Si l’Écriture du Nouveau Testament est supposée, le dessein de ceux qui ont fait cette supposition, ne pouvant être que de la faire passer pour véritable, on doit présumer qu’ils auront voulu appuyer leurs fables sur quelque fondement bon ou mauvais. Ainsi l’on a raison de croire que, quand ils auraient inventé tout ce qu’ils rapportent, ils n’ont pas du moins inventé les noms, la patrie et la personne de Jésus-Christ et des Apôtres, sous les noms desquels ils parlent, et à qui ils attribuent l’établissement de la religion chrétienne.
En effet, avec quelle apparence voudraient-ils faire adorer un homme juif appelé Jésus, fils de Marie, Galiléen, qui fut crucifié à Jérusalem, qui avait plusieurs disciples, dont les noms sont rapportés, si les Juifs pouvaient les convaincre d’abord de la fausseté de tous ces faits, en produisant le témoignage des gens de leur nation, qui leur auraient dit en foule que Jésus et ces disciples n’étaient que de vains noms, et si l’on n’eût eu qu’à consulter tous les registres où Auguste avait fait enrôler tous les Juifs du temps de Cyrenius, et où Jésus-Christ devait se trouver enrôlé aussi bien que les autres ?
C’est comme si l’on faisait aujourd’hui un livre rempli de beaux préceptes de morale qui seraient mêlés avec des faits fabuleux, qu’on voulût faire passer pour la doctrine d’un homme divin et extraordinaire, qui ressuscita plusieurs morts au commencement de ce siècle, guérit toutes sortes de maladies, calma les vents et la tempête, et donna à plusieurs de ses disciples le pouvoir de faire des miracles ; qui fut pris et mis à mort en Allemagne, et dont les disciples, qui portaient tels et tels noms, qui étaient nés dans un tel et dans un tel pays, vinrent en France, se répandirent dans les autres parties de l’Europe pour prêcher sa doctrine, et moururent tous pour sa défense. Que pensez-vous de cette fable ? Comment croyez-vous qu’elle fût regardée, sinon comme un système de faussetés sensibles ? Comment pensez-vous qu’en parlassent ceux qu’on accuserait d’un parricide si exécrable ? Ils diraient qu’on veut les noircir par des fictions. Les Juifs cependant ne se défendirent jamais par là ; ils avouent que Jésus-Christ a été, et que leurs pères l’ont fait mourir ; ils ne nient aucune circonstance de sa vie, de son ministère, ou de sa mort, que celles qui peuvent le faire passer pour le Fils de Dieu. Mais voici qui est plus clair et plus démonstratif.
Ou cette Écriture, que vous croirez supposée, ou non supposée, a semé elle-même la doctrine chrétienne dans le monde, étant portée en divers lieux, sans qu’il y eût eu auparavant aucuns apôtres qui eussent prêché dans les diverses parties du monde ; ou cette Écriture a été composée après que les apôtres eurent porté leur doctrine dans les diverses parties de l’univers. Je ne vois point de milieu.
Si l’Écriture a instruit les hommes de la doctrine chrétienne, avant qu’aucuns apôtres eussent été prêcher par l’univers, comment aurait-elle persuadé aux Romains, que saint Paul, qui n’est qu’un nom, leur avait écrit une épître ; à ceux d’Antioche, que saint Pierre avait été dans leur ville ; aux Galates, que saint Paul les avait évangélisés ; à toute la Judée et à la Galilée, que Jésus-Christ y avait prêché avec ses disciples ; à Jérusalem, qu’il y avait été condamné à mort par le sanhédrin ? etc.
Et si l’Écriture a été recueillie en divers livres, ou composée après que les disciples de Jésus-Christ eurent prêché dans les diverses parties du monde, il s’ensuit donc qu’il y avait eu auparavant des apôtres, qu’il y a eu un Jésus-Christ crucifié, que l’on croyait Fils de Dieu et le véritable Messie selon la foi des chrétiens.
Ainsi, soit que cette Écriture soit supposée, soit qu’elle ne le soit pas, je suis assuré qu’elle rapporte certains faits fondamentaux qui sont nécessairement véritables. On ne peut douter que Jésus n’ait été, qu’il n’ait habité à Nazareth, et qu’il n’ait été crucifié à Jérusalem. Je ne doute point que Pierre, Jacques et Jean n’aient été des pêcheurs qui le suivirent de Galilée, et qui annoncèrent l’Évangile après sa mort en divers endroits de la terre. Pourquoi douterais-je moi seul de ce dont on n’a jamais douté, ni parmi les chrétiens, ni même parmi les Juifs, et dont les incrédules ne doutent pas même aujourd’hui ?
Arrêtons-nous ici. Jésus, fils de Marie, veut passer pour le Fils de Dieu, ou, si l’on veut, pour le Messie, dans un coin de la Judée. Il est surprenant qu’un homme né dans une condition obscure et qui a exercé toute sa vie le métier de charpentier, comme ses ennemis le lui reprochent, s’avise de vouloir passer pour le Messie, lequel, selon le préjugé de ce temps-là, devait être environné d’un éclat et d’une prospérité temporelle ; cependant je ne crois pas que nous devions terminer là nos recherches.
Ce Jésus, quel qu’il soit, et quelque idée qu’on s’en forme, rassemble des disciples, et les prend parmi les pêcheurs sur les bords du lac de Génésareth, dans les villages de la Galilée, et quelquefois parmi les publicains, qui étaient l’exécration du peuplea, comme les premiers ennemis de la religion chrétienne le lui ont reproché. Ces hommes qui le suivent n’ont ni naissance, ni éducation, ni lettres, ni politesse ; ils ne connaissent ni le cœur, ni les inclinations des hommes, ni l’intérêt politique des princes, ni ce qu’il y a de plus élevé dans la morale des stoïciens, ou de plus caché dans les maximes des sages. Ce sont des personnes simples, et nous avons là-dessus l’aveu des ennemis mêmes des chrétiens.
a – Origène, contra Cels.
Je ne veux pas examiner ici par quels motifs ils s’attachent à Jésus-Christ, ni de quelles raisons Jésus-Christ se sert pour les engager à le suivre. Ils sont hommes ignorants ; ils attendent le Messie, selon le préjugé commun de ce temps-là ; et par conséquent il semble d’abord qu’on puisse les accuser de s’être laissé tromper à cet égard.
Mais je trouve d’abord un sujet de surprise : c’est que ces personnes simples, qui avaient sans doute conçu une idée fort magnifique de leur Messie, et qui s’imaginaient qu’il leur distribuerait des couronnes, pour ainsi dire, comme nous apprenons que çà été là de tout temps l’entêtement des Juifs ; que ces personnes simples se contentent de l’extérieur, et de la bassesse apparente d’un homme qui prend une tout autre forme que celle d’un conquérant.
On ne peut nier que Jésus ait été dans la bassesse et dans la pauvreté, lorsqu’il appela ses disciples, puisque c’est là un des reproches que lui font Celsus, Porphyre et Julien l’Apostat, et que ce fait est un de ceux qu’on ne voudrait point supposer, quand on le pourrait, et qu’on ne pourrait point supposer, quand on le voudrait. Il est sans difficulté que les Juifs attendaient et ont toujours attendu un Messie triomphant. Il est donc vrai que les disciples s’attachent à Jésus-Christ, malgré les préjugés dont ils étaient prévenus dès leur naissance. Cela est assez surprenant.
Les disciples ne trouvant point en Jésus cette gloire et cette puissance temporelle dont ils étaient persuadés que leur Messie serait revêtu, s’imaginent, sans doute, que ce que leur maître ne possède pas encore, il le possédera à l’avenir. Ils ne doutent pas qu’il ne doive rétablir le royaume d’Israël, et surmonter les ennemis des Juifs. C’est dans cette pensée qu’ils commencent à disputer entre eux de la primauté. Ils veulent savoir lequel sera le plus grand au royaume des cieux, c’est-à-dire, dans l’empire florissant du Messie, qu’ils appellent le royaume des cieux, à l’exemple de Daniel le prophète. Il y en a même qui demandent à Jésus d’être placés à sa droite et à sa gauche, lorsqu’il serait parvenu à cet état de gloire.
Je ne reçois point maintenant ces faits, parce que l’Écriture du Nouveau Testament me les apprend, mais parce que je les trouve conformes à la tradition des Juifs et au bon sens. Le sens commun nous dit que les disciples ne s’attachèrent à Jésus que sous quelque espérance. Or, que pouvaient-ils espérer de Celui qu’ils regardaient comme le Messie, que ce qu’ils attendaient du Messie même, qui était une délivrance et une prospérité temporelle ?
Mais, pour n’avancer rien de douteux, ou de tant soit peu incertain, je dis que les disciples regardaient Jésus-Christ comme un Messie, et qu’ils ne pouvaient le regarder comme un Messie que dans le sens des Juifs ou dans le sens chrétien, c’est-à-dire comme un libérateur temporel, ou comme un libérateur spirituel ; et qu’ainsi, dans quelque sens qu’on le prenne, ils devaient espérer quelque chose de lui. Voyons où nous conduira cette double vue.
Comme les disciples sont préoccupés de la pensée que Jésus est leur Messie, c’est-à-dire celui qui doit élever leur nation au comble de la gloire et de la prospérité, on prend ce Jésus, et on l’attache à la croix, lui faisant souffrir une mort qui passe pour infâme parmi toutes les nations, et qui est particulièrement maudite dans leur loi. Quel coup de foudre pour des gens remplis de si belles espérances ! Ils sont persuadés depuis longtemps que le Messie doit paraître dans un état glorieux, qu’il doit renverser l’empire de César et la grandeur romaine, pour rendre les Juifs les maîtres de l’univers ; ils attendent tous cela de Jésus, et Jésus est déshonoré par un supplice infâme qu’on lui fait souffrir. La nation des Juifs elle-même le sacrifie, et le sacrifie à César ; elle le livre aux Romains pour le faire mourir ; aucune puissance ne le délivre de la main des bourreaux ; il meurt, et ses disciples l’apprennent ou en sont les témoins.
Certes, je ne vois pas qu’ils puissent désormais conserver leurs prétentions, Ils peuvent être affligés de perdre une si belle espérance, mais enfin il faut qu’ils la perdent. Ils peuvent haïr la passion des principaux sacrificateurs et du sanhédrin, qui leur a ôté un maître qu’ils aimaient ; mais il faut qu’ils se désabusent de l’opinion qu’ils avaient de lui ; aussi n’y a-t-il rien de si vraisemblable que ce que saint Luc leur fait dire dans leur affliction et dans leur étonnement : Or, espérions-nous que ce fût celui qui devait délivrer Israël ? Et, avec tout cela, c’est aujourd’hui le troisième jour que ces choses sont arrivées Luc.24.21.
Mais ils n’auront pas eu ce préjugé, si l’on veut. Il suffit que les disciples aient regardé Jésus comme le Messie ; que ce soit au sens des Juifs, ou au sens des chrétiens, il n’importe ; car, si c’est au sens des Juifs, ils s’imaginaient que Jésus élèverait la gloire des Juifs à son plus haut degré, bien loin de concevoir qu’il pût être mis à mort par les Juifs mêmes ; et, si c’est au sens des chrétiens, ils ont dû croire que s’il mourait il se relèverait du tombeau, et en relèverait ses fidèles, puisque toute la religion chrétienne roule essentiellement sur ce fondement.
Ainsi, les disciples, préoccupés du préjugé général des Juifs, n’ont pu s’empêcher de le perdre, en voyant mourir Jésus ; et les disciples, préoccupés du sens des chrétiens, n’ont pu s’empêcher d’être désabusés, en voyant que Jésus-Christ ne ressuscitait pas.
Que doit-on penser de quelques pêcheurs et gens de néant, comme les ennemis du christianisme les qualifient, qui n’ont pas eu l’assurance d’accompagner leur maître lorsqu’ils le croyaient le Messie, mais qui l’ont abandonné aux bourreaux, et qui voient maintenant qu’ils s’étaient trompés sur son sujet ? Avec quel soin vont-ils se cacher, pour dérober aux hommes la connaissance de leur confusion et de leur déplaisir ? Voyons ce qui en est, et consultons l’événement pour le mieux savoir.
Quelques semaines après la mort de Jésus-Christ, ses disciples paraissent publiquement à Jérusalem, et soutiennent qu’ils ont vu leur Maître ressuscité, qu’ils lui ont parlé, qu’ils l’ont touché, qu’ils ont mangé avec lui, et qu’il a conversé avec eux l’espace de quarante jours depuis sa résurrection, et qu’ensuite il est monté au ciel à leurs yeux. On ne doutera point que ce n’ait été là le témoignage des disciples, si l’on considère que c’est là la foi des premiers chrétiens, fondée sur ce témoignage.
Certainement, on ne se serait jamais attendu à ce retour. Les disciples disent que Jésus est le Messie ; mais le peuvent-ils croire encore, eux qui l’ont vu mourir ? Ou, s’ils ne le croient point, comment sont-ils plus hardis à soutenir une imposture, qu’ils ne l’ont été à suivre leur Maître, lorsqu’ils le regardaient comme le vrai Messie ? Comment des pêcheurs, des pêcheurs consternés, des pêcheurs qui doivent reconnaître avec confusion qu’ils ont été trompés, des pêcheurs timides, pourraient-ils inventer une fable, la prêcher avec tant de confiance, la soutenir avec tant de hardiesse, et s’exposer aux tourments, et à la mort même, pour défendre une fiction incroyable ? Peut-il tomber dans l’esprit d’un seul, qu’ils pourront séduire les hommes en faisant ce faux rapport ? Et quand cela tomberait dans l’esprit d’un seul, les autres seraient-ils assez extravagants pour approuver sa pensée ? Se sont-ils imaginé qu’on les croira sur leur parole ? Ne craignent-ils plus ce sanhédrin qui a fait mourir leur Maître ? Croient-ils pouvoir dire impunément aux Juifs qu’ils ont fait mourir leur Messie ? Est-ce qu’ils ne voient point à combien de maux et de traverses une telle fable va les exposer ? Ou, le voyant, deviennent-ils tout d’un coup courageux pour soutenir leur imposture ? Est-il possible qu’aucun d’eux ne se dédise, qu’aucun ne se coupe, et qu’ils déposent unanimement, malgré les supplices, un fait qu’ils savent bien qu’il est faux et chimérique ? C’est, sans mentir, ce que je trouve fort surprenant, ou plutôt, c’est ce qui me paraît si absurde, que je doute que les incrédules pussent se le persuader, s’ils voulaient y faire quelque réflexion.
Mais continuons à nous défier de nous-mêmes. N’ai-je, pas fait quelque fausse supposition dans ce que je viens de dire ? Repassons sur les principes que nous venons d’établir.
Plus je les considère, et moins je vois comment nous en pourrions révoquer en doute quelqu’un. Nierai-je que Jésus ait été, qu’il ait eu des disciples, et que ces disciples l’aient cru d’abord le Messie ? Mais douterai-je moi seul d’un fait dont les thalmudistes, Julien, Porphyre, et tous les ennemis du christianisme sont toujours convenus ? Et puis j’ai déjà fait voir l’absurdité de cette pensée.
Douterai-je que, si Jésus est mort et n’est point ressuscité, les disciples ne se soient désabusés par cela même de l’opinion qu’ils pouvaient avoir eue que Jésus était le Messie, le Fils de Dieu ? Mais ou ils n’ont rien entendu par ces deux termes, le Messie, le Fils de Dieu, ou ils ont entendu toute autre chose qu’un homme qui, après avoir été crucifié, demeure pour toujours sous l’empire de la mort.
Nierai-je que les disciples aient annoncé la résurrection de Jésus-Christ après qu’il eut été crucifié par les Juifs ? Mais la chose parle. Toute la terre a ouï parler de la prédication des apôtres, qui annonçaient Jésus-Christ ressuscité ; et c’est sur leur témoignage qu’on a cru.
Croirons-nous que les disciples de Jésus laissèrent passer un fort long espace de temps, comme vingt, trente ans, après que leur Maître eut été crucifié, et qu’alors s’étant fortifiés, et ayant eu le loisir de concerter une imposture, ils parurent tout d’un coup dans le monde, et prêchèrent que Jésus était ressuscité ? Mais si cela était, comment ceux qui ont écrit ou supposé les livres du Nouveau Testament, auraient-ils pu faire accroire que les disciples de Jésus annoncèrent sa résurrection quelques semaines après qu’il eut été crucifié ? Comment les Juifs ne se sont-ils jamais avisés de démentir notre Écriture à cet égard ? Comment célèbre-ton parmi les chrétiens deux fêtes qui se suivent, dont l’une fait commémoration de la mort et de la résurrection du Seigneur, et l’autre de la descente du Saint-Esprit sur les apôtres, qui leur fut donné pour aller évangéliser en tous lieux ? Comment, si les disciples avaient annoncé la résurrection de leur Maître longtemps après sa mort, ne leur aurait-on point dit : Qu’avez-vous fait depuis que votre Jésus a été crucifié ? Pourquoi ne ressuscitait-il pas plus tôt ? ou pourquoi annoncez-vous sa résurrection si tard ? Comment les Juifs auraient-ils été obligés de dire que ses disciples avaient enlevé son corps, si sa résurrection eût été si tard annoncée ? Comment, quelques années après la mort de Jésus-Christ, voyez-vous partout des Églises chrétiennes établies par le témoignage et la prédication des apôtres ?
Croirai-je que c’est par une espèce de vanité ou par un esprit de Vengeance, que les disciples de Jésus ont publié sa résurrection, voulant faire passer les principaux sacrificateurs et les scribes pour des parricides, ou voulant immortaliser leur propre nom ? Mais qui pourrait s’imaginer que les disciples pensent à se venger de ceux qui leur ont fait voir qu’ils se trompaient dans leur préjugé ; qu’ils croient pouvoir se venger en inventant une fable qui aurait été ridicule et qu’ils veulent se venger en s’exposant à une mort certaine, et à des tourments infaillibles ? Et, pour les pensées d’ambition qu’on pourrait leur attribuer, qui croira qu’elles naissent précisément après la mort de celui qui en devait être comme le fondement ? N’auraient-ils pas été bien raisonnables d’aspirer à la gloire ou aux grandeurs, lorsqu’on venait de faire mourir leurs espérances avec leur Messie ? Des pêcheurs sont-ils capables de cette résolution et de ces sentiments ? Certes, si c’avait été là leur but, il auraient bientôt reculé ; et l’opprobre qu’on attacha d’abord à leur profession, avec les maux et la persécution qu’elle leur attirait, leur aurait ôté bientôt un dessein si ridicule et si extravagant.
Pourquoi veut-on se tromper soi-même ? On sait que quand on donne la question à un criminel, on lui fait confesser son crime : les tourments arrachent l’aveu des actions les plus secrètes ; et c’est un moyen presque infaillible de découvrir la vérité, que la justice humaine met assez souvent en usage. Comment se pourrait-il donc que tant d’imposteurs, tant de fois interrogés et sollicités par le fer et par le feu de se dédire, persévérassent si constamment dans une fausse déposition ? Car Ce n’est pas ici un seul témoin ; en voici un très grand nombre. On ne leur fait pas éprouver un supplice, mais toutes sortes de supplices. Ce n’est pas en un seul lieu qu’on les presse par les tourments de se rétracter, mais presque dans tous les endroits où ils prêchent. Ce n’est pas dans un seul moment, mais dans tous les moments de leur vie, qu’ils se trouvent exposés à cette persécution. Ils n’ont pas une seule partie, ils ont pour adversaires les Juifs et les païens, les magistrats, les rois, les pontifes et le peuple. On ne les attaque pas seulement par les souffrances, on les couvre encore d’opprobre ; cependant aucun ne se dédit. Séparés ou confrontés, ils déposent unanimement que Jésus-Christ est ressuscité, et qu’ils l’ont vu relevé du tombeau. Si c’est de cette manière qu’on défend l’imposture, qu’on nous apprenne de quel air on soutient la vérité.
Mais peut-être que les disciples ont été trompés eux-mêmes. Peut-être que Pierre, ou quelque autre des apôtres, ayant eu l’adresse d’enlever le corps du Seigneur du sépulcre où il avait été mis, fit accroire aux autres disciples que leur maître était véritablement ressuscité, et que ceux-ci, l’ayant cru de bonne foi, l’allèrent prêcher en tous lieux. Tout cela se détruit de soi-même. Les apôtres ne témoignent pas seulement qu’ils ont vu Jésus-Christ ressuscité, ils soutiennent encore que le Saint-Esprit est tombé sur eux en forme de langues mi-parties de feu ; ils attestent les autres miracles de Jésus-Christ, et il est impossible qu’ils aient été trompés à l’égard de tous ces faits ensemble.
Surtout il est nécessaire de faire attention à ce dernier miracle ; c’est-à-dire à la chute du Saint-Esprit sur les apôtres en forme de langues. Ces apôtres disent que par ce miracle ils furent revêtus du don de parler toutes sortes de langues. Le Grec, le Romain, le Parthe, le Persan, etc., les entendent chacun parler en leur langue : c’est un fait sur lequel les apôtres ne peuvent avoir été ni trompeurs ni trompés. Pour trompeurs, c’est ce qui ne se peut concevoir, que des pêcheurs aient la hardiesse de supposer qu’ils ont le don de parler toutes sortes de langues, cela n’étant pas, puisqu’ils s’exposaient à être partout, et sur le champ, convaincus de la plus insigne fourbe du monde. Il y avait à Rome des gens qui parlaient grec. Il y avait en Grèce des gens qui parlaient latin. Le commerce fait qu’il y a en tout pays des gens de toutes langues. Saint Paul, ne sachant que son grec de Cilicie, aurait-il eu la hardiesse de dire en Asie qu’il savait parler latin et toutes les autres langues étrangères ? N’aurait-il pas rencontré des gens qui sur-le-champ l’auraient convaincu de fausseté ? C’est un fait dans lequel ils ne pouvaient non plus être trompés, car c’est une affaire de sentiment intérieur. Je puis souffrir illusion au dehors, et croire voir un homme quand je ne vois qu’un fantôme ; mais je ne puis pas croire parler plusieurs langues différentes, pendant que je n’en parle qu’une ; et quand je vois des gens de différents pays et qui n’ont point de langue commune, m’entendre tous, il ne peut y avoir d’illusion là dedans.
La validité d’un témoignage n’est plus douteuse lorsqu’on est assuré de deux choses : l’une, que le témoin ne se trompe pas lui-même ; l’autre, qu’il n’a aucun dessein de nous tromper. Or, c’est ce qu’il est bien facile de vérifier touchant les disciples de Jésus ; car, premièrement, les faits sur lesquels ils déposent sont si sensibles et si éclatants, qu’on ne peut se tromper à leur égard. Le moyen que les yeux croient voir ce qu’ils ne voient pas en effet ; que les oreilles s’accordent à rendre un témoignage conforme à celui des yeux ; que les mains touchent ce que les yeux et les oreilles aperçoivent, non pas une fois, mais plusieurs fois ; non les yeux, les oreilles et les mains d’un seul homme, mais de plusieurs hommes ; qu’ils fassent eux-mêmes profession d’être revêtus d’une puissance extraordinaire, et du pouvoir de faire des miracles, sans qu’ils sachent eux-mêmes ce qui en est ? Quand on supposerait qu’un homme sera assez mélancolique pour se faire une pareille illusion, on ne peut s’imaginer, sans extravagance, que les apôtres aient perdu le sens par un même genre de folie ; que cette folie ait commencé précisément après la mort de Jésus-Christ ; qu’elle ait eu ce concert admirable qui a semé l’Évangile par tout l’univers ; qu’elle se trouve jointe avec cette morale si belle, si sublime, et si pleine d’équité, que les ennemis mêmes de notre religion ont toujours estimée ; et qu’enfin toutes les vertus naissent du sein de cette folie qui change le monde, et sanctifie le genre humain, accomplissant les oracles qui avaient prédit la vocation des gentils.
Que si ces hommes ne se trompent pas eux-mêmes, encore moins peut-on les soupçonner de vouloir tromper les autres. Leur simplicité et leur éducation ne leur permettent pas de concevoir ce dessein ; la confusion de se voir déchus de si belles espérance par la mort de leur maître, les en éloigne ; leur intérêt temporel s’y oppose ; la honte de paraître après ce qui s’est passé, peut toute seule les retenir ; leur conscience, qui leur reproche leur attachement à un fantôme de Messie, les arrête. Jamais ils ne s’accorderaient tous ensemble pour concerter cette étrange et signalée imposture ; mais quand ils l’auraient entrepris, les tourments les feraient bientôt repentir d’avoir conçu ce dessein ; l’aveu d’un seul suffirait pour les découvrir tous. Enfin, la pauvreté, l’opprobre, les prisons, les chaînes, les coups de fouet, le fer et le feu qu’on a employés pour les faite dédire, nous répondent qu’ils n’ont pas voulu tromper. Que si un seul homme qui serait dans cette disposition devrait passer pour un prodige sans exemple, comment y aurait-il une société d’hommes qui conçussent un dessein si insensé ?
Si le témoignage des disciples est faux, on ne peut se dispenser de croire que ces hommes sont des fous ou des scélérats, et même l’un et l’autre : cependant leur prédication fait paraître la gloire de leur innocence et de leur sagesse pour confondre cette double calomnie. Que ne lit-on les livres de ces écrivains admirables, et l’on y verra la bonne foi, la sincérité et le désintéressement joints à la morale la plus pure et la plus saine qui fût jamais ?
Cette réflexion m’avertit qu’il faut se hâter d’examiner l’Écriture du Nouveau Testament, pour voir, non si elle est divine ou humaine (cette question viendra en son lieu), mais si elle est supposée, ou si elle ne l’est pas ; car s’il se trouve qu’elle n’est pas supposée, nous n’avons qu’à la lire pour voir quel est le témoignage des disciples touchant Jésus-Christ. Cette vérité servira à confirmer tout ce que nous avons déjà dit ; c’est donc par son examen que nous commencerons cette seconde section.