(262) Je n'insiste pas sur les Lacédémoniens. Mais les Athéniens, qui ont cru que leur cité était commune à tous, quelle était sur ce point leur conduite ? Apollonios ne l'a pas su, ni qu'un seul mot prononcé au sujet des dieux en violation de leurs lois était inexorablement puni. (263) En effet, pour quelle autre raison Socrate est-il mort ? Il n'avait point livré sa patrie aux ennemis, il n'avait pillé aucun temple ; mais parce qu'il jurait suivant de nouvelles formules, et disait, par Zeus[1], à ce qu'on raconte, en manière de plaisanterie, qu'un démon se manifestait à lui, il fut condamné à mourir en buvant la ciguë. (264) En outre, son accusateur lui reprochait de corrompre les jeunes gens, parce qu'il les poussait à mépriser la constitution et les lois de leur patrie. Donc Socrate, un citoyen d'Athènes, subit un tel châtiment. (265) Anaxagore, lui, était de Clazomènes ; cependant, parce que les Athéniens prenaient le soleil pour un dieu, tandis qu'il en faisait une masse de métal[2] incandescente, il s'en fallut de peu de suffrages qu'il ne fût par eux condamné à mort. (266) Ils promirent publiquement un talent pour la tête de Diagoras de Mélos, parce qu'il passait pour railler leurs mystères. Protagoras, s'il n'avait promptement pris la fuite, aurait été arrêté et mis à mort parce que, dans un ouvrage, il avait paru contredire les sentiments des Athéniens sur les dieux. (267) Faut-il s'étonner qu'ils aient eu cette attitude à l'égard d'hommes aussi dignes de foi, quand ils n'ont pas même épargné les femmes ? En effet, ils mirent à mort la prêtresse Ninos[3] parce qu'on l'avait accusée d'initier au culte de dieux étrangers ; or la loi chez eux l'interdisait, et la peine édictée contre ceux qui introduisaient un dieu étranger était la mort. (268) Ceux qui avaient une telle loi ne pensaient évidemment pas que les dieux des autres fussent dieux ; car ils ne se seraient point privés d'en admettre un plus grand nombre pour en tirer profit.
[1] Pour cette locution, cf. I, § 255.
[2] Une meule, d'après la leçon du Laurentianus.
[3] Au milieu du IVe siècle (Démosthène, XIX, 285 ; et schol., XXXIX, 2 ; XL, 9. Denys d'Halicarnasse, Dinarch., 11). Elle avait introduit des mystères phrygiens.
(269) Voilà pour les Athéniens. Mais les Scythes eux-mêmes, qui se complaisent dans le meurtre des hommes et qui ne sont pas très supérieurs aux bêtes, croient cependant devoir protéger leurs coutumes et leur compatriote, dont les Grecs admiraient la sagesse, Anarcharsis, fut mis à mort par eux à son retour[4], parce qu'il leur paraissait revenir infecté des coutumes grecques. (270) Chez les Perses on trouverait aussi de nombreux personnages châtiés pour la même raison. Cependant Apollonios aimait les lois des Perses et les admirait, apparemment parce que la Grèce a bénéficié de leur courage et de la concordance de leurs idées religieuses avec les siennes, de celle-ci quand ils réduisirent les temples en cendres, de leur courage quand elle faillit subir leur joug ; il imita même les coutumes perses, outrageant les femmes d'autrui et mutilant des enfants[5]. (271) Chez nous la mort est la peine édictée contre qui maltraite ainsi même un animal privé de raison[6]. Et rien n'a été assez fort pour nous détourner de ces lois, ni la crainte de nos maîtres, ni l'attrait des usages honorés chez les autres peuples. (272) Nous n’avons pas non plus exercé notre courage à entreprendre des guerres par ambition, mais à conserver nos lois. Nous supportons patiemment d'être amoindris de toute autre façon, mais quand on vient à nous contraindre de changer nos lois, alors, même sans être en force, nous entreprenons des guerres, et nous tenons contre les revers jusqu'à la dernière extrémité. (273) Pourquoi, en effet, envierions-nous à d'autres leurs lois, quand nous voyons leurs auteurs mêmes ne point les observer ? En effet, comment les Lacédémoniens n'auraient-ils pas condamné leur constitution insociable et leur mépris du mariage[7], les Éléens et les Thébains la liberté sans frein des rapports contre nature entre mâles[8] ? (274) Ces pratiques, en tout cas, que jadis ils croyaient très honorables et utiles, si en fait ils ne les ont pas absolument abandonnées, ils ne les avouent plus, (275) et même ils répudient les lois relatives à ces unions, qui chez les Grecs furent jadis tellement en vigueur, qu'ils mettaient sous le patronage des dieux les rapports avec des mâles[9] et, suivant le même principe, les mariages entre frères et sœurs[10], imaginant cette excuse aux plaisirs anormaux et contraires à la nature, auxquels ils s'adonnaient eux-mêmes[11].
[4] Hérodote IV, 76-7.
[5] Allusion aux incendies de temples et aux attentats contre jeunes filles et jeunes garçons dont Hérodote (VI, 32) accuse les Perses.
[6] Comme dans Ant., IV, 291, Josèphe interprète dans le sens de l'interdiction de la castration le verset Lévitique, XXII, 24 ; mais on ne voit pas d'où lui vient l'idée que le contrevenant encourt la peine de mort.
[7] Cf. supra II, § 259.
[8] Dérive de la même source que Cicéron, Rép., IV, 4 et Plutarque, De educ. pueris, 15.
[9] Zeus et Ganymède.
[10] Zeus et Héra.
[11] Le commerce entre mâles est comme on a vu II § 215 puni de mort par la Bible ; il en est de même pour l'inceste du frère ou de la sœur (Lévitique, XX, 19).