Nous devons nous garder ici de la conception pélagienne et nominaliste de l’espèce, d’après laquelle celle-ci ne serait que la collectivité des individus qui la composent ; elle se décomposerait dans ces individus, la totalité de ces individus en exprimerait et en épuiserait la notion. L’espèce ne serait donc qu’une abstraction de notre esprit. Cette conception est sans cesse contredite par les données de l’expérience. L’espèce est une substance, une réalité préexistant et présidant au développement des individus ; et le développement de l’espèce suit, sous une forme appropriée à son essence, c’est-à-dire sous une forme collective, les mêmes lois que le développement individuel. Or une de ces lois, c’est que les actes initiateurs qui s’y accomplissent, exercent sur toute la série des actes subséquents une influence prépondérante, sinon fatale ; qu’il y a solidarité étroite entre le début et le développement subséquent. Il n’est pas moins constant que cette même loi de solidarité se révèle dans la sphère domestique ou nationale, et que les premiers auteurs de la famille ou de la race exercent sur le développement ultérieur de cette collectivité une influence qui ne saurait être attribuée à un de ses membres. Cette loi de solidarité, agrandie et généralisée, déterminera les rapports de l’espèce humaine à l’individu. De même que les actes initiateurs, dans la vie morale de l’individu, sont prépondérants sur les séries subséquentes, de même les actes initiateurs qui ont présidé aux débuts de la vie de l’espèce dans la personne de ses auteurs, seront relativement déterminants pour leurs descendants.
Comme le péché ne se présente point dans le champ de notre expérience sous une forme individuelle, pure et simple, ainsi que c’est le cas dans l’ordre supersensible, mais toujours dans les conditions d’un phénomène spécifique, au moins à l’origine de son développement dans l’individu, il importe de faire tout d’abord le départ dans le péché humain entre ce qui est héritage, apport de l’espèce, et ce qui constitue sa détermination individuelle.
Trois théories, avons-nous vu dans la Dogmatique, ont été émises pour rendre raison des rapports de l’espèce à l’individu ; ce sont celles de la préexistence, du traducianisme et du créatianisme. Nous avons constaté également que ces trois théories n’épuisent point les alternatives possibles et qu’aucune d’elles ne satisfait aux exigences de la conscience et de la raison et aux données de l’expérience, et nous nous sommes arrêtés à un terme moyen entre le créatianisme et le traducianisme.
Nous avons déjà opposé dans nos discussions précédentes le moi-nature au moi-volonté. Prenons ce terme de nature dans le sens le plus étendu et réduisons le moi au moi simple, pour reporter ses qualités et son caractère sur la nature ; nous aurons ainsi placé le moi dans sa pure et simple identité, qui se perpétue telle quelle à travers toutes les modifications qu’il peut subir de la part de la nature, et nous l’aurons réduit à penser, à sentir et à vouloir le moi, et rien de plus ; le moi est simplement l’être conscient de lui-même et se voulant lui-même. Or ce moi absolument simple et dépourvu de tout attribut n’a pu être que le fait d’une création immédiate de Dieu, et en ceci nous donnons raison au créatianisme. Mais, en rejetant sur la nature tout ce qui dépasse ce moi simple, nous donnons raison à son tour au traducianisme, et nous admettons que toute cette nature qui environne le moi, tant psychique que corporelle, est transmise, par la loi de l’espèce, des auteurs aux descendants, et subit dès lors, sous les formes et les modes les plus variés, les influences préexistantes de l’espèce combinées à l’infini.
La vie morale de l’espèce devra partir de l’indétermination, dans la personne de son premier auteur, pour se fixer dans une nature bonne ou mauvaise, à laquelle participeront tous les membres de l’espèce, descendants de ce premier auteur, et qui deviendra leur détermination commune et collective. La détermination du premier représentant de l’espèce ayant été mauvaise, il en est résulté que la nature humaine tout entière, la σάρξ, comprenant à la fois la vie corporelle et la vie psychique, a été viciée et pervertie dans la totalité de ses participants, moins un. La nature humaine, comprenant, selon notre définition précédente, toutes les qualités, attributs, caractères et forces qui peuvent être attribués au moi, adhère au moi sans être le moi lui-même ; elle se transmet viciée des pères aux enfants ; dès le début de l’existence morale, elle est déterminée dans le mal, organisée dans le désordre, forte contre le bien, et elle apparaît telle en face de l’esprit personnel ou du moi simple, créé directement de Dieu et posé par lui sans force, sans qualité, sans autres attributs que ceux inhérents à l’essence même d’un moi conscient et voulant, au sein de cette nature déterminée déjà d’avance.
Considérons l’enfant aux premiers moments de sa carrière. Cet être est composé d’un moi, création directe et immédiate de Dieu, et d’une nature héritée de l’espèce ; mais ce moi est encore assoupi, inconscient de lui-même et parfaitement impuissant ; sa nature au contraire, ou la partie spécifique de son être, fonctionne déjà avec une perfection admirable (Psaumes 139), quoique pas absolue (Psaumes 51.7), et préside au jeu de ses divers organes ; elle n’exerce, semble-t-il, au début qu’une activité purement physique et animale, et cependant, alors déjà, le désordre existe et se trahit par les cris du besoin et de la souffrance, souvent par la maladie et quelquefois par la mort (Romains 5.14). Bientôt cependant la vie psychique apparaît ; la joie et le déplaisir de l’âme, les affections du cœur se joignent ou se mêlent déjà aux satisfactions et aux besoins purement physiques ; l’amour, la confiance et la reconnaissance commencent à poindre, mais aussi l’égoïsme qui s’accuse sous ses différentes formes, soit matérielles, soit spirituelles : gourmandise, impatience, colère, vanité, amour-propre ; cependant toutes ces affections, bonnes ou mauvaises, sont encore à ce degré à peu près instinctives ; ce ne sont encore et presque exclusivement que les effets de la nature héritée, de la σάρξ transmise. Le moi y est à peine engagé, puisque, quoique déjà présent, il ne fait qu’acquérir la conscience et la spontanéité ; ces affections sont donc à peu près complètement la part de l’espèce dans la vie individuelle, et dans cette même mesure aussi imputables à l’espèce, à la décharge du moi. Comment se traduit cette responsabilité spécifique attachée au moi sans être attributive du moi lui-même, c’est ce qui a été traité dans l’Hamartiologie et ne rentre plus dans notre sujet actuel.
Mais à la période purement physique et animale, à la période physico-psychique qui lui fait suite, succèdent bientôt les premiers tressaillements de la volonté morale ; l’aurore de la vie intelligente et consciente s’est levée. Le moi s’est réveillé, non pas à la suite d’un long et pénible dégagement d’avec la nature, comme le pense M. Scherer, mais par une série de saccades, de soubresauts, d’explosions subites, qui accusent déjà la présence de la substance spirituelle au sein de la nature, avant même qu’elle ait fait acte de conscience et de spontanéité propre. Que trouve en face de lui ce moi enfin éveillé ? Cette même nature déjà active depuis longtemps et déjà déterminée dans une direction anormale, déjà faussée dans ses rapports, en ce qu’elle s’est organisée dans l’isolement de Dieu, la source de toute vie et de tout bien. La chair, héritée de l’espèce, aspire en bas, vers le monde ; elle est centrifuge, rebelle de nature aux actions et aux influences divines, et il résulte de celle constitution primitive de la nature héritée que l’égoïté légitime du moi, à raison de laquelle il eût du se constituer dans le rapport normal à la fois d’indépendance et de dépendance à l’égard de Dieu, se transforme dès l’origine de la vie individuelle en égoïsme. En face de cette chair déjà désorganisée, le moi dès sa naissance se trouve impuissant, dépouillé de toute qualité ou faculté qui lui soit propre, autre que la conscience du moi ou le sentiment de son identité ; il pourra s’opposer à elle sans doute, refouler ses mauvais penchants, mais il est inévitable que dans des conditions de lutte aussi défavorables, il y acquiescera quelquefois, souvent, incessamment, et que la lutte dorénavant engagée avec la nature spécifique, physique et psychique, sera signalée par une série innombrable de défaites ; comme aussi, dans le cas où la nature fût restée normale, le moi n’eût plus eu qu’à se livrer à cette impulsion naturelle, qui l’eût conduit aussi aisément au bien qu’elle le conduit maintenant au mal. Cette nature perverse héritée de l’espèce, tout ensemble corporelle et psychique, c’est ce que Jésus-Christ appelle la chair (Jean 3.6) et saint Paul le vieil homme, qui résistera au nouvel homme et même au νοῦς de l’homme naturel (Romains 6.6 ; Colossiens 3.9-10 ; Éphésiens 4.22). C’est ce que le langage religieux appelle d’ordinaire le péché originel.
Nous disons que, dans des conditions aussi inégales, la défaite fréquente du moi est inévitable ; c’est ici que gît le mystère que nous ne faisons qu’indiquer et dont la solution, non encore découverte jusqu’ici, ne pourrait se trouver que dans une définition parfaitement exacte du rapport de l’espèce à l’individu : comment se fait-il et se peut-il que la faute spécifique devienne inévitablement individuelle, que le vice passe toujours de la nature au moi, et que par conséquent aussi la coulpe spécifique se transforme en coulpe individuelle, dans la proportion où la volonté prévaut sur la nature ? Comment s’expliquer cette période moyenne de la vie partagée entre les influences déterminantes de l’espèce et les déterminations propres du moi, et succédant à la période de la vie purement spécifique, où l’individu subit absolument la contrainte de l’espèce ?
On nous objectera qu’en admettant cette période moyenne, nous retombons dans l’opinion dualiste réfutée plus haut. Nous le contestons, car tandis que le conflit entre le bien et le mal dans l’existence individuelle est rattaché par les partisans des théories dualistes à l’ordre universel des choses, nous estimons, que les conditions morales actuelles de l’espèce qui s’imposent à l’individu, proviennent de l’usage que les créatures ont fait de leur liberté et non des conditions nécessaires de toute existence finie.
Si l’importance capitale de cette différence de point de vue n’apparaît pas avec évidence à qui ne considère que l’économie actuelle, elle éclate si nous nous reportons à son terme et dans l’état de consommation. Nous avons vu que les théories précédentes étaient amenées à statuer un conflit sans terme et sans issue entre la nature et l’esprit, et à perpétuer le péché soit jusqu’au complet anéantissement de la nature sensible, soit jusqu’à l’abolition de toute limite dans l’être ; elles tendent même à transporter le mal jusque dans l’Etre infini, en Dieu lui-même. Nous n’avons pas lieu de recourir à ces coups de violence ; et, admettant que ce n’est que par un accident corrélatif aux conditions de l’existence spécifique que la nature est opposée au moi dans le sein de l’humanité, rien ne nous empêche de prévoir et d’annoncer comme possible leur réconciliation, le rétablissement de leur harmonie finale, comme nous statuons leur harmonie initiale dans l’état d’innocence.
Enfin le caractère anormal du péché, d’où résulte sa culpabilité, subsiste en plein dans notre point de vue, à cette réserve que, conformément à notre conception des rapports de l’espèce à l’individu, cette coulpe, originellement spécifique, se transforme en coulpe individuelle.
Nous distinguons donc trois périodes principales dans les rapports de l’espèce à l’individu. La première, celle où la nature spécifique agit seule et domine absolument le moi ; — la seconde, où la nature spécifique et le moi entrent en conflit, et où le moi subit les vicissitudes diverses de cette nature ; — la troisième enfin, où le moi complètement et définitivement émancipé de l’espèce, se crée à lui-même sa détermination propre, et où l’individu humain a atteint le degré des êtres célestes ou infernaux. Cette période commence déjà au sein de la seconde dans les activités purement spirituelles, de même que la seconde au sein de la première dans les activités purement psychiques.