Histoire de la Réformation du seizième siècle

7.5

Donnera-t-on un sauf-conduit ? – Sauf-conduit – Luther viendra-t-il ? – Le jeudi saint à Rome – Le pape et Luther

Enfin, l’Empereur se décida. La comparution de Luther devant la Diète parut seule propre à terminer de quelque manière cette affaire, qui occupait tout l’Empire. Charles-Quint résolut de le faire citer, mais sans lui donner le sauf-conduit. Ici recommençait pour Frédéric le rôle de protecteur. Le danger qui menaçait le réformateur n’échappait à personne. Les amis de Luther, dit Cochleus, craignaient qu’on ne le livrât au pape, ou que l’Empereur lui-même ne le fit périr, comme indigne, à cause de son hérésie obstinée, qu’on lui tînt aucune promessez. Il y eut à cet égard entre les princes un débat long et difficilea. Frappés, enfin, de la vaste agitation qui remuait alors les peuples dans presque toute l’Allemagne, craignant qu’il n’éclatât sur le passage de Luther quelque tumulte soudain ou quelque dangereuse séditionb (sans doute en faveur du réformateur lui-même), les princes jugèrent plus sage de tranquilliser les esprits à son sujet ; et non seulement l’Empereur, mais encore l’électeur de Saxe, le duc George et le landgrave de Hesse, par les États desquels il devait passer, lui donnèrent chacun un sauf-conduit.

z – « Tanquam perfido hæretico nulla sit servanda fides. » (Cochlœus, p. 28.)

a – « Longa consultatio difficilisque disceptatio. » (Ibid.)

b – « Cum autem grandis ubique per Germaniam fere totam excitata esset… animorum commotio. » (Ibid.)

Le 6 mars 1521 Charles-Quint signa la sommation suivante, adressée à Luther :

« Charles, par la grâce de Dieu élu Empereur romain, toujours auguste, etc., etc.

Honorable, cher et pieux, Nous et les États du Saint-Empire ici assemblés, ayant résolu de faire une enquête touchant la doctrine et les livres que tu as publiés depuis quelque temps, nous t’avons donné pour venir ici et retourner en lieu de sûreté, notre sauf-conduit et celui de l’Empire, que nous t’envoyons ci-joint. Notre sincère désir est que tu te prépares aussitôt à ce voyage, afin que dans l’espace des vingt et un jours fixés dans notre sauf-conduit tu te trouves certainement ici près de nous, et que tu n’y manques pas. N’appréhende ni injustice ni violence. Nous voulons maintenir fermement notre sauf-conduit sus-dit, et nous nous attendons à ce que tu répondes à notre appel. Tu suivras en cela notre sérieux avis.

Donné dans notre ville impériale de Worms, le sixième jour du mois de mars, l’an du Seigneur 1521 et le second de notre règne.

Charles. »

« D’après l’ordre de mon Seigneur l’Empereur, de propre main. »

Le sauf-conduit renfermé dans cette lettre portait sur l’adresse : A l’honorable notre cher et pieux docteur Martin Luther, de l’ordre des Augustins.

Il commençait ainsi :

« Nous Charles, cinquième du nom, par la grâce de Dieu élu Empereur romain, toujours auguste, roi d’Espagne, des Deux-Siciles, de Jérusalem, de Hongrie, de Dalmatie, de Croatie, etc., archiduc d’Autriche, duc de Bourgogne, comte de Habsbourg, des Flandres et du Tyrol, etc., etc. »

Puis, le roi de tant de peuples, faisant savoir qu’il avait cité devant lui un moine augustin nommé Luther, ordonnait à tous les princes, seigneurs, magistrats et autres, de respecter le sauf-conduit qu’il lui donnait, sous peine de la punition de l’Empereur et de l’Empirec.

c – Lucas Cranach’s Stammbuch, etc., herausgegeben v. Chr. v. Mecheln., p. 12.

Ainsi l’Empereur donnait les titres de « cher, d’honorable et de pieux, » à un homme que le chef de l’Église avait frappé d’excommunication. On avait voulu, par la rédaction de ce document, éloigner toute défiance de l’esprit de Luther et de celui de ses amis. Gaspard Sturm fut nommé pour porter ce message au réformateur, et l’accompagner à Worms. L’Électeur, craignant l’indignation publique, écrivit, le 12 mars, aux magistrats de Wittemberg de pourvoir à la sûreté de cet officier de l’empereur, et de lui donner une garde, si cela était jugé nécessaire. Le héraut partit.

Ainsi s’accomplissaient les desseins de Dieu. Dieu voulait mettre sur une montagne cette lumière qu’il avait allumée dans le monde ; et Empereur, rois et princes s’agitaient aussitôt pour exécuter, sans le savoir, son dessein. Il lui en coûte peu pour exalter ce qu’il y a de plus bas. Un acte de sa puissance suffit pour élever l’humble enfant de Mansfeld, d’une cabane obscure jusqu’au palais où les rois s’assemblent. Il n’y a devant lui ni petitesse ni grandeur, et quand il le veut Charles-Quint et Luther se rencontrent.

Mais Luther se rendra-t-il à cette citation ? Ses meilleurs amis en doutaient. « Le docteur Martin est appelé ici, écrivait l’Électeur, le 25 mars, à son frère ; mais je ne sais s’il viendra. Je ne saurais rien augurer de bon. » Trois semaines plus tard, le 16 avril, cet excellent prince, voyant croître le danger, écrivit de nouveau au duc Jean : « Il y a des ordres affichés contre Luther. Les cardinaux et les évêques l’attaquent avec beaucoup de dureté. Que Dieu tourne tout à bien ! Plût à Dieu que je pusse lui procurer un accueil équitabled ! »

d – « Die Cardinæle und Bischëfe sind ihm hart zuwieder… » (Seckend., p. 363.)

Tandis que ces choses se passaient à Worms et à Wittemberg, la papauté multipliait ses coups. Le 28 mars, qui était le jeudi avant Pâques, Rome retentit d’une excommunication solennelle. C’est la coutume d’y publier à cette époque la terrible bulle in Cœna Domini, qui n’est qu’une longue suite d’imprécations. Ce jour-là les abords du temple où devait officier le souverain Pontife étaient occupés de bonne heure par la garde papale, et par une foule de peuple, accourue de toutes les parties de l’Italie pour recevoir la bénédiction du saint-père. Des branches de laurier et de myrte décoraient la place devant la basilique ; des cierges brûlaient sur le balcon du temple, et l’ostensoir y était élevé. Tout à coup les cloches font retentir l’air de sons solennels ; le pape, revêtu de ses ornements pontificaux, paraît sur le balcon, porté sur un fauteuil ; le peuple tombe à genoux ; les têtes se découvrent ; les drapeaux s’inclinent, les armes sont couchées par terre ; et il se fait un silence solennel. Quelques instants après le pape étend lentement les mains, les lève vers le ciel, puis les incline lentement vers la terre, en faisant le signe de la croix. Il répète ce mouvement par trois fois. Alors l’air retentit de nouveau du son des cloches, qui annoncent aux campagnes éloignées la bénédiction du Pontife ; des prêtres s’avancent avec impétuosité, tenant des flambeaux allumés ; ils les renversent, ils les secouent, ils les lancent avec violence, et comme si c’étaient les flammes de l’enfer ; le peuple s’émeut, s’agite ; et les paroles de la malédiction tombent du haut du templee.

e – Cette cérémonie est décrite dans divers ouvrages, entre autres : Tagebuch einer Reise durch Deutschland und Italien. (Berlin, 1817, IV, p. 94.) Les traits principaux remontent plus loin encore que les temps de Luther.

Quand Luther eut connaissance de cette excommunication, il en publia la teneur avec quelques remarques, écrites de ce style mordant qu’il savait si bien prendre. Quoique cette publication n’ait paru que plus tard, nous en rapporterons ici quelques traits. Nous entendrons le grand prêtre de la chrétienté sur le balcon de sa basilique, et le moine de Wittemberg lui répondant du fond de l’Allemagnef.

f – Voyez, pour la bulle du pape et le commentaire de Luther, « Die Bulla vom Abendfressen… » (Luth. Op. (L.), XVIII, p. 1)

Il y a quelque chose de caractéristique dans le contraste de ces deux voix.

le pape

Léon, évêque…

luther

Évêque comme un loup est un berger : car l’évêque doit exhorter selon la doctrine du salut, et non vomir des imprécations et des malédictions…

le pape

… Serviteur de tous les serviteurs de Dieu…

luther

Le soir, quand nous sommes ivre ; mais le matin, nous nous appelons Léon, seigneur de tous les seigneurs.

le pape

Les évêques romains, nos prédécesseurs, ont coutume de se servir à cette fête des armes de la justice…

luther

Qui, selon toi, sont l’excommunication et l’anathème ; mais selon saint Paul, la patience, la douceur et la charité. (2 Corinthiens 6.6-7)

le pape

Selon le devoir de la charge apostolique, et pour maintenir la pureté de la foi chrétienne…

luther

C’est-à-dire les possessions temporelles du pape.

le pape

Et son unité, qui consiste dans l’union des membres avec Christ, leur chef… et avec son vicaire…

luther

Car Christ n’est pas suffisant, il en faut encore un autre.

le pape

Pour garder la sainte communion des fidèles, nous suivons l’antique coutume, et nous excommunions et maudissons de la part du Dieu tout-puissant, le Père…

luther

>

Dont il est dit : Dieu n’a point envoyé son Fils dans le monde pour condamner le monde. (Jean 3.17)

le pape

Et le Fils et le Saint-Esprit, et selon la puissance des apôtres Pierre et Paul… et la nôtre propre…

luther

Et moi ! dit le loup dévorant, comme si la puissance de Dieu était trop faible sans lui.

le pape

Nous maudissons tous les hérétiques, les garasesg, les patarins, les pauvres de Lyon, les arnoldistes, les spéronistes, les passagens, les wicléfites, les hussites, les fraticelles…

g – Ce nom est altéré ; lisez gazares ou cathares.

luther

Car ils ont voulu posséder les saintes Écritures, et ils ont demandé que le pape fût sobre et prêchât la Parole de Dieu.

le pape

… Et Martin Luther, nouvellement condamné par nous pour une semblable hérésie, ainsi que tous ses adhérents et tous ceux, quels qu’ils soient, qui lui témoignent quelque faveur…

luther

Je te rends grâces, ô très gracieux pontife, de ce que tu me condamnes avec tous ces chrétiens ! C’est un honneur pour moi que mon nom soit proclamé à Rome au temps de la fête, d’une manière si glorieuse, et qu’il coure le monde avec les noms de tous ces humbles confesseurs de Jésus-Christ !

le pape

De même, nous excommunions et maudissons tous les pirates et les corsaires …

luther

Qui donc est le plus grand des pirates et des corsaires, si ce n’est celui qui ravit les âmes, les enchaîne et les met à mort ?…

le pape

Particulièrement ceux qui naviguent sur notre mer…

luther

Notre mer !… Saint Pierre, notre prédécesseur, a dit : Je n’ai ni argent ni or. (Actes 3.6) Jésus-Christ a dit : Les rois des nations les maîtrisent ; il n’en doit pas être de même de vous. (Luc 22.25) Mais si une voiture chargée de foin doit céder le chemin à un homme ivre, à combien plus forte raison saint Pierre et Jésus-Christ lui-même doivent-ils céder le pas au pape !

le pape

De même, nous excommunions et nous maudissons tous ceux qui falsifient nos bulles et nos lettres apostoliques…

luther

Mais les Lettres de Dieu, les Écritures de Dieu, tout le monde peut les condamner et les brûler.

le pape

De même, nous excommunions et nous maudissons tous ceux qui arrêtent les vivres que l’on apporte à la cour de Rome…

luther

Il aboie et il mord, comme le chien à qui l’on veut ôter son osh.

h – « Gleich wie ein Hund ums Beines willen. » (Luth. Op. (L.), XVIII, p. 12.)

le pape

De même, nous condamnons et nous maudissons tous ceux qui retiennent des droits judiciaires, fruits, dîmes, revenus, appartenant au clergé…

luther

Car Jésus-Christ a dit : Si quelqu’un veut plaider contre toi et t’ôter ta robe, laisse-lui encore l’habit (Matthieu 5.40), et nous venons d’en donner le commentaire.

le pape

Quels que soient leur élévation, leur dignité, leur ordre, leur puissance, leur rang ; fussent-ils même évêques ou rois…

luther

Car il y aura parmi vous de faux docteurs qui mépriseront les puissances et parleront mal des dignités, dit l’Écriture (Jude 1.8)

le pape

De même, nous condamnons et nous maudissons tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, portent atteinte à la ville de Rome, au royaume de Sicile, aux îles de Sardaigne et de Corse, au patrimoine de saint Pierre en Toscane, au duché de Spolète, au margraviat d’Ancône, à la Campagne, aux villes de Ferrare et de Bénévent, et à toutes autres villes ou pays appartenant à l’Église de Rome.

luther

O Pierre ! pauvre pêcheur ! d’où te viennent Rome et tous ces royaumes ? Je te salue, Pierre ! roi de Sicile !… et pêcheur à Bethsaïda !

le pape

Nous excommunions et maudissons tous les chanceliers, conseillers, parlements, procureurs, gouverneurs, officials, évêques et autres, qui s’opposent à nos lettres d’exhortation, d’invitation, de défense, de médiation, d’exécution…

luther

Car le saint-siège ne cherche qu’à vivre dans l’oisiveté, dans la magnificence et dans la débauche, à commander, à tempêter, à tromper, à mentir, à déshonorer, à séduire et à commettre toutes sortes d’actes de malice, en paix et en sûreté…

« … Seigneur, lève-toi ! il n’en est pas comme les papistes le prétendent : tu ne nous as point abandonnés, et tes yeux ne se sont pas détournés de nous ! »

Ainsi parlèrent Léon X à Rome et Luther à Wittemberg.

Le Pontife ayant terminé ces condamnations, le parchemin sur lequel elles étaient écrites fut déchiré, et les fragments en furent jetés au peuple. Aussitôt une grande agitation se manifesta dans la foule ; chacun se précipitait et s’efforçait de saisir un des morceaux de la terrible bulle. C’étaient là les saintes reliques que la papauté offrait à ses fidèles, la veille du grand jour de grâce et d’expiation. Bientôt la multitude se dispersa, et les alentours de la basilique rentrèrent dans le silence accoutumé. Retournons à Wittemberg.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant