Il résulte déjà de tout ce qui précède que nous ne souscrivons pas à la maxime stoïcienne qui a été souvent reproduite, en particulier dans certaines exagérations de la doctrine du Réveil, que tous les péchés sont égaux. De ce que tous les péchés sont grands et de ce qu’il n’y en a pas de petits, il ne s’en suit pas, ni au point de vue de la raison, ni à celui de la conscience, ni à celui de l’Ecriture, que tous soient également coupables et encourent des peines égales. Mais une question dont la solution est plus difficile, c’est celle de savoir comment déterminer les degrés de culpabilité et quel critère appliquer à chaque cas pour l’apprécier sainement au point de vue moral. La question est d’autant plus complexe que ces critères de culpabilité varient suivant les ordres et les domaines où le fait se passe.
La morale vulgaire a établi une classification des péchés que nous pourrions appeler empirique, suivant qu’ils se présentent dans l’une ou l’autre des trois catégories de l’acte, de la parole ou de la pensée. Cette hiérarchie se justifie pleinement, comme nous le montrerons tout à l’heure, en ce que le passage de la pensée à l’acte, de la menace à l’exécution, dénote évidemment un degré plus grand de perversité. Mais elle ne saurait fournir un critère infaillible lorsqu’il s’agit de comparer la culpabilité d’individus différents, ou celle d’un même individu à des moments divers de son développement moral. Les actes en soi les plus criminels, comme le meurtre ou l’adultère, pourront être moins coupables, au point de vue de la morale absolue et aux yeux du juge suprême, chez le sujet dépourvu de toute connaissance morale que la simple convoitise ne le serait chez l’être arrivé déjà à l’état de sainteté. Nous oserons dire, s’il était permis de faire cette supposition, que le moindre sentiment coupable chez Jésus-Christ, si fugitif qu’il eût été, la moindre convoitise qualifiée ou seulement le refus de sacrifier un seul instant sa volonté propre à celle de Dieu, eût été le plus grand des péchés, puisqu’il eût rendu impossible la rédemption de l’humanité. De même, tel acte matériel peut être très diversement coupable chez un individu ou chez l’autre, suivant la disposition qui l’a produit ou la force des motifs que l’auteur a dû vaincre pour le perpétrer ; et de deux actes, l’un matériellement plus grave que l’autre, selon l’appréciation vulgaire, il se peut que celui-ci soit en réalité plus coupable, étant données la qualité et les conditions morales du sujet, et fasse encourir à son auteur une plus grave responsabilité. La morale vulgaire, qui traite souvent assez légèrement certaines actions pour marquer certaines autres d’une flétrissure indélébile, comme celles de lâcheté, de perfidie ou d’ingratitude, sera donc tour à tour plus clémente ou plus rigoureuse que la morale chrétienne, qui, tout en jugeant et condamnant le mal, fait la part des responsabilités individuelles et pardonne là où la morale du monde se refuse à oublier.
La loi civile, à son tour, inspirée par les exigences de l’ordre social, institue une gradation des fautes qui lui est propre et qui ne coïncide absolument ni avec la morale vulgaire, ni avec la morale biblique. Comme nous l’avons établi déjà, la loi civile ignore ou du moins devrait ignorer les faits qui se passent dans le for de l’individu, si graves qu’ils soient à un point de vue moral supérieur ; et elle ne connaît que de ceux qui, se produisant en actes, menacent ou compromettent les relations sociales ; encore les apprécie-t-elle moins au point de vue de leur culpabilité intrinsèque que du dommage matériel qu’ils causent à la société.
Ces premières classifications n’ont donc qu’une valeur approximative et un caractère superficiel. Nous demandons quel est, au point de vue de la morale absolue, le principe au nom duquel nous devons évaluer tout acte de péché, de manière à satisfaire en même temps les postulats les plus sérieux de la conscience suffisamment éclairée. Évidemment le degré de culpabilité de toute faute pourra être déterminé par la proportion de l’essence pécheresse qui s’y trouve, et, comme nous avons montré déjà que cette essence est l’égoïsme, nous disons que le degré de participation de la faute à cette essence exprime le degré de sa culpabilité.
Le plus coupable de tous les péchés, le péché absolu, sera donc l’acte par lequel le moi s’affirme en face de Dieu et en opposition à sa volonté, que ce soit sous la forme de l’omission ou de la commission ; et nous disons que dans la mesure où la faute se rapproche de ce type essentiel de l’égoïsme, elle doit être et sera plus sévèrement condamnée.
Ce péché absolu est défini dans ses éléments essentiels, 2 Thessaloniciens 2.3-4, dans le portrait du rebelle des derniers temps. Ce sera l’égoïsme déclaré, répudiant toute apparence du bien, se glorifiant dans le mal, c’est-à-dire dans l’opposition à Dieu et à sa volonté. Le péché contre le Saint-Esprit est, en présence de Jésus-Christ, la manifestation suprême de l’égoïsme humain, chez les individus qui ont épuisé dès cette existence terrestre la provision morale qui leur avait été départie par le conseil créateur. C’est le rejet absolument conscient et volontaire, mais consommé et dès lors irrévocable, de la grâce de Dieu (Matthieu 12.31 ; comp. Hébreux 10.26 ; 1 Jean 5.16).
A l’opposite du mal absolu, infernal et diabolique, exempt de tout mélange ou de toute apparence contraire, se place le bien absolu, divin et céleste, et ces deux principes constituent dans l’univers deux royaumes rivaux absolument contraires l’un à l’autre, dans chacun desquels il n’y a plus ni place pour le principe contraire, ni chance de réaction ; c’est dans l’intervalle que flotte la masse des manifestations de la liberté, mélangées de bien et de mal.
Il est clair que le degré inférieur dans l’échelle des fautes est représenté par le vice purement spécifique, c’est-à-dire absolument inconscient et involontaire de la part de l’individu, membre de l’espèce, non encore arrivé à la conscience propre et à la spontanéité, puisque, dans l’absence d’une détermination individuelle de la volonté, il ne saurait y avoir qu’une coulpe spécifique, et non pas individuelle.
De l’un de ces termes extrêmes à l’autre, c’est-à-dire de la coulpe purement spécifique à la révolte consciente et voulue contre Dieu, peuvent se ranger et se classer par ordre de progression toutes les actualisations de l’égoïsme humain, appréciables suivant les critères que nous allons énumérer ; mais il ne faut pas considérer, ces critères en eux-mêmes et in abstracto, car, sous cette forme, ils ne nous donneraient pas des résultats absolument sûrs. Et c’est dans ce sens que nous disons que, toutes choses égales, le second de ces critères enchérit sur le premier, et le troisième sur le second. Le premier de ces critères qui permettent de constater et de mesurer la culpabilité de l’action, en tenant compte de la part proportionnelle d’égoïsme qui s’y trouve, c’est l’élément de connaissance ou d’ignorance qui s’y ajoute. Plus la faute est consciente, plus elle se révèle comme la manifestation volontaire de l’égoïsme ; plus par conséquent elle accuse le caractère de culpabilité. C’est la norme constante que l’Écriture applique à la conduite humaine, déjà dans l’Ancien Testament. Le manque de connaissance est toujours considéré comme une circonstance atténuante, qui, sans absoudre le pécheur, l’excuse et crée en sa faveur une dernière chance de pardon et de réhabilitation, tandis que le caractère conscient et volontaire de l’acte coupable l’aggrave, jusqu’à le rendre irrémissible ou réfractaire aux moyens d’expiation institués dans chacune des deux alliances (voir dans l’A. T. les textes de la loi prononçant la peine de mort sur les péchés commis à main étendue ; comp. Hébreux 10.28 ; — et dans le N. T. : Matthieu 11.21 ; Luc 12.47 ; Jean 19.11 ; 9.41 ; 15.21-22 ; Romains 1.32 ; 2.9 ; Jacques 4.17).
L’excuse des meurtriers de Jésus-Christ et la seule chance de pardon qui leur restait, c’était leur ignorance (Luc 23.34 ; Actes 3.17). Ce fut aussi la seule excuse de Saul (1 Timothée 1.13), ainsi que de ceux qui persécutaient Christ et son Eglise en croyant servir Dieu (Jean 16.2). L’ignorance de la vérité, bien qu’en partie coupable elle-même, constitue également la seule chance de salut que possèdent les païens (Actes 17.30).
En revanche, si le degré de connaissance détermine et élève d’autant le degré de sa culpabilité, dans aucun cas l’exception d’ignorance ou d’erreur ne libère le pécheur de toute responsabilité (1 Corinthiens 2.8 ; 4.4) ; et la législation mosaïque, type de la vérité parfaite, instituait une expiation obligatoire, même pour les délits involontaires (Lévitique 4.2, 22,27 ; 5.2,15,17).
Étant donné un acte conscient et volontaire d’égoïsme, un second élément de culpabilité s’y ajoutera, selon que cet acte est resté accidentel ou est devenu permanent, car dans ce second caractère se révèle la proportion d’essence coupable, c’est-à-dire d’égoïsme, qui s’y trouve, et la perpétration suivie et habituelle du mal, soit en action, soit en paroles, soit en pensée, la transformation de la faute en habitude et en vice, suppose une nouvelle aggravation morale chez l’individu. L’état de péché et le vice seront donc, en tout état de cause, plus coupables et plus graves que l’acte isolé, puisque cet état et ce vice supposent cet acte renouvelé un nombre indéfini de fois, avec une résistance décroissante de la volonté, et ne sont que les derniers résultats de cette série de cas particuliers.
Étant donné enfin un sentiment d’égoïsme conscient et volontaire, devenu habituel et par conséquent vicieux, un troisième élément d’appréciation s’ajoutera aux deux premiers, selon qu’il reste renfermé dans le for intime de l’individu, ou qu’il se traduit et se produit en discours ou en actions ; car, d’une part, la violation intérieure d’un commandement de Dieu, bien que déjà coupable et même criminelle (Matthieu 5.22 ; 1 Jean 3.15 ; Matthieu 5.28), ne peut nuire qu’au sujet et non pas à son prochain, qui n’en est ni le témoin, ni le spectateur ; d’un autre côté, la perpétration de l’acte ou la traduction de la pensée mauvaise en discours suppose toujours une résolution plus déterminée dans le mal que la disposition purement intérieure, même formée déjà en convoitise, et il est également certain que l’acte accompli ou la parole prononcée réagissent sur la disposition pour la fortifier et par conséquent en aggravent le caractère moral. Si sévère donc qu’il faille être pour la pensée mauvaise, nous voyons que l’Écriture condamne plus sévèrement encore le péché passé en discoure et en actions, et transformé par là en puissance indépendante et malfaisante au dehors (Éphésiens 4.26 ; 1 Timothée 5.24 ; Matthieu 18.7).
Ainsi le péché conscient et volontaire est toujours plus coupable que le péché accompagné d’ignorance et d’entraînement ; le péché devenu vice et esclavage encourt une responsabilité plus grande que l’acte isolé et initial ; enfin le péché produit et manifesté en actes et en paroles exprime l’essence du péché qui est l’égoïsme à un degré supérieur à la disposition mauvaise renfermée dans le for intime de l’homme.