Le 25 juin 1530 – Les confesseurs d’Augsbourg – Souvenirs et contrastes – La confession – Prologue –Justification par la foi – L’Église – Sainte-Cène – Libre arbitre – Les œuvres mortes et la foi vivante – Les princes devenus prédicateurs – Seconde partie – Les erreurs – Pratiques et œuvres romaines – Les deux pouvoirs – Il faut les distinguer – Clarté – Argumentation – Les jours créateurs – Indépendance des deux sociétés – Pas de glaive – Ménagements pour l’Église catholique – Lacunes – Le baptême de l’Église évangélique
Enfin le 25 juin commença. Ce devait être le plus grand jour de la Réformation, et l’un des plus beaux de l’histoire du christianisme et de celle de l’humanité.
La chapelle du palais Palatin, où l’Empereur avait résolu d’entendre la confession, ne pouvant contenir qu’environ deux cents personnesa, on vit, avant trois heures, une grande foule remplir la cour du palais, dans l’espoir d’entendre au moins quelques paroles ; plusieurs même pénétrèrent dans la chapelle. On en fit sortir ceux qui n’étaient pas conseillers des princes.
a – Capiebat forsan ducentos. (Jonas, Corp. Ref. 2, p. 154.)
Charles s’assit sur son trône. Les Électeurs ou leurs représentants se mirent à sa droite et à sa gauche ; puis, les autres princes et députés de l’Empire. Le Légat avait refusé d’assister à cette solennité, de peur de paraître autoriser par sa présence la lecture de la confessionb.
b – Sarpi, Hist. du Conc. de Trente, I, p. 101.
Alors se levèrent Jean, électeur de Saxe, avec son fils Jean-Frédéric ; Philippe, landgrave de Hesse, le margrave Georges de Brandebourg, Wolfgang, le prince d’Anhalt, Ernest, duc de Brunswick-Lunebourg, et son frère François ; enfin, des députés de Nuremberg et de Reutlingen. Leurs regards étaient animés et leurs faces radieusesc. Les apologies des premiers chrétiens, des Tertullien et des Justin Martyr, parvenaient à peine par écrit aux empereurs auxquels elles étaient adressées. Mais maintenant voici, pour entendre l’apologie du christianisme ressuscité, ce puissant Empereur, dont le sceptre, s’étendant bien au delà des colonnes d’Hercule, atteint les dernières limites de l’univers ; son frère le roi des Romains, des Électeurs, des Princes, des Prélats, des Députés, des Ambassadeurs, qui tous voudraient anéantir l’Évangile, mais qui sont contraints, par une puissance invisible, à en entendre, et par là même à en honorer la confession.
c – Læto et alacri animo et vultu. (Scultet. 1, p. 273.)
Une pensée se présentait involontairement à l’esprit des assistants ; c’était le souvenir de la diète de Wormsd. Il y avait neuf ans qu’un pauvre moine était seul debout, pour cette même cause, dans une salle de l’hôtel de ville de Worms, en présence de l’Empire. Et maintenant, à sa place, voilà le premier des Electeurs, voilà des Princes et des Cités. Quelle victoire ce fait signale !… Sans doute, Charles-Quint lui-même ne put se soustraire à ce souvenir.
d – Ante decennium in conventu Wormatensi. (Corp. Ref. 2, p. 153.)
L’Empereur, voyant les Protestants se lever, leur fit signe de se rasseoir ; et alors les deux chanceliers de l’Électeur, Brück et Bayer, s’avancèrent au milieu de la salle et se placèrent en face du trône, tenant en main, le premier l’exemplaire latin, le second l’exemplaire allemand de la Confession. L’Empereur demanda qu’on lût la confession en latine. « Nous sommes Allemands, dit l’électeur de Saxe, et sur terre allemande ; j’espère donc que Votre Majesté nous permettra de parler allemand. » Si l’on eût lu la confession en latin, langue inconnue de la plupart des princes, l’effet général eût été perdu. C’était un autre moyen de fermer la bouche à l’Evangile. L’Empereur se rendit à la demande de l’Électeur.
e – Cæsar Latinum prelegi volebat. S(eck. 2, p. 170.)
Alors Bayer commença à lire la confession évangélique, lentement, gravement, distinctement, d’une voix claire, étendue et sonore, qui retentissait sous les voûtes de la chapelle, et portait même au dehors ce grand témoignage rendu à la véritéf.
f – Qui clare, distincte, tarde et voce adeo grandi et sonora eam pronunciavit. (Scultet. P. 274.)
« Sérénissime, très puissant, invincible Empereur et très gracieux Seigneur, dit-il, nous, qui comparaissons en votre présence, nous nous déclarons prêts à conférer amicalement avec vous sur les voies les plus propres à rétablir une seule, vraie et même foi, puisque c’est pour un seul et même Christ que nous combattonsg. Et dans le cas où les dissensions religieuses ne pourraient être réglées amicalement, alors nous offrons à Votre Majesté d’exposer notre cause en présence d’un concile universel, libre et chrétienh. »
g – Ad unam veram concordem religionem, sicut omnes sub uno Christo sumus et militamus. (Confessio, Præfatio. Urkund. 1, p. 474.)
h – Causam dicturos in tali generali, libero, et Christiano concilio. (Ibid. 479.)
Le prologue terminé, Bayer confessa d’abord la sainte Trinité, conformément au concile de Nicéei, le péché originel et héréditaire qui apporte à tous ceux qui ne sont pas régénérés la mort éternellej, l’incarnation du Fils, vrai homme et vrai Dieuk.
i – Et tamen tres sunt personæ ejusdem essentiæ. (Ibid. 482.)
j – Vitium originis, afferns æternam mortem his qui non renascuntur. (Ibid. 483.)
k – Unus Christus, vere Deus, et vere homo. (Ibid.)
« Nous enseignons de plus, continua-t-il, que nous ne pouvons être justifiés devant Dieu par nos propres forces, nos mérites et nos œuvres ; mais que nous le sommes à cause de Christ, par grâce, par le moyen de la foil, quand nous croyons que les péchés sont remis en vertu de Christ, qui par sa mort a satisfait pour nos fautes : cette foi est la justice que Dieu impute au pécheur.
l – Quod homines non possint justificari coram Deo, propriis viribus, meritis, aut operibus, sed gratis, propter Christum, per fidem. (Ibid. 484.)
Mais nous enseignons en même temps que cette foi doit produire de bons fruits, et qu’il faut faire toutes les bonnes œuvres que Dieu a commandées, pour l’amour de Dieu, et non pour gagner par elles la grâce de Dieu. »
Les Protestants déclarèrent ensuite leur foi en l’Église chrétienne, qui est, dirent-ils, « l’assemblée de tous les vrais croyants et de tous les saintsm, au milieu desquels il y a néanmoins dans cette vie beaucoup de faux chrétiens, d’hypocrites, et même de pécheurs déclarés ; » et ils ajoutèrent « qu’il suffisait, pour la vraie unité de l’Église, que l’on fût d’accord sur la doctrine de l’Évangile et l’administration des sacrements, sans que les rites et les cérémonies institués par les hommes fussent partout les mêmesn. » Ils proclamèrent la nécessité du baptême, et déclarèrent que le corps et le sang de Christ sont véritablement présents et administrés, dans la Cène du Seigneur, à ceux qui mangento. »
m – Congregatio sanctorum et vere credentium. (Ibid. 487.)
n – Ad veram unitatem Ecclesiæ, satis est consentire de doctrina Evangelii et administratione sacramentorum nec necesse est, etc. (Ibid. 486.)
o – Quod corpus et sanguis Christi vere adsint et distribuantur vescentibus in cœna Domini. (F. Urkund. 1, p. 488.)
Puis le Chancelier confessa successivement la foi des chrétiens évangéliques touchant la confession, la pénitence, la nature des sacrements, le gouvernement de l’Église, les ordonnances ecclésiastiques, le gouvernement politique, et le jugement dernier. « Quant au libre arbitre, continua-t-il, nous confessons que la volonté humaine a quelque liberté d’accomplir la justice civile, et d’aimer les choses que la raison comprend ; que l’homme peut faire le bien qui est du ressort de la nature, travailler aux champs, manger, boire, avoir un ami, mettre un habit, bâtir une maison, prendre femme ; nourrir du bétail, exercer un état ; comme aussi il peut de son propre mouvement faire le mal, s’agenouiller devant une idole, et accomplir un meurtre. Mais nous maintenons que sans l’Esprit Saint il ne peut faire ce qui est juste devant Dieu. »
Puis, revenant à la grande doctrine de la Réformation, et rappelant que les docteurs du Pape « n’ont jamais cessé de pousser les fidèles à des œuvres puériles et inutiles, comme l’usage des chapelets, le service des saints, les vœux monastiques, les processions, les maigres, les fêtes, les confréries, » les Protestants ajoutaient que pour eux, tout en pressant la pratique des œuvres vraiment chrétiennes, dont on avait peu parlé avant euxp, ils enseignaient qu’on est justifié par la foi seule ; non par cette foi qui est une simple connaissance de l’histoire, et que les impies et les démons eux-mêmes possèdent, mais par une foi qui ne croit pas seulement l’histoire, mais aussi l’effet de l’histoireq ; qui croit que par Christ nous avons la grâce, qui sait qu’en Christ nous avons un Père propice, qui connaît ce Dieu, qui l’invoque ; en un mot, qui n’est pas sans Dieu, comme le sont les païens. »
p – De quibus rebus olim parum docebant concionatores ; tantum puerilia et non necessaria opera urgebant. (F. Urkund. 1, p. 495.)
q – Non tantum historiæ notitiam, sed fidem quæ credit non tantum historiam, sed etiam effectum historiæ. (Ibid. 498.)
« Tel est, dit Bayer, le sommaire de la doctrine professée dans nos églises ; par où l’on peut voir que cette doctrine n’est nullement opposée aux Écritures, à l’Église universelle, ni même à l’Église romaine, telle que les docteurs nous la font connaîtrer ; et puisqu’il en est ainsi, nous rejeter comme hérétiques, c’est se rendre coupable envers l’unité et la charité. »
r – Nihil inesse quod discrepat a Scripturis vel ab Ecclesia Catholica, vel ab Ecclesia romana, quatenus ex Scriptoribus nota est. (Ibid. 501.)
Ici se terminait la première partie de la confession, celle qui avait pour but d’exposer la doctrine évangélique. Le Chancelier lisait d’une voix si distincte, que la foule qui n’avait pu pénétrer dans la salle, et qui remplissait la cour du palais épiscopal et tous ses abords, ne perdait pas un mots. Cette lecture produisit sur les princes qui remplissaient la chapelle l’effet le plus merveilleux. Jouas suivait des yeux tous les mouvements de leur physionomiet, et y lisait l’intérêt, l’étonnement, et même l’approbation. « Les adversaires s’imaginent avoir fait merveille en interdisant la prédication de l’Évangile, écrivait Luther à l’Électeur, et ils ne voient pas, les malheureux ! que, par la lecture de la confession en présence de la Diète, vous avez bien plus prêché que dix prédicateurs n’auraient pu le faire. Finesse exquise ! expédient admirable ! Maître Agricola et les autres ministres doivent se taire ; mais à leur place se présentent l’électeur de Saxe et les autres princes et seigneurs, qui prêchent devant Sa Majesté Impériale et les membres de tout l’Empire, librement, à leur barbe et à leur nez. Oui, Christ lui-même est en Diète, et il n’y garde pas le silence ! La parole de Dieu ne peut être liée. On l’interdit dans les chaires, et on doit l’entendre dans les palais ; de pauvres ministres ne peuvent l’annoncer, et de grands princes la proclament ; on défend aux serviteurs de l’écouter, et leurs maîtres sont contraints de l’ouïr ; on ne la veut pas pendant la durée de la Diète, et on doit se résigner à en entendre plus en un seul jour qu’on ne l’a fait en toute une année. Quand tous doivent se taire, alors les pierres crient, comme parle notre Seigneur Jésus-Christu. »
s – Verum etiam in area inferiori et vicinis locis exaudiri potuerit. (Scultet. P. 274.)
t – Jonas scribit vidisse se vultus omnium de quo mihi spondet narrationem coram. (L. Epp. 4, p. 71.)
u – L. Epp., IV, p. 82.
La partie de la confession destinée à signaler les erreurs et les abus restait encore. Bayer continua ; il exposa et démontra la doctrine des deux espèces dans l’Eucharistie ; attaqua le célibat obligatoire des prêtres ; soutint que la Cène du Seigneur avait été changée en une véritable foire, où il n’était question que de vente et d’achat, et qu’elle avait été rétablie dans sa pureté primitive par la Réformation, et était célébrée dans les Églises évangéliques avec une dévotion et une gravité toutes nouvelles. Il déclara que l’on n’y donnait la Cène à personne qui n’eût auparavant confessé ses fautes, et rappela ce mot de Chrysostome : « Confesse-toi à Dieu, le Seigneur, ton véritable Juge ; dis ton péché, non avec la langue, mais dans ta conscience et dans ton cœur. »
Bayer en vint ensuite aux préceptes sur la distinction des viandes et autres pratiques de Rome. « Célébrer telle fête, dit-il, faire telle prière ou tel jeûne, être habillé de telle manière, et tant d’autres ordonnances des hommes, voilà ce qu’on appelle maintenant une vie spirituelle et chrétienne ; tandis que les bonnes œuvres prescrites de Dieu, comme celles d’un père de famille qui travaille pour nourrir sa femme, ses fils et ses filles, d’une mère qui met des enfants au monde et en prend soin, d’un prince ou d’un magistrat qui gouvernent le peuple, sont regardées comme des choses séculières et d’une nature imparfaite. » Quant aux vœux monastiques en particulier, il représenta que puisque les Papes en donnaient dispense, rien ne s’opposait à ce qu’on les abolît.
Le dernier article de la confession traitait de l’autorité des évêques. Des princes puissants, couverts de la mitre épiscopale, étaient là : les archevêques de Mayence, de Cologne, de Salzbourg et de Brême ; les évêques de Bamberg, de Wurzbourg, d’Eichstadt, de Worms, de Spire, de Strasbourg, d’Augsbourg, de Constance, de Coire, de Passau, de Liège, de Trente, de Brixen, de Lebus et Ratzebourg, fixaient leurs regards sur l’humble confesseur. Il continua sans crainte ; et, protestant avec énergie contre cette confusion de l’Église et de l’État, qui avait signalé le moyen âge, il réclama la distinction et l’indépendance des deux pouvoirs.
« Plusieurs, dit-il, ont maladroitement confondu la puissance des Évêques et la puissance temporelle ; et de cette confusion sont sorties de grandes guerres, des révoltes et des séditionsv. C’est pourquoi, pour rassurer les consciences, nous nous voyons contraints d’établir la différence qui existe entre la puissance de l’Église et la puissance du glaivew.
v – Nonnulli incommode commiscuerunt potestatem ecclesiasticam et potestatem gladii ; et ex hac confusione, etc. (Urkund. Confes. Augs. 1, p. 539.)
w – Coacti sunt ostendere discrimen ecclesiasticæ potestatis et potestatis gladii. (Ibid.)
Nous enseignons donc que la puissance des clefs ou des évêques est la puissance ou le commandement de Dieu, de prêcher l’Évangile, de remettre ou retenir les péchés, et d’administrer les sacrements. Cette puissance se rapporte aux biens éternels, ne s’exerce que par le ministère de la parole, et ne s’embarrasse pas de l’admnistration politique. L’administration politique, d’autre part, s’occupe de tout autre chose que de l’Évangile. Le magistrat protège, non les âmes, mais les corps et les biens temporels. Il les défend contre les atteintes du dehors, et contraint les hommes, par le glaive et les châtiments, à observer la justice civile et la paixx.
x – Politica administratio versatur enim circa alias res quam Evangelium ; magistratus defendit non mentes sed corpora et cœrcet homines gladio. (Ibid. 541.)
C’est pourquoi il faut bien se garder de mêler la puissance de l’Église et la puissance de l’Étaty. La puissance de l’Église ne doit point envahir un office qui lui est étranger ; car Christ lui-même a dit : Mon règne n'est pas de ce monde. Et encore : Qui m'a établi pour juge parmi vous ? Saint Paul dit aux Philippiens : Notre bourgeoisie est dans le ciel ; et aux Corinthiens : Les armes de notre guerre ne sont pas charnelles, mais puissantes par la vertu de Dieu.
y – Non igitur commiscendæ sunt potestates ecclesiasticæ et civiles. (Ibid.)
C’est ainsi que nous distinguons les deux gouvernements et les deux pouvoirs, et que nous les honorons l’un et l’autre comme les dons les plus excellents que Dieu ait octroyés ici-bas.
L’office des évêques est donc de prêcher l’Évangile, de pardonner les péchés, d’exclure de l’Église chrétienne ceux qui se rebellent contre le Seigneur, mais sans puissance humaine, et uniquement par la parole de Dieuz. Si les évêques font ainsi, les Églises doivent leur être soumises, selon cette déclaration de Christ : Qui vous écoute, m'écoute.
z – Excludere a communione Ecclesiæ, sine vi humana sed verbo. (Confes. Augs. 1, p. 544.)
Mais si les évêques enseignent quelque chose qui soit contraire à l’Évangile, alors les Églises ont un ordre de Dieu qui leur défend d’obéir. (Matt.7.15 ; Gal.1.8 ; 2Cor.13.8,10). Saint Augustin lui-même écrit, dans sa lettre contre Pertilien : Il ne faut point obéir aux évêques catholiques, s’ils s’égarent, et enseignent quelque chose de contraire aux Écritures canoniques de Dieua. »
a – Nec catholicis episcopis consentiendum est, sicuti forte falluntur, aut contra canonicas Dei scripturas aliquid sentiunt. (Ibid.)
Après quelques discours sur les ordonnances et les traditions de l’Église, Bayer en vint à l’épilogue de la confession : « Ce n’est point par haine que nous avons parlé, reprit-il, ni pour insulter qui que ce soit ; mais nous avons exposé les doctrines que nous tenons pour essentielles, afin que l’on puisse comprendre que nous n’admettons ni dogme ni cérémonie qui soient contraires à la sainte Écriture, et à l’usage de l’Église universelle. »
Alors Bayer se tut. Il avait parlé pendant deux heures ; le silence et le recueillement plein de gravité de l’assemblée ne s’étaient point démentisb.
b – Mit grosser Stille und Ernst. (Brücks Apologie, p. 59.)
Cette Confession d’Augsbourg demeurera toujours l’un des chefs-d’œuvre de l’esprit humain, éclairé de l’Esprit de Dieu.
Le langage qu’on avait adopté, tout en étant parfaitement naturel, était le résultat d’une étude profonde des caractères. Ces princes, ces guerriers, ces politiques qui siégeaient au Palatinat, tout ignorants qu’ils étaient en théologie, comprenaient, sans difficulté, la doctrine des Protestants ; car ce n’était pas dans le style de l’école qu’on la leur exposait, mais dans celui de la vie ordinaire, et avec une simplicité et une lucidité qui rendaient tout malentendu impossible.
En même temps la puissance d’argumentation était d’autant plus remarquable qu’elle était plus cachée. Tantôt Mélanchthon (car c’était bien Mélanchthon qui parlait par la bouche de Bayer) se contentait de citer un seul passage de l’Écriture ou des Pères en faveur de la doctrine qu’il soutenait, et tantôt il prouvait d’autant plus fortement sa thèse, qu’il semblait ne faire que l’exposer ; d’un trait il indiquait les fâcheuses conséquences qu’entraînerait le rejet de la foi qu’il professait, ou bien il en montrait d’un seul mot l’importance, pour la prospérité de l’Église. En l’entendant, les hommes même les plus hostiles s’avouaient à eux-mêmes qu’il y avait bien quelque chose à dire en faveur de la secte nouvelle.
A cette force d’argumentation, l’apologie joignait une prudence non moins remarquable. Mélanchthon, en déclinant avec fermeté les erreurs attribuées à son parti, ne paraissait pas même sentir l’injustice de ces imputations erronées ; et, en signalant les abus de la Papauté, il ne les imputait pas expressément à ses adversaires, évitant avec soin tout ce qui pouvait irriter les esprits. Mais ce qu’il y a de plus admirable, c’est la vérité avec laquelle sa confession expose les dogmes essentiels du salut. Rome a coutume de représenter les Réformateurs comme les créateurs des dogmes protestants ; mais ce n’est pas au seizième siècle qu’il faut chercher les jours de cette création. Une trace lumineuse, dont Wicleff et Augustin marquent les points les plus saillants, nous ramène au temps des apôtres : c’est là que brillent, dans tout leur éclat, les jours créateurs de la vérité évangélique. Cependant, il est vrai (et si c’était là ce que Rome veut dire, nous adhérerions pleinement à sa pensée), jamais, depuis saint Paul, la doctrine chrétienne ne brilla de tant de beauté, de profondeur et de vie qu’aux jours de la Réformation.
Parmi toutes ces doctrines, celle de l’Église, si longtemps défigurée, reparaît surtout dans sa pureté native. Avec quelle sagesse, en particulier, les confesseurs d’Augsbourg protestent contre cette confusion de la religion et de la politique, qui, depuis l’époque déplorable de Constantin, avait changé le royaume de Dieu en une institution terrestre et charnelle ! Sans doute, ce que la confession stigmatise avec le plus d’énergie, c’est l’intrusion de l’Église dans les choses de l’État ; mais pense-t-on que ce soit pour approuver celle de l’État dans les choses de l’Église ? Le mal du moyen âge était d’avoir asservi l’État à l’Église, et les confesseurs d’Augsbourg se levèrent comme un seul homme pour le combattre. Le mal des trois siècles qui se sont écoulés depuis lors, c’est d’avoir asservi l’Église à l’État, et l’on peut croire que Luther et Mélanchthon eussent trouvé contre ce désordre des foudres non moins puissantes. Ce qu’ils combattent, en thèse générale, c’est la confusion des deux sociétés ; ce qu’ils demandent, c’est leur indépendance ; je ne dis pas leur séparation, car la séparation de l’Église et de l’Etat fut une idée étrangère aux Réformateurs. Si les confesseurs d’Augsbourg ne voulaient pas que la puissance ecclésiastique dominât la société civile, ils eussent encore moins voulu que les choses d’en bas opprimassent celles du ciel.
Il est une application particulière de ce principe que la confession signale. Elle veut que les évêques répriment ceux qui obéissent à l’impiété, « mais sans puissance humaine, et uniquement par la parole de Dieu. » Elle rejette donc l’emploi du glaive dans le châtiment des hérétiques. C’est là, on le voit, un principe primitif, fondamental et essentiel de la Réformation, comme la doctrine contraire est un principe primitif, fondamental et essentiel de la Papauté. Que si l’on trouve chez les Protestants quelque écrit ou même quelque exemple contraire, ce n’est qu’un fait isolé qui ne saurait invalider les principes officiels de la Réforme ; c’est l’une de ces exceptions qui servent à mieux faire ressortir la règle.
Enfin, la Confession d’Augsbourg n’usurpe point les droits de la Parole de Dieu ; elle veut en être la servante et non la rivale ; elle ne fonde, elle ne règle pas la foi, mais simplement elle la professe. « Nos Églises enseignent, » dit-elle ; et l’on se rappelle que Luther ne la considérait que comme une prédication faite par des princes et des rois. Si elle eût voulu davantage, comme on l’a prétendu dès lors, elle se fût par là même annulée.
Cependant la confession suivit-elle en tout la voie exacte de la vérité ? Il est permis d’en douter.
Elle fait profession de ne point s’éloigner de l’enseignement de l’Église Catholique, et même de celui de l’Église Romaine ; elle entend sans doute par là l’ancienne Église Romaine, car elle rejette le particularisme papiste qui, depuis huit siècles environ, enchaînait les consciences. Cependant la confession semble préoccupée de craintes superstitieuses, quand il s’agit de s’écarter des opinions professées par quelques-uns des Pères de l’Église, de rompre le réseau de la hiérarchie, et d’agir à l’égard de Rome sans de coupables ménagements. C’est au moins ce que professe Mélanchthon, son auteur : « Nous ne mettons en avant aucun dogme, dit-il, qui ne soit fondé dans l’Évangile ou dans l’enseignement de l’Église catholique ; nous sommes prêts à concéder tout ce qui est nécessaire pour la dignité épiscopalec ; et pourvu que les évêques ne condamnent pas l’Évangile, nous conserverons tous les rites qui nous paraissent indifférents. En un mot, il n’est aucun fardeau que nous rejetions, si nous pouvons nous en charger sans crimed. »
c – Concessuros omnia quæ ad dignitatem Episcoporum stabiliendam pertinent. (Corp. Ref. 2, p. 431.)
d – Nullum detractavimus onus, quod sine scelere suscipi posset. (Ibid.)
Plusieurs penseront sans doute qu’un peu plus d’indépendance eût été convenable dans cette affaire, et qu’il eût mieux valu passer par-dessus les siècles qui ont suivi le temps des apôtres, et pratiquer franchement le grand principe que la Réformation avait proclamé : « Il n’y a pour des articles de foi d’autre fondement que la Parole de Dieue. »
e – Solum verbum Dei condit articulos fidei.
On a admiré la modération de Mélanchthon ; et en effet, en signalant les abus de Rome, il se tait sur ce qu’ils ont de plus révoltant, sur leur honteuse origine, leurs scandaleuses conséquences, et se contente de montrer qu’ils sont en contradiction avec l’Écriture ; mais il fait plus : il garde le silence sur le droit divin du Pape, sur le nombre des sacrements, et sur d’autres points encore. Sa grande affaire est de justifier l’Église renouvelée, et non d’attaquer l’Église déformée : « La paix ! la paix ! » Mais si, au lieu de toute cette circonspection, la Réformation se fût avancée avec courage, eût entièrement dévoilé la Parole de Dieu, et eût fait un appel énergique aux sympathies de réforme répandues alors dans les cœurs, n’eût-elle pas pris une position plus honorable, plus forte, et ne se fût-elle pas assuré de plus vastes conquêtes ?
L’intérêt que mit Charles-Quint à écouter la confession semble douteux. Selon les uns, il s’efforçait de comprendre cette langue étrangèref ; selon d’autres, il s’endormitg. Il est facile de concilier ces témoignages contradictoires.
f – Satis attentus erat Cresar. (Jonas in Corp. Ref. 2, p. 154.)
g – Cum nostra confessio legeretur, obdormivit. (Brentius in Corp. Ref. 2, p. 245.)
La lecture finie, le chancelier Brück s’avança, les deux exemplaires à la main, vers le secrétaire de l’Empereur, et les lui présenta. Charles-Quint, fort réveillé dans ce moment, prit lui-même les deux confessions, remit l’exemplaire allemand, considéré comme officiel, à l’Electeur de Mayence, et garda pour lui l’exemplaire latinh ; puis il fit répondre à l’électeur de Saxe et à ses alliés, qu’il avait gracieusement entendu leur confessioni ; mais que cette affaire étant d’une extrême importance, il avait besoin de temps pour en délibérer.
h – L’exemplaire latin, déposé dans les archives de la maison impériale, devrait se trouver à Bruxelles ; et l’exemplaire allemand, envoyé plus tard au Concile de Trente, devrait être au Vatican.
i – Gnedichlich vernohmen. (F. Urkund. 2, p. 3.)
La joie dont les Protestants étaient remplis brillait dans leurs regardsj. Dieu avait été avec eux, et ils comprenaient que l’acte éclatant qui venait de s’accomplir leur imposait l’obligation de confesser la vérité avec une inébranlable persévérance : « Je tressaille de joie, écrivit Luther, de ce qu’il m’est donné de vivre à une époque où Christ est exalté publiquement par de si illustres confesseurs, et dans une si glorieuse assembléek. » Toute l’Église évangélique, émue et renouvelée par cette confession publique de ses représentants, fut alors unie plus intimement à son divin Chef, et baptisée d’un nouveau baptême. « Depuis le temps des Apôtres, disait-on (ce sont les paroles d’un contemporain), il n’y a pas eu d’œuvre plus grande, ni de confession plus magnifique l. »
j – Cum incredibili protestantium gaudio. (Seck. 2, p. 170.)
k – Mihi vehementer placet vixisse in hanc horam. (L. Epp. 4, p. 71.)
l – Grosser und hoher Werk. (Mathesius, Hist. P. 93-98.)
L’Empereur, étant descendu de son trône, s’approcha des princes protestants, et les pria à voix basse de ne point publier la confessionm. Les Protestants l’ayant promis, chacun se retira.
m – In still angeredet und gebethen. (Corp. Ref. 2, p. 143.)