En terminant cette exposition des doctrines chrétiennes, il ne sera pas sans intérêt de jeter un regard en arrière sur le système évangélique tout entier, si l’on peut appliquer au Christianisme le nom de système.
C’est, sans aucune comparaison, le système religieux le plus élevé, le plus pur, le plus complet. Dieu s’y montre seul existant par lui-même, éternel, immuable, indépendant, présent partout, tout-puissant, infiniment saint et bon, dominant souverainement sur l’Univers où tout est de lui, en lui et par lui. Et ce n’est pas une notion abstraite, fondée sur des spéculations métaphysiques, une pure conception intellectuelle qui ne descende pas dans les profondeurs de l’âme et demeure sans action sur la conscience et sur le cœur. Le Dieu de la Bible est le Dieu vivant. Il se révèle par ses dispensations et par ses œuvres, comme par sa Parole ; il se manifeste aux esprits sans culture, aussi bien qu’aux sages et aux savants. Ses secrets sont pour ceux qui le craignent. On ne le connaît qu’en le servant.
Il n’est pas seulement l’Ordonnateur, le Conservateur, le Régulateur des mondes ; il en est le Créateur. Il a dit : et l’Univers a reçu l’être. Il ne dépend de rien et tout dépend de lui. Sa providence, toujours active, embrasse tout ce qui est. Il ne tombe pas un seul passereau sans sa permission. Dieu de près et Dieu de loin tout ensemble, il réunit ce qu’on a nommé l’immanence et la transcendance, ce que la pensée spéculative sait si peu concilier et qui l’a jetée tant de fois, et de nos jours encore, dans des théodicées si extrêmes et si fausses.
Au-dessus du monde matériel, la Bible nous découvre le monde spirituel, habité par divers ordres d’intelligences et où Dieu manifeste d’une manière plus sensible sa présence et sa gloire.
Elle nous montre l’homme créé à l’image de Dieu, composé de deux natures, appartenant par l’une au monde matériel et par l’autre au monde spirituel, destiné à passer dans le dernier de ces deux mondes après son épreuve terrestre, et assujetti dès le principe à la loi, avec une promesse de vie s’il l’observe, avec une menace de mort s’il la viole. Une félicité non interrompue accompagne l’innocence primitive. L’homme cède à la tentation ; aussitôt tout change autour de lui, comme au dedans de lui, la souffrance et la mort entrent dans le monde à la suite du péché : fait profondément mystérieux sans doute, mais qui explique et confirme la loi de la conscience, d’après laquelle le devoir et le bonheur sont indissolublement unis, et qui donne en même temps la solution la plus satisfaisante des problèmes relatifs à l’existence du mal : solution religieuse, à la vérité, plutôt que philosophique, mais à laquelle la philosophie a rendu mille fois hommage en se l’appropriant.
Dévoilant l’avenir comme le passé, et déroulant à nos yeux la chaîne entière des destinées humaines, la Bible nous introduit : par la foi dans le monde invisible, et nous fait assister d’avance aux scènes de la résurrection, du jugement, du renouvellement des Cieux et de la Terre.
Et ces grands enseignements, qui enferment les données les plus hautes de la philosophie et les dépassent à tant d’égards, loin de constituer l’Évangile même, n’en sont, pour ainsi dire, que la base ou la préparation. Le Christianisme est une économie nouvelle et, par conséquent, une religion nouvelle, quoiqu’il ait existé de tout temps en promesse et en germe. Le Christianisme est la dispensation de miséricorde ajoutée, en faveur de notre race et de bien d’autres peut-être, à la dispensation de justice ; de là, tout un système de doctrines particulières. L’homme, coupable et corrompu, condamné par la loi, banni d’Eden et par suite éloigné de Dieu et du Ciel, avait besoin de pardon et de régénération pour ne pas périr. Le Christianisme lui ouvre la voie de la grâce, annoncée dès les jours de la chute. En Christ il trouve tout ce qu’il avait cherché en vain ; le mur de séparation tombe ; la source des bénédictions spirituelles coule du Ciel sur la Terre et chacun peut y puiser par la foi ; la parole de réconciliation descend d’En haut avec l’Esprit de la promesse ; une vie nouvelle pénètre l’humanité ; l’Église, malgré ses imperfections, tend à réaliser de plus en plus une image du Royaume des Cieux ; elle marche incessamment à la conquête des peuples, qu’elle doit tôt ou tard soumettre tous, selon les oracles.
Enfin, au temps marqué, le Seigneur paraîtra dans sa gloire pour opérer le jugement, comme il a paru, en voilant sa divinité, pour opérer la rédemption. Alors, les desseins insondables de la justice et de la miséricorde seront accomplis, les voies de la Providence seront manifestées, la rétribution succédera à l’épreuve et l’ordre éternel des choses à l’ordre transitoire que nous voyons. Dieu sera tout en tout.
Quelle grandeur de doctrine et tout ensemble quelle simplicité d’exposition ! Quelle plénitude de lumière en tout ce qui nous intéresse réellement, c’est-à-dire en tout ce qui tient à la foi et à la vie !
Ce coup d’œil suffit pour montrer la supériorité du système chrétien sur les systèmes philosophiques les plus élevés, où il reste encore tant d’incertitudes dans les sujets mêmes que la raison considère comme étant de son domaine spécial (Dieu, sa providence, son culte, sa loi, la création, l’homme, sa condition présente, sa destinée future), et où nous ne trouvons qu’un vide effrayant sur le point qui se place en première ligne pour des êtres tels que nous, et qui fait le fond de l’Évangile : le moyen de salut. Le système chrétien, pris simplement et tel qu’il ressort des Livres sacrés, a pour lui le triple témoignage de la raison impartiale, de l’expérience des siècles, de la conscience religieuse et morale.
C’est, certes, une bien étrange accusation que celle que la philosophie adresse au Christianisme de ne donner qu’une solution incomplète des problèmes religieux, tels qu’ils se posent aujourd’hui ; comme si ces problèmes variaient, ou, en d’autres termes, comme si l’homme, avec les progrès dont il se glorifie, changeait de nature et de destination. Du reste, si l’on veut parler de questions spéculatives, on a raison, la Bible ne les décide pas au gré de la science (elle n’a pas voulu le faire), car elle ne s’occupe directement que de ce qui concerne le salut. Quand le philosophe se demandera : Que faut-il faire pour avoir la vie ? quand il se posera à lui-même cette question des questions, quand, au travers et au-dessus de l’homme factice, surgira en lui l’homme réel, il verra tomber le reproche qu’il fait maintenant à la Bible et s’étonnera d’avoir pu le lui adresser.
Mais que parlons-nous des prétentions de la philosophie vis-à-vis de la Bible ?a c’est de celles de la théologie qu’il faut se préoccuper. La théologie du moment se figure faire un progrès en renversant l’autorité des Écritures, ne voyant pas qu’elle donne dans un piège et qu’elle se frappe elle-même. Car qu’est-elle qu’une spéculation comme une autre, si elle ne peut ou ne veut plus s’appuyer sur la Révélation ? Où est alors sa base et quelle est sa valeur ? Ce qui caractérise la théologie, ce qui la constitue à part, c’est qu’elle a une parole du Ciel à faire entendre à la Terre, et par suite une solution supérieure des grands problèmes religieux, une plus haute source de lumière et de certitude que celle que nous ouvrent la nature, la raison ou la conscience. Si cette parole lui manque, tout lui manque, jusqu’à sa raison d’être. Elle n’est plus qu’une sorte de philosophie de l’histoire : la philosophie l’absorbe. La théologie chrétienne est essentiellement supranaturaliste, le Christianisme étant une apparition de l’ordre surnaturel le plus élevé. Or, elle ne l’est, elle ne peut l’être dans sa doctrine, qu’autant qu’elle l’est dans son principe. Si elle cesse de l’être dans son principe, elle roule dans le rationalisme métaphysique ou mystique, et le rationalisme, sous l’infinie variété de ses formes et de ses directions, n’est qu’un philosophisme qui se paye de mots.
a – Ce qui suit porte la date de 1858.
Cela est vrai surtout au point de vue protestant. Dans le Catholicisme, la révélation surnaturelle de Dieu en Christ est encore attestée par l’Église, censée l’oracle permanent du Saint-Esprit. Dans le Protestantisme, elle ne l’est que par l’Écriture, et les écoles qui la retiennent en prétendant mettre l’Écriture de côté, la dérivent en fait de l’Écriture, dont elles laissent, plus qu’elles ne pensent, subsister l’autorité. Enlevez l’Écriture au Protestantisme, vous lui enlevez tout ; arraché de son fondement, il n’est plus qu’une apparence, il dérive fatalement ou vers le rationalisme, ou vers le mysticisme et l’illuminisme. Ce déplacement aboutit à un renversement. Chose étrange, c’est le Protestantisme qui se charge et se glorifie de cette œuvre de destruction, à laquelle s’acharnent à l’envi, en se prêtant la main l’une à l’autre, sa haute dogmatique et sa haute critique ! Aussi, où en est-il déjà, là où il a le plus avancé cette transformation délétère, qu’il nomme une « réformation nouvelle » ? Voyez-le flotter à tous les vents : Eschatologie, Sotériologie, Christologie, Théodicée même, tout passe du ferme domaine de la foi dans le mobile domaine de l’opinion, tout change à chaque revirement de la pensée. Et que sont les plus prônés de ces christianismes de la science ou de la conscience, auprès du simple Christianisme de l’Écriture ?
Pour le Protestantisme, se placer en dehors de l’Écriture, c’est se placer en dehors de lui-même. Quelle unité de vie, quelle puissance d’action peut-il lui rester ? Quelle sera sa charte constitutive, sa bannière dans les combats de la foi, sa réponse même à ceux qui lui demanderont ce qu’il est ? L’Écriture, règle divine de la foi et de la vie, voilà le principe qui porte le Protestantisme, parce que c’est celui qui l’a fondé. Il n’est fort qu’avec son principe et par son principe. Toutes les grandes œuvres qu’il accomplit encore sont nées sur le sol de l’Écriture. C’est sur ce sol sacré qu’il se replace en Allemagne, entre les deux extrêmes du rationalisme et du confessionalisme ; c’est là qu’il se tient, se nourrit, se vivifie sans cesse en Angleterre et aux Etats-Unis, ces « peuples de la Bible », comme on les a nommés quelquefois ; c’est là, en particulier, qu’a ses racines et que puise sa sève le beau mouvement religieux qui remue si profondément l’Amérique ; c’est là ce qui l’a produit, ce qui le maintient, ce qui le propage d’âme à âme, de ville en ville ; c’est par là aussi qu’il donne au monde protestant un avertissement providentiel, en même temps qu’un grand espoir.
Il n’est pas besoin d’être prophète pour prédire que le Protestantisme évangélique tombera ou se relèvera avec le principe dont il émane et qu’il ne pourrait répudier sans se renier. Là est pour lui la question de vie ou de mort. Et il la résoudra, nous n’en doutons point, dans le sens de sa vieille foi : la vraie science raffermira ce qu’a miné une science égarée dans des voies aventureuses, qui s’est heurtée en métaphysique contre l’incroyable, qui se heurte en histoire contre l’impossible. Les théories critiques tiennent, plus qu’il ne semble, aux théories philosophiques, elles en sont solidaires plus qu’on ne croit ; elles en ont partagé la fortune, elles en partageront le sort. La science, revenue à elle-même, balayera peut-être bien des superfétations traditionnelles ou théologiques qui ont compromis la théopneustie scripturaire en la surchargeant, mais elle dégagera le fait divin, qui importe seul et qui importe souverainement, puisqu’en définitive tout va s’y appuyer. Si la parole prophétique et apostolique n’est pas la Parole de Dieu, tout s’écroule : Protestantisme et Christianisme évangélique. (Et si le Christianisme évangélique, c’est-à-dire le Christianisme surnaturel, le Christianisme réel, est l’œuvre de Dieu, comme nous le croyons, l’Écriture est à un degré ou à l’autre, mais dans le sens élevé du mot, la Parole de Dieu.)
Au fond, la divinité du Christianisme et la divinité de l’Écriture ne font qu’un, tant elles se conditionnent étroitement l’une l’autre. La conscience chrétienne l’a toujours compris ainsi, et la crise actuelle le démontre à qui veut le voir. Le terme de « parole de Dieu » désigne à la fois dans le Nouveau Testament et l’essence du Christianisme et sa promulgation, et la vérité évangélique et la prédication apostolique. De là, à mes yeux, les illusions, les écarts, les périls de la direction théologique qui, jusque dans celles de ses écoles où respire le plus l’esprit chrétien, laisse plus ou moins flottante sa foi à l’Écriture, de peur du nom d’« autorité », ce grand épouvantail de nos jours, devant lequel recule tout ce qui tient au titre de scientifique, comme si toute science ne commençait pas forcément par une croyance. Loin de continuer par là la Réformation, comme on prétend le faire, on l’arrête, on la paralyse, on l’annule. La Réformation ne secoua le joug de l’Église que pour se placer plus directement, plus complètement devant la Parole de Dieu, que pour mettre et tenir les âmes sous l’obéissance immédiate de Christ. En secouant le joug de l’Écriture, on retourne à une parole d’homme, non plus il est vrai celle de la tradition, mais celle de la raison, de la conscience, du sens privé ; on intronise ce qu’on a nommé d’un terme fort significatif 1’ « individualisme chrétien », qui conduirait, s’il pouvait se généraliser, à une sorte de nihilisme, puisqu’il ne laisserait subsister que le jugement ou le sentiment privé, en dehors de tout principe commun. Ce serait dans l’ordre intellectuel et moral le tohu-bohu de la Genèse.
Oh ! qu’on a besoin, en des temps tels que le nôtre, de se rappeler et de se dire que le Seigneur règne, que l’Église repose sur le Rocher des siècles, et que les portes de l’Enfer ne prévaudront point contre elle !