Il est certain que, depuis le siècle des apôtres jusqu’à celui-ci, on a regardé le Nouveau Testament comme une Écriture sacrée, et qu’on ne pouvait corrompre sans impiété. Que ce soit la raison ou le préjugé qui ait persuadé cela aux chrétiens, il n’importe ; c’est une chose qu’il n’est pas nécessaire d’examiner ici ; il suffit que le respect qu’on a pour l’Écriture du Nouveau Testament, nous paraît aussi ancien que cette Écriture même, et que les hommes la regardant comme le fondement de leurs espérances, et la source de la révélation céleste, la lisant, la faisant lire, s’en entretenant avec leurs familles dès le siècle de Clément et de Polycarpe, de Justin et d’Irénée, il ne semble pas qu’on ait pu la corrompre dans des choses essentielles. Mais cette vérité vaut bien qu’on l’examine plus particulièrement.
Comment est-ce que toute la terre pourrait avoir conspiré dans ce dessein de corrompre cette Écriture ? Quand un docteur l’aurait entrepris, les autres s’y seraient opposés. Quand tous les docteurs chrétiens qui étaient répandus dans le monde l’auraient bien voulu, le peuple n’y aurait jamais consenti. Quand les docteurs et le peuple s’y seraient trouvés disposés, ceux du dehors n’auraient pas manqué de leur en faire le reproche ; les Juifs et les païens, qui ne pensaient qu’à leur nuire, ne s’en seraient point tus ; Julien, Porphyre, et les autres ennemis particuliers des chrétiens en auraient tiré avantage. Enfin, quand le silence des adversaires du dehors aurait favorisé cet étrange dessein, les différents partis qui se formèrent bientôt après dans l’Église, et les diverses hérésies qui naquirent parmi les chrétiens, étaient un obstacle invincible qui s’y opposait.
On sait qu’immédiatement après la mort des apôtres, l’Église fut troublée par plusieurs différentes contestations ; car, sans parler des gnostiques, cette secte abominable qui ne doit pas être honorée du nom chrétien, personne ne doute que l’opinion des millénaires, dont Papias paraît avoir été l’inventeur, et qu’il fondait sur la tradition apostolique, quinze ans après la mort de saint Jean, le différend qui survint bientôt après au sujet de la Pâque, et les disputes des orthodoxes contre les origénistes, sur la résurrection, et sur quelques autres articles de la doctrine chrétienne, n’aient partagé les chrétiens dans les premiers âges de l’Église. Ensuite survinrent les célèbres disputes des orthodoxes contre les ariens, qui furent accompagnées d’une chaleur et d’une animosité connues de tout le monde, Or, quelque funestes que ces contestations aient été à l’Église, elles ont produit ce bon effet par la direction de la Providence, qui conduit tout à de bonnes fins, qu’elles ont conservé la révélation du Nouveau Testament pure et entière ; et qu’aujourd’hui encore elles assurent notre foi contre tous les soupçons que nous pourrions avoir à cet égard.
Le moyen, en effet, que, quand les millénaires, les origénistes et les ariens auraient voulu corrompre l’Écriture, les orthodoxes, qui étaient si échauffés contre eux, l’eussent permis, ou que, si les orthodoxes eussent eu cette intention, leurs adversaires qui étaient si animés eussent conspiré avec eux dans ce dessein ?
Je veux encore que cet étrange accord ait pu se faire : le nombre presque infini d’exemplaires, d’éditions et de versions qu’on eut d’abord du Nouveau Testament, a rendu l’exécution de ce dessein impossible ; car, quand un homme aura corrompu un seul de ces exemplaires, ou qu’il fera une version infidèle de cette Écriture, comment corrompra-t-il tous les autres exemplaires de ces livres qui sont dans le monde ? ou comment changera-t-il tant d’autres versions qu’on en a faites en divers temps et en divers lieux ?
Mais feignons encore que cela n’est pas impossible. Si l’on a corrompu les écrits des apôtres, il faut que c’ait été dans l’essentiel, ou en des choses de peu de conséquence. J’appelle l’essentiel les faits miraculeux qui sont rapportés dans le Nouveau Testament, et tous ceux qui prouvent la vérité de la religion chrétienne, s’ils sont véritables. Si l’on n’a pas corrompu cette Écriture dans l’essentiel, il s’ensuit qu’elle contient assez de faits véritables pour établir la vérité du christianisme ; et, si c’est dans l’essentiel qu’on l’a altérée, il faut qu’on y ait ajouté les miracles de Jésus-Christ, sa résurrection, son ascension dans le ciel, l’effusion du Saint-Esprit sur les apôtres le jour de la Pentecôte, le pouvoir que les apôtres avaient de parler des langues étrangères, et de communiquer même aux autres les dons miraculeux. Or, je soutiens qu’on ne peut avoir ajouté tous ces faits à l’Écriture du Nouveau Testament, sans l’avoir entièrement supposée, puisque la matière du Nouveau Testament n’est composée que de ces faits, ou de choses qui se rapportent évidemment à ces faits, et qui seraient fausses si ces faits étaient faux. Joignons l’expérience à la raison, et considérons que, si les chrétiens avaient corrompu les écrits des apôtres, l’Écriture du Nouveau Testament serait aujourd’hui toute différente de ce qu’elle était dans les premiers siècles ; et qu’ayant été continuellement altérée depuis ce temps-là, il n’y aurait rien de si sensible que ce changement. Cependant il est aisé de s’apercevoir du contraire ; et il paraît par ce nombre presque infini de passages du Nouveau Testament qui se trouvent cités dans les livres des Pères, que jamais Écriture n’a reçu moins de changement par la révolution des années, que celle-là.
Il n’y a, ce me semble, que deux choses à répondre à cette preuve : l’une, qu’en corrompant les livres du Nouveau Testament, on peut avoir aussi changé les passages cités dans les Pères ; mais cette pensée ne saurait tomber dans un esprit raisonnable, car il faudrait supposer un homme immortel, qui eût eu le temps d’altérer tant de livres qui ont été composés de siècle en siècle ; et un homme tellement maître des cœurs et des esprits des hommes, qu’il eût pu corrompre le livre le plus universellement lu, et le plus chèrement conservé qui fut jamais, et altérer avec lui tous les livres des anciens, sans qu’on s’en aperçût, ou qu’on s’y opposât.
La seconde chose que l’on peut répondre, est que cette corruption de l’Écriture s’est faite avant qu’aucun Père eût commencé d’écrire, c’est-à-dire, quinze ou vingt ans après la mort des apôtres. Mais nous n’avons qu’à rappeler ici toutes les raisons qui nous ont persuadé que l’Écriture du Nouveau Testament n’avait pas été supposée par les successeurs des apôtres ; elles ne concluent pas moins en cet endroit. Nous n’avons, en effet, qu’à joindre le martyre des premiers chrétiens, qui sans doute n’ont pas été d’humeur à mourir pour défendre leurs fictions ; l’attachement des peuples aux écrits des apôtres ; les divisions qui ont partagé l’Église immédiatement après leur mort ; la variété des versions ; le nombre des exemplaires ; la tradition constante et perpétuelle des anciens ; l’enchaînement des faits essentiels de l’Évangile, qui est tel, que celui qui reçoit l’un est obligé de recevoir l’autre, celui, par exemple, qui croit l’ascension de Jésus-Christ, étant obligé de croire sa résurrection, et celui qui nie ces faits n’étant plus chrétien ; le nombre des livres qui composent le Nouveau Testament ; la répétition des mêmes faits dans ces livres ; le défaut de temps et d’occasions pour les supposer ou pour les corrompre essentiellement ; l’impossibilité qu’il y a à les corrompre essentiellement, à moins qu’on ne les suppose tout à fait ; la multitude prodigieuse des personnes à qui il fallait imposer ; la nature du fait qu’il leur fallait faire accroire, qui est que des sociétés entières avaient reçu des épîtres des apôtres, qui contenaient telle et telle chose qu’ils devaient savoir par cœur ; l’expérience du passé, qui nous montre que depuis Clément et Polycarpe jusqu’à nous, c’est-à-dire pendant seize siècles, on n’a point corrompu essentiellement l’Écriture du Nouveau Testament ; la distance des lieux où il aurait fallu supposer et corrompre ces écrits en même temps ; l’impossibilité qu’il y avait de faire recevoir comme vraies tant de fables, dont on aurait apparemment rempli ces livres, si peu de temps après la mort des apôtres, c’est-à-dire lorsque la mémoire de leur prédication était fraîche et récente ; le silence des ennemis des chrétiens, qui n’ont jamais parlé de cette supposition ; la distinction que les premiers chrétiens firent d’abord des écrits du Nouveau Testament, qu’ils regardèrent uniquement comme la règle de leur foi : toutes, ces considérations nous montrent, et nous montrent évidemment, qu’il y aurait de l’extravagance à s’arrêter à aucun de ces deux premiers soupçons.
Je viens donc au troisième, qui est que les apôtres eux-mêmes ont écrit des fables pour faire honneur à leur Maître ; et comme c’est le plus considérable, et celui que Julien, Mahomet, et presque tous les incrédules de ce temps pressent le plus, il est juste que je m’y arrête particulièrement et que je l’examine à fond dans les chapitres suivants ; car aussi c’est là-dessus que roule la preuve de notre religion.