires, dit Bernardin de Saint-Pierre en parlant de Condillac. L’éclectisme aussi a l’air d’être clair, et c’est par un grande apparence de clarté que certains systèmes erronés, certaines hérésies ont fait fortune.
2. La conception nette de l’idée, ou se bien entendre soi-même. – Boileau a dit :
Selon que notre idée est plus ou moins obscuree,
L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisémentf.
e – Il ne dit pas : Selon que notre idée est plus ou moins vraie, – mais plus ou moins obscure.
f – Boileau, L’Art poétique, Chant I
Les deux derniers vers ne sont vrais qu’avec restriction. Les mots n’arrivent pas toujours aisément à celui qui a conçu nettement. On pourrait même dire quelquefois qu’on n’a conçu nettement que quand on a trouvé les mots. Car on pense avec des mots, et la parole est d’abord l’analyse de la pensée. Mais il n’en est pas moins vrai que nous ne pouvons nous flatter de rendre clair aux autres ce qui ne l’est pas pour nous-mêmes. Peut-être notre pensée nous est obscure parce que nous n’avons pas encore trouvé son expression ; peut-être n’avons-nous pas trouvé cette expression parce que cette pensée nous est obscure : n’importe ; il ne faut pas prétendre donner ce qu’on n’a pas. Que si, au contraire, par un moyen quelconque, par les mots ou sans les mots, nous sommes parvenus à nous rendre compte à nous-mêmes de ce que nous pensons, si notre pensée, pareille à un mécanisme logique, joue sans effort et sans embarras, s’il n’y a entre les membres de notre pensée aucune solution de continuité, nous avons tout au moins une chance très forte d’être compris, et si ce n’est un moyen infaillible, c’est une condition indispensable de la clarté.
3. Le soin de se mettre à la place de l’auditeur. – À défaut de ce soin, l’on peut être obscur. Les signes qui nous suffisent pour nous exprimer à nous-mêmes notre pensée et pour la reconnaître, ne nous suffisent pas toujours pour l’exprimer aux autres. Nous savons ce que nous avons voulu dire, eux ne le savent pas. Nous pouvons donc, en ne parlant que pour nous, nous permettre bien des choses que nous ne pouvons nous permettre en parlant à autrui. Rappelons-nous combien de fois notre lecteur a rencontré chez nous quelque équivoque dans une phrase que nous avions lue dix fois sans l’y apercevoir.
Ce qu’a dit de la prophétie un auteur sacré, nous oserions l’appliquer à la parole humaine en général, et au style dans les écrits ; rien n’y doit être d’une interprétation particulière, (2 Pierre 1.20) c’est-à-dire que la pensée doit y revêtir une forme à la fois individuelle et générale, qui, pour être comprise et acceptée, n’exige pas une conformité toute particulière de l’esprit du lecteur avec celui de l’écrivain. Il se pourrait que notre expression fût subjectivement vraie, qu’elle rendît avec une extrême fidélité l’aspect sous lequel un objet s’est offert à nous, l’impression que nous en avons reçue ; il pourra se rencontrer quelqu’un qui retrouve dans la manière dont nous avons conçu l’idée tout le même travail qu’elle a occasionné dans son esprit ; nous aurons, par aventure, admirablement parlé pour cet esprit frère de notre esprit ; mais nous n’avons bien parlé que pour lui, tout au plus pour quelques autres encore ; nous avons pensé trop solitairement ; nous avons pensé, senti plutôt que nous n’avons parlé, s’il est vrai que parler ce soit chercher l’esprit des autres sur le terrain qui leur est familier ; leur adhésion, leur vif assentiment, leur rapide complicité, toutes choses dont le besoin est un des premiers instincts de l’éloquence, nous ont été trop peu nécessaires, et il est à craindre que les intelligences ne viennent pas nous chercher dans la fière solitude où nous nous sommes enfermés loin d’elles. Un livre n’est pas un monologue ; c’est un a parte bien long que celui qui dure un volume. Il faut écrire en vue et en présence d’autrui, emprunter en quelque sorte au lecteur le langage que nous voulons lui tenir, l’entendre à mesure que nous lui parlons, faire de chacune de nos phrases une réponse à ses muettes questions, nous laisser dicter par lui nos propres paroles. Et pourtant il faut que ces paroles soient à nous ! Et pour qu’elles émeuvent le lecteur, il faut qu’elles le frappent comme étrangères, en lui convenant comme siennes. C’est cette heureuse combinaison qui a toujours fait les habiles écrivains, les vrais orateurs ; et à mesure que l’un ou l’autre des deux éléments a manqué, que ce soit le premier, que ce soit le second, n’importe, l’éloquence a fait défaut, car elle s’entretient à la fois d’individualité et de sympathie ; vivre beaucoup en soi-même, vivre beaucoup en autrui, c’est la double condition d’une parole puissante.
La plupart des écrivains doivent se retraduire ; il en est peu qui naissent traduits, c’est-à-dire revêtus de la forme la plus propre à les communiquer. Ce qu’on a d’abord écrit pour soi, il faut une seconde fois l’écrire pour autrui.
[Pascal, en relisant ses pensées, ne les aurait peut-être pas toutes comprises et il aurait hésité entre un sens et un autre. Si Rousseau, qui avait tant de difficulté à trouver les mots, pour arriver aux autres a pu écrire neuf fois l’Emile, on peut bien écrire deux fois au moins ses sermons.]
La Bruyère a dit :
Tout écrivain, pour écrire nettement, doit se mettre à la place de ses lecteurs, examiner son propre ouvrage comme quelque chose qui lui est nouveau, qu’il lit pour la première fois, où il a n’a nulle part, et que l’auteur aurait soumis à sa critique, et se persuader ensuite qu’on n’est pas entendu seulement à cause que l’on s’entend soi-même, mais parce qu’on est en effet intelligible.g.
g – La Bruyère, Les Caractères. Chap. I. Des ouvrages de l’esprit.
Il faudrait faire ainsi alors même qu’on n’écrirait que pour soi. Il est bon de rendre compte de sa pensée à d’autres pour s’en rendre compte à soi-même ; on n’est pas bien sûr de s’être parfaitement compris quand on n’a pas tout fait pour être compris au dehors : notre pensée n’est bien à nous que quand nous l’avons communiquée et sommes parvenus à la faire accepter. Nous risquons fort, autrement, de rester dans le vague et dans l’à peu près ; il est bon d’avoir affaire à gens qui ne s’en contentent pas ; et soyez sûrs que le public est un de ces gens-là. Pour se mettre à la place de ses auditeurs, il faut les connaître ; voir, après le sermon, si et comment l’on a été compris.
Après ces moyens généraux d’obtenir la clarté, en voici de particuliers. C’est d’éviter :