Il y a cent ans qu’il n’y avait point de chrétiens dans le monde, et aujourd’hui il s’en trouve partout à Rome, à Antioche, à Alexandrie, à Corinthe, à Ephèse, dans l’Espagne, dans les Gaules. Ce progrès me surprend, mais il ne me convainc pas de la vérité de la religion chrétienne, parce que la mahométane s’est établie en moins de temps encore ; il faut donc porter sa vue plus loin, et considérer que non seulement la foi des chrétiens n’a pas le secours de la politique et de l’autorité, mais qu’elle est embrassée malgré les résistances de l’une et de l’autre.
C’est une chose bien remarquable, que toutes les autres religions se soient établies à la faveur des prospérités éclatantes, comme la mahométane et la païenne, et par l’adresse de personnes élevées en dignité ; et que le christianisme, au contraire, se soit rendu le maître, en un si petit espace de temps, du cœur et de l’esprit des hommes, lorsqu’il n’est accompagné que de misère et d’opprobre, et que les princes de la terre emploient toute leur adresse à l’anéantir dans sa naissance et inventent pour cet effet des maux et des supplices qu’aucun autre intérêt n’a jamais fait inventer.
Nous pourrions douter que les chrétiens aient souffert de si cruelles persécutions, si les livres des païens ne nous en instruisaient eux-mêmes, et si nous n’en voyions une preuve bien claire dans les plaintes que les plus anciens des Pères en formaient, lesquels n’étaient pas assez extravagants pour se plaindre publiquement d’une persécution imaginaire, lorsqu’il était même dangereux de se plaindre d’une persécution véritable.
Là-dessus, je veux savoir quelle est la foi des chrétiens, quelle est cette doctrine qui leur fait tout souffrir et tout abandonner ; et je trouve avec une surprise extrême, qu’ils croient qu’un crucifié est le Fils de Dieu ; qu’un homme qui a été pendu et attaché à une croix est le souverain juge du monde, et l’objet de notre adoration. C’est ici où j’avoue qu’il m’est impossible de ne pas reconnaître quelque chose de surnaturel ; car, quand des hommes d’une si petite apparence qu’étaient ceux qui ont les premiers annoncé l’Évangile, auraient pu balancer, sans faire aucun miracle, l’autorité des pontifes et des empereurs, et toute la gloire et la magnificence du paganisme, qui sont, comme chacun sait, des objets si proportionnés au cœur mondain et ambitieux des hommes, comment conçoit-on qu’ils eussent pu persuader, sans le secours des miracles, un paradoxe aussi choquant, et qui paraît d’abord aussi horrible que celui-ci : le Fils de Dieu attaché à une croix ?
On ne peut se persuader, sans se faire violence, que des hommes qui étaient accoutumés dès leur jeunesse à se représenter leurs divinités comme ce qu’ils pouvaient se figurer de plus grand et de plus glorieux, et qui donnaient le nom de divin aux choses qu’ils voulaient représenter comme souverainement belles et magnifiques, substituent à toutes ces grandes idées celle d’un Dieu pendu, et mourant d’un genre de mort infâme ; qu’il n’y ait pas un seul homme, mais une infinité d’hommes qui passent ainsi dans un sentiment qui détruit d’abord tous leurs préjugés et toutes leurs idées ; que ce ne soit pas peu à peu, insensiblement, et dans l’espace de plusieurs siècles que cela se fait, mais dans un petit nombre d’années, et avec une incroyable rapidité ; qu’il se fasse par le ministère de personnes viles, sans puissance et sans autorité, et que l’attachement qu’on a pour une doctrine qui paraît d’abord aux hommes si monstrueuse, les porte à souffrir la mort pour sa défense, après avoir renoncé à leur fortune, à leur réputation et à leurs plaisirs.
Mais ne me préoccupé-je point, croyant voir distinctement ce que je ne vois qu’avec confusion ? Il faut encore se défier de soi ; et, bien que je fasse trop d’honneur à l’erreur, par le soupçon que j’ai qu’elle peut être si bien suivie, si liée avec les principes du sens commun, et enveloppée de tant d’apparences de vérité, je ne veux pas perdre néanmoins mes doutes pour tout ce qui a été dit.
Je vois donc que la religion chrétienne s’est établie dans le monde depuis cent ans. Je sais que les chrétiens croient en Jésus-Christ crucifié ; je n’ignore pas que cette opinion n’est pas née dans leur esprit sans qu’ils en aient ouï parler. Je suis persuadé que ce ne sont pas les prêtres païens ou leurs conducteurs ordinaires qui leur ont enseigné cette doctrine, puisqu’ils s’en déclarent d’abord les ennemis. Il faut donc, malgré que j’en aie, que j’ajoute foi, du moins en quelque chose, au rapport que me font unanimement tous les anciens docteurs d’Église, qui est que certaines personnes qu’on appelle les apôtres et les disciples de Jésus-Christ, s’en allèrent prêcher par tout l’univers, que Jésus-Christ était le Fils de Dieu, et le Messie que Dieu avait promis aux Juifs.
Ces vérités fondamentales demandent pourtant un plus particulier examen. Il faut faire voir un peu plus distinctement si les apôtres ont été, d’où ils sont sortis, ce qu’ils ont prêché, et quelles étaient leurs qualités. C’est ce que nous allons voir, en prenant pour principe certain, qu’au temps que nous avons choisi pour notre point fixe, le chrétiens avaient entre leurs mains l’Ecriture du Nouveau Testament. Je n’examinerai pas maintenant si cette Écriture est supposée, ou si elle ne l’est pas. Je prétends raisonner quelque temps indépendamment de cet examen ; car, supposée, ou non, elle pourra nous apprendre certains faits incontestables, qui nous serviront ensuite de lumière dans nos recherches.