Au moment même où mourait cette femme distinguée, la guerre, éclatant à la fois des deux côtés de l’Océan, menaçait en Europe comme en Amérique les florissants établissements de l’église des Frères. Tandis que la France défendait contre l’Angleterre les frontières du Canada telles que les avait fixées le traité d’Utrecht, Frédéric le Grand disputait héroïquement ses États à l’Autriche, à la Saxe, à la France, à la Suède et à la Russie coalisées contre lui. Le premier acte de cette guerre, si fameuse sous le nom de guerre de Sept ans, fut l’invasion de la Saxe par les Prussiens. Herrnhout, situé sur le théâtre même de la guerre, eut à subir les passages de troupes, les taxes et réquisitions militaires, mais fut préservé des maux plus graves qu’il eût pu redouter. Le Seigneur veillait sur les siens. Le jour même où les troupes prussiennes entraient en Saxe, les communautés moraves lisaient dans leur livre de Textes pour mot d’ordre (Losung) de ce jour-là : « Quand vous entendrez parler de guerres et de séditions, ne vous épouvantez point » (Luc 21.9), et cette assurance fortifiait leur foi et leur faisait regarder sans crainte l’orage qui s’amassait autour d’eux.
Voici comment Zinzendorf raconte les événements des années 1756 et 1757, dans une lettre adressée à Spangenberg : « Une armée ennemie a envahi la Saxe ; tout le pays, y compris la Haute-Lusace, est en quatre semaines tombé aux mains du roi de Prusse. Herrnhout a été pendant deux mois le centre de toute une armée et le quartier général de ses chefs, mais n’a pas eu du reste de cantonnements. Le séjour de six mois qu’ont fait les troupes dans notre voisinage nous a valu la protection du prince de Prusse, du duc de Bewern et d’une foule d’autres personnages de distinction, qui tous ont été désabusés des préventions que leur avaient inspirées contre Herrnhout les écrits de ses ennemis. Tandis qu’on faisait les levées de troupes dans toutes les autres localités, Herrnhout n’y a point été assujetti, et Berthelsdorf en a été quitte pour un subside en argent. … Au milieu de tous ces troubles, la communauté a achevé la construction de son nouveau temple, dont la première pierre a été posée le 12 mai 1756 et dont la dédicace a été célébrée le 13 août 1757. Treize cents Frères et sœurs y ont participé ce jour-là à la sainte cène… Un dimanche, nous avons délivré aux Autrichiens 2000 livres de pain et nourri toute l’arrière-garde prussienne, du premier au dernier. Les vivandiers autrichiens et prussiens se sont rencontrés à Berthelsdorf, sans mot dire. Le même jour, des hussards autrichiens ont commis des actes de pillage dans la maison des Frères. Nous aurions pu porter plainte, nous ne l’avons pas fait ; mais cela a été le premier et le dernier cas de ce genre. Le prince Charles de Lorraine a envoyé des sauvegardes à nos communautés et deux cuirassiers à Herrnhout ; ils ne s’y sont pas permis la moindre inconvenance.
Nos terres ont été horriblement ravagées par les Prussiens et les Autrichiens ; mais aucune escarmouche n’a eu lieu dans notre voisinage, et le Sauveur a même, dans sa grâce, détourné la grande bataille qu’on semblait sur le point de livrer près de Zittau. Les Frères ont dû se donner des peines indicibles en servant les troupes, mais Herrnhout a été préservé. Les Pandours, comme on les appelle, ont été doux comme des enfants. Un nombre infini de princes, de grands seigneurs, de généraux ont visité Herrnhout, mais tous avec amour et respect. »
Ces circonstances ne détournaient point Zinzendorf de ses travaux habituels ; il savait ce qu’ont de malsain pour l’âme les fiévreuses préoccupations de la politique, et remettait sans crainte son sort et le sort des Frères à « Celui qui trône dans les cieux. » Et d’ailleurs, la vie errante qui lui avait été si longtemps familière, l’exil qu’il connaissait par expérience, lui avaient appris à ne vouloir d’autre patrie que les demeures éternelles réservées pour nous dans la maison de notre Père céleste et promises aux siens par Jésus. Aussi ne s’occupait-il point des vicissitudes de la guerre et n’aimait-il pas qu’on s’en entretînt autour de lui.
[En fait de sympathies politiques, Herrnhout était partagé. Un grand nombre de Frères étaient pour le roi de Prusse, qui avait toujours favorisé leur église et en qui ils voyaient d’ailleurs le représentant du protestantisme. Zinzendorf, au contraire, bien qu’il n’eût guère à se louer du roi de Pologne, restait, par loyalisme, attaché de cœur à la cause de son souverain.]
Cependant, une autre cause avait amené quelque perturbation dans l’ordre de ses travaux, auparavant si bien réglés et si exactement distribués. Le vide que laissait la comtesse se faisait sentir d’une manière plus fâcheuse encore qu’on n’aurait pu le supposer. Privé de cette influence bienfaisante et sage, Zinzendorf se laissait aller de plus en plus au besoin de retraite ; tantôt il s’abandonnait à l’inaction, tantôt, voulant regagner le temps perdu, il se livrait au travail avec une ardeur immodérée ; ses occupations empiétaient les unes sur les autres ; il passait les nuits à écrire et achevait par là de ruiner sa santé déjà délabrée. Son ménage allait au plus mal, la société de pèlerins ou de disciples groupée dans sa maison et dont la comtesse avait été l’âme, commençait insensiblement à se dissoudre, et toute l’église des Frères se ressentait du changement survenu dans une seule maison, de même que l’on ressent dans un pays entier le contre-coup des événements qui se passent dans la capitale.
Les amis du comte, sentant de quel préjudice était cet état de choses pour toute l’œuvre de l’Unité, l’engagèrent à se remarier. Il en comprit lui-même l’opportunité et n’hésita pas à suivre leur conseil. Le 27 juin 1757, un an après la mort de sa première femme, il épousa à Berthelsdorf l’ancienne Anna Nitschmann. En choisissant cette nouvelle épouse, il ne se laissait arrêter ni par l’inégalité de condition, ni par aucune circonstance extérieure ; les seules qualités dont il voulût tenir compte dans sa compagne étaient celles qui pouvaient la rendre propre à diriger avec lui les affaires de l’église des Frères. Nulle ne l’était autant qu’Anna Nitschmann, qui remplissait depuis trente ans des fonctions dans la communauté et dont Zinzendorf, aussi bien que toute l’église, avait pu apprécier, tant à Herrnhout qu’en Amérique, les qualités éminentes et surtout l’entier dévouement au service du Sauveur.
[Anna Nitschmann, fille de David Nitschmann le charron, avait été dans son enfance employée à garder les vaches. C’est par elle qu’avait commencé à Herrnhout ce grand réveil parmi les enfants, dont il a été question précédemment. Elle n’avait pas encore quinze ans lorsque le sort la désigna pour être ancienne des sœurs. Elle ne cessa pas dès lors de travailler au service de l’église. Aucune sœur n’occupe une place aussi importante dans l’histoire de la communauté morave.]