Lorsque j’examine les livres du Nouveau Testament, je ne conçois que trois soupçons, quelque effort que je fasse pour douter là-dessus. 1° Si ces livres n’auraient pas été composés par quelque imposteur qui les eût attribués aux apôtres. 2° Si ces livres, ayant été composés par les apôtres, n’ont pas été corrompus ensuite par les chrétiens. 3° Si les apôtres, qui passent pour les auteurs de ces livres, ne les ont pas eux-mêmes remplis de plusieurs fictions glorieuses à leur maître, et avantageuses à leur religion. Il est juste d’examiner si ces trois soupçons sont bien ou mal fondés.
II est certain d’abord, qu’en ébranlant la certitude des livres du Nouveau Testament, on détruit la certitude de tous les autres livres, et que l’on rend douteuse la mémoire de toutes les choses passées. Qui me répondra, en effet, que les harangues de Cicéron sont de Cicéron, si je ne puis m’assurer raisonnablement que les épîtres de saint Paul sont de saint Paul ? Mais n’allons pas si vite. Peut-être qu’il a été plus facile ou plus avantageux de supposer les livres du Nouveau Testament, qu’il ne l’est de supposer des livres humains : c’est ce qu’il importe de rechercher ici.
La facilité, que l’on trouve à supposer un ouvrage, dépend de plusieurs circonstances, du temps, du lieu, des personnes, des choses qui font la matière de ce livre, de la disposition des esprits, des différentes vues, et des divers intérêts qu’il faut ménager. Or, à tous ces égards, la supposition des livres humains nous paraît d’abord mille fois plus facile que celle des livres qui composent le Nouveau Testament : car, 1° ceux qui supposent un livre humain, ont ordinairement pour cela tout le temps qu’ils veulent ; mais ici l’imagination humaine ne trouve point de temps pendant lequel elle puisse se figurer que l’Écriture du Nouveau Testament a été supposée. Si nous montons de siècle en siècle, nous trouvons que les chrétiens ont toujours eu cette Écriture devant les yeux, et nous la voyons citée dans les plus anciens des Pères, qui regardent cette Écriture comme divine.
2° Il n’est pas impossible de supposer des livres humains, parce qu’ordinairement personne n’y prend intérêt, ou n’y en prend qu’un fort médiocre ; mais il aurait été difficile de supposer des livres qui obligent les hommes à courir au martyre, tels que sont ceux qui composent le Nouveau Testament. Si un homme qui prête de l’argent cherche si bien ses sûretés, que doit faire une personne, ou plutôt que doit faire une infinité de personnes qui renoncent à toutes choses pour l’Évangile ?
3° Il s’est trouvé des gens qui ont supposé des livres humains ; mais on n’en a point vu qui aient voulu mourir pour défendre la gloire de leurs fictions. Or, ici l’on ne peut soupçonner d’avoir supposé l’Ecriture du Nouveau Testament, que des gens qui sont morts pour défendre la religion chrétienne, et par conséquent, pour confirmer la vérité des faits et de l’Écriture qui fondent le christianisme.
4° On peut supposer un livre humain, mais non pas toujours, ni dans toutes les circonstances ; et l’on se moquerait d’un homme qui supposerait des lettres qui devraient avoir été écrites il n’y a pas longtemps à des sociétés entières, des épîtres qui devraient se trouver entre les mains d’une infinité de personnes, et en une infinité de lieux ; or, c’est ce qu’il faudrait dire de toutes celles des apôtres, qui font une partie bien considérable de l’Écriture du Nouveau Testament. Comment aurait-on fait accroire à l’Église de Rome que saint Paul lui avait écrit une épître ; à l’Église de Corinthe, qu’elle en avait reçu deux de lui, etc.
5° Cela est d’autant plus considérable, que celui qui donne un point, donne tout dans cette matière ; et quand on m’accordera qu’une seule des épîtres qui composent l’Écriture du Nouveau Testament n’est point supposée, on se verra obligé de m’accorder la même chose à l’égard de tous les autres livres qui la composent, ou du moins il ne servira de rien à l’incrédulité de chicaner là-dessus. Je veux, en effet, qu’on croie les quatre Évangiles supposés : le livre des Actes ne contient-il pas, ou ne suppose-t-il pas nécessairement les faits essentiels qui sont rapportés dans les Évangiles ? Je veux qu’on croie le livre des Actes supposé : les épîtres de saint Paul ne suffisent-elles pas pour nous apprendre que Jésus-Christ a fait des miracles, qu’il est ressuscité et monté au ciel, et que le Saint-Esprit descendit sur les disciples le jour de la Pentecôte ? Et cela me suffit. Enfin, je consens qu’on regarde toutes les épîtres de saint Paul comme n’étant pas de cet apôtre : je n’ai besoin que de celles de saint Pierre, ou de celles de saint Jean, pour prouver la même chose. Il n’y a point d’épître dans le Nouveau Testament qui ne marque ou ne suppose ces faits essentiels, sans lesquels il n’y a point de christianisme.
C’est à nous à voir maintenant si nous pourrons nous persuader que tous les livres du Nouveau Testament sont supposés, sans en excepter un fragment, une seule épître, et si nous voulons concevoir un soupçon que jamais hérétique, incrédule ni impie n’a conçu.
Et en effet, comment toutes les épîtres des apôtres seraient-elles supposées, puisqu’elles devaient être entre les mains d’une infinité de personnes, qu’elles y étaient en effet dans les premiers temps du christianisme, et que Tertullien nous apprend que, de son siècle, on gardait dans plusieurs Églises les originaux des épîtres que les apôtres leur avaient écrites ?
Mais encore, en quel temps et en quelle occasion est-ce que cette supposition se serait faite ? Est-ce pendant la vie des apôtres ? Non ; car comment aurait-on reçu comme divins des livres que les apôtres n’auraient pas manqué de démentir ? Sera-ce donc immédiatement après les apôtres ? Est-ce à Clément, à Polycarpe, et aux autres docteurs de ce siècle qu’on en est redevable ? Nullement, car ces disciples des apôtres se divisent eux-mêmes dès que ces grandes lumières n’éclairent plus le monde. Polycarpe va à Rome pour régler avec un évêque de Rome le différend qui était né dans l’Église, touchant le temps auquel on devait célébrer la Pâque. Ces deux grands hommes ne peuvent s’accorder sur ce point ; et néanmoins ils conviennent tous deux à recevoir les écrits des apôtres, et à les regarder comme la véritable règle de leur foi et de leurs mœurs. D’ailleurs, le moyen de faire recevoir un si grand nombre de fausses épîtres à tant d’Églises si nombreuses, si peu de temps après la mort des apôtres, et lorsqu’il y avait encore un très grand nombre de personnes qui avaient conversé avec eux ? En vérité, cette pensée est une extravagance si outrée, qu’on est malheureux d’être obligé de la réfuter.
Mais, dit-on, les premiers chrétiens ont douté de l’autorité de quelques épîtres, telles que sont l’épître aux Hébreux, dont l’auteur a toujours été incertain ; la seconde épître de saint Pierre, celle de saint Jude, etc. J’en conviens ; mais je prétends que cette considération nous est favorable, étant inconcevable que les anciens eussent tant disputé sur quelques épîtres en particulier, si les autres eussent été aussi suspectes que celles-là.
Mais ne semble-t-il pas qu’on pourrait feindre que pendant ces étranges confusions qui suivirent la désolation de Jérusalem, quelques chrétiens, ou entièrement fourbes, ou demi persuadés, ont pu composer l’Écriture du Nouveau Testament, et qu’après y avoir mis tout ce qui leur aura plu, ils l’ont attribuée aux apôtres pour concilier plus de respect à leur imagination ? Non sans doute ; car la désolation de la Palestine n’empêchait pas qu’il n’y eût à Rome, à Antioche, à Thessalonique, à Philippe, etc., de très nombreuses Églises, auxquelles il eût été impossible de faire accroire que les apôtres leur avaient écrit des épîtres qui devaient être entre leurs mains. Outre qu’on peut connaître que l’Écriture du Nouveau Testament a été composée avant la ruine de Jérusalem, parce qu’il est fait plusieurs fois mention dans ces livres de Jérusalem et de l’Église qui était à Jérusalem, sans qu’il soit rien échappé à la plume de ceux qui les ont composés, qui marque que Jérusalem était alors ruinée ; et que d’ailleurs il est inconcevable qu’on s’avise, après la ruine de Jérusalem, de supposer des livres qui ne tendent qu’à humilier l’orgueil des Juifs, à les porter à ne haïr plus les gentils comme des étrangers, et à leur persuader que, quoique Dieu supportât encore le culte charnel de leur loi, ce n’est point par là qu’ils devaient s’attendre d’être justifiés (tels que sont les livres du Nouveau Testament, et particulièrement les épîtres de saint Paul, qui paraît avoir fort à cœur de réunir les esprits de deux peuples) ; car le ciel s’étant déclaré suffisamment contre les Juifs par la désolation de leur ville, par la confusion de leurs tribus et de leurs familles, et par cette dispersion qui les donna pour esclaves à toutes les nations, on ne cherchait plus de raisons après cela pour prouver que les Juifs n’étaient pas seuls appelés à la connaissance du vrai Dieu. On se contentait de cette raison sensible que la justice de Dieu avait écrite, en quelque sorte, de sa propre main, en punissant ce peuple.
Il faut cependant remarquer qu’en montrant que le Nouveau Testament a été écrit avant la ruine de Jérusalem, je fais voir qu’il est aussi ancien que les apôtres ; ce qui forme un assez bon préjugé. Ainsi cette objection nous étant favorable, au lieu de nous être contraire, rien ne nous empêche de passer à l’examen du second soupçon que nous avons bien voulu concevoir sur le sujet des livres du Nouveau Testament.