La circonstance la plus importante que nous ayons à signaler dans la vie de Farel, à cette époque, est bien celle à laquelle nous aurions le moins pensé. A l'âge de soixante-neuf ans, il épousa une de ses compatriotes qui avait quitté la France à cause de sa foi, Marie Torel. Depuis quelques années, elle habitait à Neuchâtel, et sa mère, qui était veuve, dirigeait le ménage de Farel. Marie était une jeune femme pieuse et modeste et paraît avoir été une bonne épouse. Cinq ou six ans après son mariage, Farel eut un petit garçon qu'il appela Jean, probablement en souvenir de Calvin.
Calvin ne paraît pas avoir été satisfait de ce mariage. On dit qu'il resta muet d'étonnement, ce qui n'est pas précisément exact ; au contraire, Calvin fit plusieurs remarques sévères à ce sujet, il trouvait que Farel faisait une folie digne de pitié. Cependant, le mariage du vaillant réformateur ne l'empêcha point de porter la Parole du Seigneur partout où son Maître l'envoyait. En 1560 ou 1561, il entreprenait un dangereux voyage. Malgré ses labeurs incessants, il n'avait jamais oublié le lieu de sa naissance, les Alpes françaises. Depuis l'époque où, après avoir quitté Meaux, Farel prêcha en Dauphiné, plusieurs de ceux qui l'avaient entendu s'étaient employés à faire connaître la Parole de Dieu dans leurs contrées. En outre, Farel envoyait fréquemment dans son pays des colporteurs qui répandaient des Bibles et dont les efforts n'avaient pas été vains, grâce a Dieu. Les compatriotes du réformateur ne l'avaient pas oublié non plus ; en 1560, quelques délégués arrivèrent de Gap à Neuchâtel et le supplièrent de venir les visiter encore une fois.
Le vieillard se remit en route avec une Bible et le bâton à la main ; peu après, il prêchait comme au temps de sa jeunesse dans ses montagnes natales.
Pendant un certain temps, il prêcha sur la place du marché à Gap ; ses auditeurs lui demandèrent ensuite de le faire dans une église. Le gouvernement défendit alors de prêcher ailleurs que dans des maisons particulières, mais l'église étant le seul local assez vaste pour contenir la foule, Farel n'en continua pas moins à la réunir dans cet édifice.
Le procureur du roi reçut l'ordre de faire saisir ce prédicant rebelle, mais le procureur était un de ceux qui avaient cru à l'Évangile ; il refusa d'arrêter Farel. On envoya alors un autre procureur avec une compagnie de sergents qui se présentèrent à la chapelle de la Sainte-Colombe à l'heure du prêche. La porte était fermée en dedans. Les sergents y frappèrent rudement, et comme personne n'ouvrait, ils forcèrent la serrure et entrèrent. L'édifice était comble d'un bout à l'autre, mais tous les yeux étaient rivés sur le prédicateur et nul ne bougea. Farel ne s'interrompit pas non plus, jusqu'à ce que les sergents, s'étant frayé un passage à travers l'auditoire, montèrent dans la chaire et se saisirent de l'hérétique ayant à la main le corps du délit, la Bible.
Farel fut emmené et enfermé dans un cachot ; on ignore comment les amis de l'Évangile réussirent à le faire sortir de prison pendant la nuit. Il se rendit à la faveur des ténèbres sur les remparts de la ville, et comme Paul autrefois, on le descendit dans une corbeille. D'autres amis l'attendaient sous les murs pour le conduire en sûreté à Neuchâtel.
L'année suivante, Farel reparut dans les montagnes du Dauphiné ; les réformés venaient de recevoir la permission de se réunir en plein air, pourvu que les officiers du roi fussent présents. Parmi l'auditoire se trouvait le vieil évêque de Gap, Gabriel de Clermont. Un prêtre qui a écrit l'histoire de ces temps-là, nous dit qu'à la fin d'un des sermons, ce vieillard se leva, et jetant à terre la mitre et la crosse qu'il avait portées pendant trente-cinq ans, il les foula aux pieds, déclarant qu'il voulait suivre le Seigneur Jésus avec maître Farel.
Peu de temps après, la foi de l'ex-évêque fut mise à l'épreuve. De terribles persécutions fondirent sur les évangéliques des environs de Gap ; ils prirent la résolution de quitter leurs demeures pour chercher un refuge ailleurs... Ils se mirent en route au nombre de quatre cents, ayant à leur tête Farel et l'ancien évêque de Gap. Cependant, la semence déposée dans les cœurs avait germé et jeté de profondes racines, et malgré cette émigration, la lumière évangélique s'est maintenue jusqu'à nos jours dans cette contrée.
Après le retour de Farel à Neuchâtel, son aide, Christophe Fabri, le quitta pour se rendre à son tour en Dauphiné, accompagné de Pierre Viret. Les deux amis s'arrêtèrent à Lyon, où régnait une peste terrible ; ils pensaient que les malades et les mourants seraient accessibles à la bonne nouvelle qu'ils prêchaient.
« Ni la vie, ni ma femme, ni mes enfants, écrivait Christophe Fabri, ne me sont si chers que le Seigneur Jésus et son Église. »
Pendant que Farel continuait à travailler à Neuchâtel, la carrière de Calvin touchait à sa fin. Au printemps de 1564, Farel reçut de son ami la lettre suivante : « Adieu, mon meilleur et mon plus fidèle frère, adieu ! Puisque le Seigneur a voulu que tu demeures et que je parte, n'oublie jamais notre amitié qui portera des fruits éternels en ce qu elle a été utile à l'Église de Dieu. Ne prends pas la peine de venir me voir, je t'en supplie. je ne respire qu'avec peine et je m'attends à déloger à chaque instant. je sais que je vis et je meurs en Christ. Adieu encore une fois à toi et aux frères. » Farel se mit aussitôt en route pour Genève ; il eut le bonheur de trouver Calvin encore vivant. Les deux amis s'entretinrent une dernière fois du Seigneur qu'ils aimaient, et, quelques jours après Calvin était recueilli dans les demeures éternelles.
Farel arrivait, lui aussi, au terme de sa course ; il était âgé de soixante-quinze ans ; ses travaux incessants auraient tué tout autre moins robuste que lui. Mais jusqu'à ce que son Maître l'appelât, il ne voulut point se reposer.
Après la mort de Calvin, Farel entreprit un dernier voyage à Metz ; il risquait sa vie pour aller « semer l'ivraie », disait l'évêque, mais nul péril ne l'arrêtait.
Et cette fois encore, sa prédication fut empreinte d'une puissance qui releva et consola le troupeau persécuté de Metz.
Enfin, après l'un de ses sermons, il tomba épuisé et ses amis eurent grand-peine à le transporter à Neuchâtel. Arrivé chez lui, il resta couché, trop faible pour se remuer, mais sa chambre était sans cesse remplie de ceux qui l'aimaient, qui venaient lui dire adieu et recevoir ses dernières paroles.
Le 13 septembre 1565, à l'âge de soixante-seize ans, Guillaume Farel fut admis en la présence de son Seigneur, quinze mois après Calvin. Son corps repose dans le cimetière de Neuchâtel, mais personne ne sait plus où est sa tombe, sinon Celui à la voix duquel elle s'ouvrira bientôt. Tous ceux qui visitèrent Farel pendant sa dernière maladie, eurent un avant-goût du ciel qu'ils ne purent jamais oublier. « Ceux qui le virent, nous dit-on, s'en retournèrent donnant gloire à Dieu » ; c'est ainsi que le pieux évangéliste fut encore utile, par sa mort édifiante, aux intérêts de la cause qu'il avait si fidèlement servie.
Il y eut un deuil général à la nouvelle de sa mort. Son ami Christophe Fabri resta à Neuchâtel pour prendre soin du troupeau qui lui avait été si cher. Le petit Jean Farel mourut deux ans après son père. Telle est l'histoire de ce fidèle chrétien, qui n'a recherché autre chose que d'être un ouvrier approuvé de Dieu, qui n'a désiré d'autre joie que celle de voir glorifier Jésus-Christ. « Les honneurs, les richesses, les plaisirs de ce monde, dit-il, ne nous ont pas été proposés. Nous avons à servir le Seigneur, c'est tout ce qui nous est offert. » Il fut fait à Farel selon sa foi ; il a joui de l'affection de tous ceux qui aimaient le Seigneur, mais il a eu aussi sa grande part de mépris, d'insultes, d'opprobre et de haine ; des souffrances de tout genre et des travaux incessants ne l'ont jamais abattu. Tandis que les noms de Calvin et de Luther sont célèbres et que chacun connaît leur histoire, on n'a guère entendu parler des cinquante années de travaux de Guillaume Farel. Peu d'hommes, après avoir autant travaillé, sont tombés aussi promptement dans l'oubli, et même ses rares écrits sont presque inconnus.
Il y a peut-être à ce fait singulier une raison que nous n'aimons pas à nous avouer. Le message dont Farel fut chargé n'était pas agréable au cœur naturel de tous. « Que nul ne s'étonne, disait Farel, si je ne puis supporter qu'on mêle Jésus-Christ et son Évangile à des cérémonies que Dieu n'a point commandées, si je ne puis souffrir qu'on prêche et qu'on enseigne des choses qui ne sont pas dans l'Évangile, ni qu'on cherche le salut, la grâce dans les choses d'ici-bas et non point en Jésus-Christ seul. Qui pourrait me condamner avec justice si je dis qu'il n'y a point d'autre Évangile, point d'autre bonne nouvelle de salut qu'en Jésus-Christ seul. » C'est pourquoi, lorsque ces Pères célèbres dans les temps anciens parleraient autrement, et même si les anges du ciel venaient nous annoncer un autre Évangile, ne puis-je pas toujours dire avec l'apôtre Paul, qu'ils soient anathème ? Jésus-Christ et son Évangile ! Sont-ce là des choses avec lesquelles on puisse mêler des inventions des hommes ? Est-ce que les hommes ont la permission d'y ajouter ce qui leur paraît bon et juste ? » je suis convaincu que cette liberté que prennent les hommes et qui consiste à établir et à garder les observances humaines dans l'Église de Dieu, n'est pas une liberté qui vienne de Jésus-Christ, mais une licence qui a été forgée sur l'enclume de l'enfer.
C'est une liberté qui nous affranchit de l'obéissance et du service de Jésus-Christ pour nous rendre esclaves de Satan et de l'iniquité. Ne vaut-il pas mieux être les esclaves de Dieu et nous sentir affranchis de tout ce que Jésus-Christ n'a pas commandé et qui n'est pas contenu dans sa Parole, en sorte que Lui et son Évangile béni règnent seuls dans nos cœurs ! Que le Seigneur nous donne dans sa grâce un cœur honnête et un sentiment vrai de ce qui Lui est dû, qu'Il nous donne une intelligence aussi claire et un don de l'Esprit aussi excellent qu'à l'apôtre Paul, afin que nous soyons gardés de mélanger, de professer, d'observer dans l'Église de Jésus-Christ quoi que ce soit qu'Il n'ait pas commandé... Soumettons à une sainte discipline ce qui doit être admis, rejetant ce qui doit être rejeté ; de sorte que rien ne se fasse ni ne se dise qui ne soit pas purement et simplement selon la Parole de Dieu, par laquelle seule tout pécheur devrait être ordonné et gouverné !
Et que cette Parole soit la seule autorité pour l'Église sans qu'on y ajoute ni qu'on en retranche rien de ce que nous y trouvons. »
Chers lecteurs, ayant cru en Jésus, l'ayant connu comme Celui qui nous a sauvés pleinement, parfaitement et pour toujours du péché et de la condamnation, l'ayant connu comme Celui qui siège dans la gloire et qui en même temps habite dans son Église par l'Esprit, puissions-nous Lui obéir en simplicité et en vérité comme l'écrit Farel.
Si le Seigneur daignait employer l'histoire de la vie de son serviteur pour amener, ne fût-ce qu'une seule âme à suivre le bon Berger, ce serait la continuation de l'œuvre qui faisait la joie de Guillaume Farel. Ainsi quoique mort, il parlerait encore pour la gloire de son Maître. « Non pas, disait-il, afin que j'aie des disciples qui suivent mon enseignement et desquels je sois le chef, mais afin que quelques-uns deviennent avec moi disciples de Jésus, le Crucifié... afin que quelques-uns portent leur croix après Lui et le reconnaissent comme leur Seigneur. »
« Il n'y a pas un seul homme sur la terre, ajoute Farel, ni un ange dans le ciel, qui puisse dire en vérité que j'aie attiré des disciples à moi et non à Jésus. » Ainsi Dieu fit à son serviteur l'honneur signalé de ne pas permettre qu'il eût un seul disciple se rattachant à son nom. Il lui a accordé de rassembler les hommes non point autour d'un homme, mais de leur présenter Christ dans le ciel comme unique centre de ralliement. « Si nous le connaissons, écrivait Farel, il faut que ce soit là où Il est, dans le ciel, à la droite du Père. »
C'est vers Christ seul que Farel dirigeait tous les regards et tous les cœurs. « La foi, disait-il, ne se tourne que vers Dieu et ne reçoit que ce qui est de Dieu. Tout ne lui est rien, excepté Dieu. Rien ne lui plaît, excepté Dieu et sa Parole. » Et maintenant prenons congé de ce fidèle chrétien auquel la voix du Seigneur était si bien connue. Le jour vient où à l'ouïe de cette même voix son corps qui depuis si longtemps repose dans le vieux cimetière de Neuchâtel, ressuscitera en gloire pour aller à la rencontre du Seigneur sur les nuées. Chers lecteurs, puissiez-vous tous le rejoindre dans la gloire éternelle, ayant compris comme lui, par la grâce et la bonté de Dieu, la vertu et la valeur du sang de Christ.