(Mars 1528)
Plaintes de Bonivard sur Genève – Certains huguenots vont à Saint-Victor – Discours que leur adresse Bonivard – Défaut qui s’y trouve – Les huguenots mangent de la viande en carême – La réunion de Bursinel – Pontverre et la cuiller – La confrérie de la Cuiller se forme – Alarme dans Genève – Droits des princes et des sujets – Bonivard défend Cartigny – Les Savoyards prennent le château – Bonivard ne peut le reprendre – Progrès de l’Évangile dans Genève – Le duc et l’évêque se réconcilient – La ville ne voit plus dans l’évêque qu’un ennemi
De tous côtés les partisans de l’absolutisme et de la papauté s’élevaient contre Genève, comme si la Réformation y était déjà établie. Il n’en était rien cependant. Genève, sorti du catholicisme romain, n’était point entré dans la Réforme ; il se trouvait dans ces terres vagues et stériles, ce pays des négations et des contestations, qui s’étend de l’un à l’autre. Quelques-uns seulement commençaient à reconnaître que pour se séparer vraiment du pape, il fallait, comme Haller et Zwingle le disaient, obéir à Jésus-Christ. Bonivard, subtil examinateur, se livrait à ses réflexions, dans son grand siège à dos, au prieuré de Saint-Victor ; il étudiait curieusement le singulier aspect que Genève présentait alors. « Spectacle étrange, disait-il, chacun veut commander et nul ne veut obéir. De la tyrannie, nous sommes tombés en vice contraire et pire, qui est l’anarchie… Autant de tyrans que de têtes… ce qui engendre le règne de la confusion. Chacun veut faire de la chose publique son profit ou son plaisir particulier, — le profit tend à l’avarice, — et le plaisir consiste à se venger de celui que l’on hait. On frappe, — mais non pas les vrais ennemis de Genève… Blessez un ours, il ne sautera pas sur celui qui lui aura fait la plaie, mais il se vengera sur les premiers pieux ou sur le premier arbre qu’il rencontrera… Ainsi fait-on, hélas ! parmi nous. Ayant gémi sous un gouvernement tyrannique, au lieu de l’amour de la liberté, nous avons l’amour du libertinage. Il faut être apprenti avant que d’être maître, et rompre plusieurs cordes avant de savoir jouer du luth ! Les huguenots ont ôté le tyran, et n’ôtent pas la tyrannie. Ce n’est pas liberté que de faire tout ce que l’on veut, si l’on ne veut tout ce que l’on doit. O orgueil ! tu perdras Genève ! Orgueil a toujours pour suivante Envie ; et quand Orgueil veut monter trop haut, cette vieille le happe par la queue, le tire en bas, le fait descendre, tomber et se rompre le col. — Les Ligues huguenotes ne suffisent pas. Pour que la papauté recule, il faut que l’Évangile s’avance. » Bonivard nous a conservé lui-même ces sages penséesa.
a – Bonivard, Ancienne et nouvelle Police de Genève, p. 398 à 400. — Ibid., Chroniq., II, p. 478. — Manuscrit de Gautier.
Il n’était pas seul à les avoir. Les affaires de l’alliance attiraient souvent des Bernois à Genève, et convaincus que la Réformation seule sauverait cette ville, ils continuaient l’œuvre de Ab Hofen. Reçus au sein des familles, ils y parlaient contre les traditions humaines, et exaltaient la sainte Écriture. « Dieu nous parle du Rédempteur, disaient-ils, et nullement du carême. » Mais les Fribourgeois, se jetant au milieu de ces conversations évangéliques, s’écriaient : « Obéissez à l’Église ! Si vous vous séparez de l’Église, nous romprons l’allianceb… »
b – Bonivard, Ancienne et nouvelle police de Genève, p. S98 à 400. — Ibid., Chroniq., II, p. 473. — Manuscrit de Gautier.
Les évêquains étaient avec Fribourg, les communiaires étaient avec Berne. Ces derniers se divisaient en trois catégories. Il y avait les hommes politiques, pour lesquels la religion n’était qu’un moyen d’obtenir la liberté ; les hommes sérieux et paisibles, qui demandaient la vraie piété (Bonivard nomme parmi eux Boutelier) ; enfin, les ennemis des prêtres, qui ne voyaient la Réformation que sous le point de vue négatif, et la regardaient essentiellement comme une guerre aux superstitions romaines. Un jour ces hommes, esprits sincères mais impatients, se dirent qu’on ne pouvait attendre plus longtemps, se rendirent à Saint-Victor, pour inviter le prieur à se mettre à leur tête ; ils sonnèrent à la porte du monastère, et le frère portier alla prévenir Bonivard, qui ordonna de les faire entrer : « Nous voulons abattre toute cérémonie papale, dirent-ils ; nous voulons chasser tous ministres d’icelle, prêtres, moines… toute cette racaille papistique ; puis nous entendons appeler des ministres de l’Évangile, qui introduiront parmi nous la vraie réformation chrétienne. »
Le prieur sourit en entendant ce discours : « Messieurs, dit-il d’un ton sarcastique, je trouve votre opinion très louable, et je reconnais que tous les ecclésiastiques (du nombre desquels je suis) ont grand besoin d’être réformés. Mais ne faut-il pas que ceux qui veulent réformer les autres, se soient d’abord réformés eux-mêmes ? Si vous aimiez l’Évangile comme vous le dites, vous vivriez selon l’Évangile. Mais si vous voulez nous réformer, nous, sans vous réformer, vous, il est évident que ce n’est pas l’amour pour l’Évangile qui vous pousse, mais la haine que vous avez contre nous. Et pourquoi nous haïssez-vous ? Ce n’est pas parce que nos mœurs sont aux vôtres contraires, mais parce qu’elles leur sont semblables. Aristote dit dans son Éthique (continua le savant prieur), et l’expérience le confirme, que les animaux qui vivent d’une même viande, s’entre-haïssent volontiers. Deux chevaux ne sont pas d’accord à la même mangeoire, ni deux chiens autour du même os. Il en est de même entre nous. Nous sommes impudiques : vous l’êtes aussi. Nous sommes ivrognes : vous l’êtes aussi. Nous sommes joueurs, blasphémateurs : vous l’êtes aussi. Pourquoi donc vous êtes-nous si contraires ?… Nous ne vous empêchons pas de vous livrer à vos menus plaisirs ; faites de même pour les nôtres, de grâce. Vous voulez nous chasser, dites-vous, pour mettre en notre place des ministres luthériens… Messieurs, pensez bien à ce que vous entendez faire : vous ne les aurez pas gardés deux ans que vous nous regretterez. Ces ministres vous permettront de contrevenir aux défenses du pape, mais ils vous interdiront de contrevenir à celles de Dieu. Il faudra, selon leurs doctrines, que l’on ne joue pas, que l’on ne se livre pas à la débauche, et cela sous griève peine… Ah ! combien cela vous fâchera ! — C’est pourquoi, Messieurs, faites de deux choses l’une : Ou laissez-nous en notre premier état ; ou, si vous voulez nous réformer selon l’Évangile, réformez-vous d’abord vous-mêmes. » Le discours n’était pas en tout point aussi raisonnable qu’il en avait l’air. Ce sont les malades qui ont besoin du médecin, et puisque ces enfants de Genève voulaient appeler des ministres de l’Évangile pour introduire la vraie réformation chrétienne, loin de les repousser, il fallait les encourager. Ces mondains pouvaient avoir au fond de leur cœur un vrai besoin de l’Évangile. Réprimandés par le prieur, ils se retirèrent. « Vraiment, disait Bonivard en les suivant des yeux, ils s’en vont la queue entre les jambes. Certes, je veux la réformation ; mais je ne veux pas que ceux qui sont plus propres à difformer qu’à réformer, prétendent en être les commissairesc. »
c – Advis des difformes Réformateurs, p. 149 à 151.
De retour chez eux, ces huguenots se demandèrent s’ils se laisseraient arrêter par les ironies de Bonivard ; ils résolurent de suivre son précepte : de se réformer d’abord eux-mêmes ; mais ne sachant pas que la Réforme consiste avant tout à rétablir la foi et la moralité dans le cœur, ils entreprirent simplement d’élaguer certaines superstitions. Les lettres épiscopales permettant de manger du laitage en carême, De la Maison-Neuve et ses amis s’écrièrent : « On nous permet du lait, pourquoi pas de la viande ?… » Puis répétant la leçon que leur avait faite les Bernois : La sainte Écriture ne dit-elle pas :Mangez de tout ce qui se vend au marché ? Ils se mirent donc à manger de la viaude tous les jours. Le conseil le vit avec inquiétude, et défendit les nouvelles pratiques, sous peine de trois jours de prison, au pain et à l’eau, et de cinq sous d’amended. Mais, voulant tenir la balance égale, à peine avait-il frappé d’un côté qu’il frappa de l’autre, et condamna les quarante-quatre mamelouks fugitifs à la confiscation et à la mort.
d – Registres du Conseil des 11 et 26 février 1528. — Bonivard, Chroniq., II, p. 479.
Cette dernière sentence remplit de colère toutes les contrées environnantes ; le sire de Pontverre surtout crut que le moment était venu de tirer l’épée ; aussitôt des messagers parcoururent tout le pays qui s’étend entre les Alpes et le Jura. Ils gravissaient péniblement les chemins rocailleux qui conduisaient aux châteaux escarpés ; ils traversaient le lac ; partout ils convoquaient les gentilshommes, amis des mamelouks. Les seigneurs ne se firent point prier ; ils se couvrirent de leurs armes, montèrent leurs coursiers, quittèrent leurs demeures, et se dirigèrent vers le lieu assigné pour rendez-vous, le château de Bursinel, près de Rolle, sur le riche coteau qui, partant du Jura, borde le lac en face du mont Blanc. Ces rudes gentilshommes arrivaient de la Vaux, du pays de Gex, du Chablais, du Genevois, du Faucigny ; ils sautaient l’un après l’autre à bas de leurs montures, traversaient la cour et les salles en les faisant retentir du bruit de leurs armes ; puis se serrant la main, ils s’asseyaient à une grande table, où ils se mettaient à banquetter. L’audace des Genevois était le sujet principal de leur conversation, et Dieu sait comme ceux de Genève étaient déchiquetés, » dit un contemporain.
Parmi ces seigneurs, le sire de Pontverre était le plus rempli de haine contre Genève. D’une taille athlétique, d’une force herculéenne, d’un caractère violent, hardi, énergique, d’une supériorité prononcée, il fut reconnu comme leur chef par les gentilshommes du château de Bursinel. Si ces gentilshommes méprisaient les bourgeois, ceux-ci le leur rendaient bien. « Il y a à Bursinel, disaient quelques Genevois, une assemblée de bandits, de brigands… » Mais il ne faut pas cependant prendre trop à la lettre ces dénominations un peu rudes. Les déprédations de ces gentilshommes attaquaient sans doute l’organisation sociale, et il était temps d’en finir avec ces mœurs du moyen âge. Pourtant, plusieurs d’entre eux étaient bons fils, bons époux, bons pères et même bons seigneurs ; mais ils étaient impitoyables contre Genève. Ils se disaient l’un à l’autre, dans leurs propos de table, que les princes étaient bien parvenus, en France et ailleurs, à détruire les franchises des villes municipales, et que cette ville libre, la dernière qui subsistât, méritait un sort semblable, plus encore que les autres, puisqu’elle commençait à joindre un vice nouveau à ses vices anciens…, qu’elle écoutait Luther. « Il faut, ajoutaient-ils, qu’une lutte décide à qui, de la chevalerie ou de la bourgeoisie, de l’Eglise ou de l’hérésie, appartiendront les temps futurs. » Genève abattu, ils se croyaient maîtres de l’avenir. On a comparé Pontverre au célèbre Romain qui redoutait tant les Carthaginois, parce qu’il ne cessait de répéter, comme lui, dans toutes les réunions des nobles : Delenda Carthago.e
e – « Ne taschait, fors à la ruine de Genève. » (Bonivard, Chroniq., II, p. 482.)
On était à la fin du repas ; les serviteurs du seigneur de Bursinel avaient été chercher dans les caves du château le meilleur vin de la Côte ; les libations étaient nombreuses, et les chevaliers avaient trop bu. « Si advint, dit Bonivard, qu’on leur apporta du riz ou papet, et des cuillers autant qu’il y avait de personnes à tablef. » Pontverre se lève ; de cette main qui maniait si vigoureusement l’épée, il prend sa cuiller, la plonge dans le plat de riz, et la portant à sa bouche, il mange et s’écrie : « Ainsi j’avalerai Genève et les Genevois. » Aussitôt tous les gentilshommes ; « échauffés de colère et de vin, » prennent de même leur cuiller, mangent et s’écrient qu’ils ne feront qu’une bouchée de tous les huguenots. » Pontverre n’en reste pas là ; il prend une petite chaîne, suspend la cuiller à son cou et s’écrie : « Je suis gentilhomme de la Cuiller, et en voici la marque ! » — Nous sommes tous de cette confrérie ! » disent les autres, et ils suspendent de même leurs cuillers sur leur poitrine ; puis ils se donnent la main, se jurent fidélité, et enfin se séparent, remontent en selle, retournent dans leurs manoirs ; et quand leurs voisins regardent d’un œil étonné ce qui leur pend au cou et leur demandent ce que cette cuiller signifie : « Nous voulons nous en servir pour manger les Genevois, répondent-ils ; ne voulez-vous pas être des nôtres ? » Ainsi se forma la confrérie qui se proposait pour but la conquête de Genève.
f – Ibid.
Partout on arbora la cuiller, comme au temps des croisades on avait arboré la croix ; ce signe était caractéristique de ces chevaliers hâbleurs et bons vivants. Il se faisait chaque semaine des réunions dans les divers châteaux du voisinage. De nouveaux gentilshommes survenaient, se suspendaient la cuiller au cou en disant : « Puisque les non-nobles s’allient (les Genevois et les Suisses), les nobles le peuvent bien faire ! » Ils établissaient « statuts et lois entre eux, couchés par écrit, en forme de chose publiqueg. » Bientôt les gentilshommes de la Cuiller » (ce fut le nom qu’ils prirent) s’appliquent à remplir fidèlement leur vœu ; ils s’élancent de leurs châteaux, ils pillent les propriétés des Genevois, ils leur coupent les vivres et les serrent de plus près de jour en jour. Quand ils arrivent jusque près de la ville, sur les hauteurs de Pregny, de Lancy, de Cologny, ils joignent la dérision à la violence ; ils prennent leur cuiller à la main, et la brandissent dans les airs, comme s’ils voulaient s’en servir pour avaler la ville, qui s’étend riante à leurs pieds.
g – Bonivard, Chroniq., II p. 483.
L’alarme dans Genève grandissait de jour en jour ; les citoyens appelaient les Suisses à leur aide, fortifiaient la ville et faisaient bon guet. Dans toutes les réunions d’amis on se racontait le fameux repas de Bursinel. Les Genevois en vinrent, dit une chronique, jusqu’à ne vouloir plus se servir de l’innocente cuiller, tellement ils l’avaient prise en horreur. Plusieurs de ceux qui lisaient l’Évangile se mirent à demander à Dieu de sauver Genève ; et le 23 mars, les membres du conseil firent coucher sur les registres ces mots que nous copions : « Puissions-nous être délivrés des maux que nous endurons, vaincre et avoir la paix ! — Que le Tout-Puissant veuille nous le donnerh ! »
h – Registres du Conseil des 14, 23, 24 mars. — Journal de Balard, p. 156. —Bonivard, Chroniq., II, p. 482, 486, etc.
Pontverre n’était pas un coureur d’aventures, il avait un esprit capable de discerner les besoins de la politique de son parti. Deux hommes, dans Genève, préoccupaient surtout alors ses pensées : l’évêque et le prieur. Il fallait, selon lui, rallier l’un et châtier l’autre.
Il commença par Bonivard ; personne n’était plus détesté que lui dans le parti féodal. Que le chef d’un monastère se rangeât avec les huguenots semblait un affreux scandale. Nul d’ailleurs, à cette époque, ne proclamait plus haut que le prieur les principes opposés au pouvoir absolu ; il le montra bientôt.
A Cartigny, sur la rive gauche du Rhône, à deux lieues de Genève, il avait un fief qui relevait des ducs de Savoie : « C’est un chastel de plaisance, disait-il, et non une forteresse ; » toutefois, il avait coutume d’y tenir garnison. Le duc s’en était emparé pendant la captivité de son vassal, et avait répondu aux fréquentes réclamations de Bonivard, « qu’il n’osait le lui rendre, de peur d’être excommunié par le pape. » La Saint-Michel étant venue, temps auquel on recouvrait les revenus, le gouvernement savoyard s’opposa à ce que les tenanciers payassent leurs rentes au prieur ; celui-ci en fut indigné, et les principes qu’il établit alors méritent d’être rappelés. « Les droits du prince et du sujet sont réciproques, dit-il. Si le sujet doit obéissance au prince, le prince doit justice au sujet. Si le prince peut contraindre le sujet, quand il lui refuse obéissance dans des cas où elle lui est légitimement due, le sujet aussi a le droit de refuser obéissance au prince, quand celui-ci lui refuse justice. Que le sujet soit alors sans crainte et se tienne sûr qu’il a Dieu pour lui. Les hommes peut-être ne seront pas de son côté ; mais s’il a la force de résister aux hommes, moi, je l’assure de Dieui. »
i – Bonivard, Chroniq., II, p. 477.
Bonivard, décidé à obtenir justice, présenta au conseil de Genève les lettres impétrées qui établissaient ses droits, et demanda d’être soutenu à forme d'icelles. Cette demande trouva d’abord une certaine opposition dans le conseil général. « La ville, disait-on, avait déjà bien assez de ses propres affaires, sans se charger encore de celles du prieur. » Mais plusieurs huguenots soutinrent l’avis contraire. « Si le duc a dans Saint-Victor un seigneur à sa guise, disaient-ils, il en pourra survenir pour nous de graves inconvénients. D’ailleurs, l’énergique prieur a toujours été ferme au service de la ville. » Cette considération l’emporta, et le conseil général décida qu’on maintiendrait le droit de Bonivard, à mains armées, s’il le fallait.
Alors celui-ci fit ses préparatifs. « Puisque je ne puis avoir justice civile, dit-il, je recourrai au droit des gens, qui est de repousser la force par la force. » Le petit souverain de Saint-Victor, qui comptait dix moines pour sujets, qui ne possédait plus les couleuvrines de son oncle, et qui n’avait pour faire la guerre d’autre ressource que quelques arquebusiers, que lui engageait un aventurier bernois, plus quatre livres de poudre, se décida à marcher contre le puissant duc de Savoie, prince de Piémont, et même à braver ce pape-roi qui jadis n’avait qu’à froncer les sourcils pour faire trembler l’univers. Périsse Saint-Victor plutôt que les principes !
Bonivard fit venir un héraut et lui dit : « Le duc de Savoie a usurpé ma souveraineté ; tu iras donc à Cartigny, et tu y feras des cries par toute ma terre, en ces termes : Que nul n’ose en icelle exécuter ni lettre papale, ni lettre ducale, sous peine d’être pendu. » On voit que Bonivard usait largement de son pouvoir suprême. Le héraut, dûment accompagné, fit autour du castel cette terrible publication ; puis un capitaine, un commissaire et quelques soldats, envoyés par Bonivard, prirent en son nom possession de son domaine, à la barbe du pape et du duc. Il était tout glorieux de cet exploit. « Le pape et le duc n’ont osé mander des gens pour empêcher mon capitaine de faire son recouvre, » dit-il dans sa bonhomie ; car, quoique pétillant d’esprit, Bonivard était aussi bon homme.
La crainte qu’il attribuait au duc ne fut pas de longue durée. Les terres de Cartigny étaient proches de celles de Pontverre, et à peine la confrérie de la Cuiller était-elle formée, qu’une expédition dirigée contre le castel fut le prélude des hostilités. Un prévôt ducal et des hommes d’armes se présentèrent le 6 mars 1528 devant le château. En vain Bonivard avait-il commandé à son capitaine de se défendre, le castel fut pris. Le prieur, indigné, s’écria : « Mes gens se sont laissé surprendre ! » Il crut, ainsi que tous les Genevois, que le duc avait gagné le commandant : « Le capitaine de Cartigny, après avoir mangé la figue, a vendu le cabas, » disait-on dans les réunions des huguenots, c’est-à-dire qu’après avoir profité des revenus du domaine, il avait trafiqué du capital, du château même.
Le prieur de Saint-Victor, décidé à reprendre sa possession sur les troupes de Son Altesse, s’entendit avec un ancien conseiller bernois, nommé Boschelbach, homme d’un caractère assez peu recommandable, qui lui avait probablement procuré les quelques soldats de sa première expédition, et qui, cette fois-ci, faisant de plus grands efforts, lui recruta un corps d’armée de vingt hommes. Bonivard se mit lui-même à la tête de la troupe, la fit marcher en ordonnance, lui commanda de tenir le feu sur les arquebuses, et fit halte en vue du château. Bonivard, qui parlait très bien, se fiait encore plus à sa langue qu’à ses armes ; il voulait donc d’abord exposer ses droits ; en conséquence, l’ancien conseiller bernois, accompagné de son serviteur, nommé Thiébault, s’avança et demanda, de la part du prieur, à parlementer. Pour toute réponse, la garnison fit feu, et Thiébault tomba mort.
Le soir, tout Genève était agité. Les citoyens émus, exaspérés, couraient en armes par les rues, et ne parlaient que d’aller à Cartigny venger la mort de Thiébault. « Calmez-vous, dit le Bernois, je ferai tel rapport à Messieurs de Berne, que Monsieur de Savoie, qui est cause de tout ce mal, en portera la pâte au four. » Les syndics n’avaient pas promis d’attaquer la Savoie ; c’eût été une grosse affaire, mais seulement de défendre Bonivard ; pour dégager leur promesse, ils établirent des corps de garde sur les autres terres de Saint-Victor, avec ordre de les garantir de toute attaque. Cartigny fut perdu pour le prieur ; mais il était prêt à endurer bien d’autres sacrifices. Il avait sans doute des défauts, et en particulier il se liait trop facilement avec des hommes peu estimables, Boschelbach, par exemple ; mais il y avait en lui de nobles aspirations. Il savait qu’en continuant à suivre la même ligne de conduite il perdrait son prieuré, il serait jeté en prison, peut-être mis à mort : « Mais qu’importe ? pensait-il, si à tel prix le droit est maintenu et la liberté triomphej ! »
j – Bonivard, Chroniq., II, p. 475, 480, 502. — Manuscrit de Gautier.
Le sire de Pontverre s’occupait d’un projet plus important que la ruine de Bonivard ; il voulait, nous l’avons dit, rallier l’évêque. Doué d’un grand sens politique, voyant mieux et plus loin que le duc et le prélat, il comprenait que si la guerre aux nouvelles idées devait réussir, il fallait que tous les anciens pouvoirs se coalisassent contre elles. Rien de plus déplorable à ses yeux que la division survenue entre Charles III et Pierre de La Baume ; il entreprit donc de les réconcilier. Il leur fit comprendre qu’ils avaient des ennemis communs, et que leur union seule les mettrait à même d’écraser les huguenots. Il effraya l’évêque en lui insinuant que la Réformation allait non seulement abolir le catholicisme, mais encore lui enlever à lui ses revenus et ses dignités. Il lui insinua même que l’hérésie s’était déjà glissée à son insu dans sa propre maison, et avait atteint son premier valet de chambre, Guillaume de La Mouille, qui jouissait de toute sa confiancek ; l’évêque, voulant profiter aussitôt des avis de Pontverre, se hâta d’écrire à de La Mouille : « Je ne veux souffrir aucune occasion d’engendrer dans mon diocèse quelque mauvaise et maudite secte, — qui déjà règne, comme j’entends. Vous avez été assez lent à m'en avertir… Dites-leur hardiment que je ne les endurerai pointl. »
k – Voir dix-neuf lettres de l’évêque à Guillaume de La Mouille, son chambrier, dans Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 461 à 483.
l – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 477.
Cependant la grande et difficile affaire pour le prélat était de se réconcilier avec le duc. Plein de confiance dans ses talents pour l’intrigue, il crut que sans se brouiller tout à fait avec Hugues et les Genevois, il pourrait se rétablir en bons rapports avec Son Altesse. « C’est un cocher à tous vents, s’écria Bonivard, il veut chevaucher l’un, et puis mener l’autre par la bride ! » L’évêque commença ses manœuvres : « Si j’ai quitté Genève, fit-il dire au duc, c’est pour n’être pas obligé d’y faire quelque chose qui vous déplaise. » Il s’était au contraire sauvé, on se le rappelle, pour échapper à Charles III, qui voulait le happer ; mais ce prince, content de voir La Baume se remettre sous sa direction, fit semblant de le croire, et lui donna mainlevée de ses revenus. Étant ainsi réconciliés, l’évêque et le duc se mirent à travailler ensemble à étouffer la Réformation. « Bien, dit Bonivard, Pilate et Hérode deviennent amis, d’ennemis qu’ils étaient auparavant. »
L’évêque s’aperçut bientôt qu’il ne pouvait être à la fois avec le duc et avec Genève, et se jetant toujours plus dans les bras de la Savoie, il se tourna contre ses sujets et ses ouailles. Aussi l’un des hommes d’État les plus éclairés qu’ait possédé la république de Genève, disait-il, au dix-septième siècle, à un seigneur de la Grande-Bretagne qui lui adressait des questions sur l’histoire de Genève : « Dès ce temps, l’évêque devint fort odieux à la ville, qui ne pouvait plus le considérer que comme un ennemi déclarém. » Ce fut l’évêque qui déchira le contrat qui avait subsisté entre Genève et lui.
m – Mémoire à lord Townshend sur l’Histoire de Genève, par le secrétaire d’État Chonet. — Manuscrit de Berne, VI, 57.