Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 8
Mort de Pontverre

(Octobre 1528 à janvier 1529)

3.8

Pontverre fourrage Bonivard – Il convoque la confrérie à Nyon – Insolence de Pontverre en traversant Genève – La conférence au château de Nyon – Résolution prise à Nyon par les gentilshommes – Pontverre veut prendre Genève par trahison – Il veut de nouveau traverser Genève – Son outrecuidance, quolibets des Genevois – Lutte sur le pont du Rhône – Pontverre fuit – Dernière lutte et mort – Acte de la justice divine – Honneurs qui lui sont rendus – Les violences des gentilshommes redoublent – Entreprise courageuse de Lullin et de Vandel – Un Genevois crucifié par de mauvais plaisants – La nuit du jeudi saint – La journée des échelles

Chappuis, Gringalet et Levrat remplissaient de leurs plaintes tous les lieux où ils passaient, et tous les dévots les regardaient comme des martyrs. Les chevaliers de la Cuiller, apprenant le sort dont les institutions monastiques étaient menacées dans Genève, résolurent de venger la religion, et de faire tout le mal qu’ils pourraient à cette bourgeoisie audacieuse. Pontverre avait déjà commencé la campagne par une petite scène de pillage, qui n’a d’autre importance que de peindre les mœurs de cette époque. Voulant piller et voler les Genevois à leur barbe, il avait fait dire à ses tenanciers d’aiguiser leurs faux. L’un des premiers jours de juin, les paysans mettent la faux sur l’épaule ; le seigneur se place à leur tête, ses hommes d’armes les entourent, et tous se dirigent vers les prés des Genevois, situés sur la rive gauche de l’Arve, à un quart d’heure seulement de la ville. Les faucheurs arrivés, aiguisent leurs instruments, puis, du tranchant de leurs faux, ils font tomber l’herbe fraîche. Ils arrivent finalement dans un pré qui appartenait à Bonivard ; voler le prieur était chose exquise pour Pontverre. Cependant les Genevois ayant appris ce qui se passait, étaient accourus, et avaient aperçu à côté des faucheurs une troupe dont les armes étincelaient aux rayons du soleil ; Bonivard reconnut facilement le seigneur de Ternier. Les huguenots pouvaient à peine se contenir. Le chef des chevaliers de la Cuiller ayant recommandé à ses gens de ne pas laisser debout un brin d’herbe, s’approcha du pont d’Arve, qui séparait les deux pays, et, apostrophant les Genevois rassemblés sur la rive droite, il se mit à leur dire des outrages et à les défier. « Allons, courage ! leur disait-il ; passez le pont ; venez recueillir le foin que nous vous avons abattu. » Les Genevois chargent leurs armes, et les deux bandes commencent à tirer l’une contre l’autre « à belles arquebuses. » « Prenons-le au mot, passons le pont, disaient quelques huguenots ; repoussons ces voleurs !… » Déjà en effet quelques jeunes gens s’apprêtaient à traverser la rivière ; mais Bonivard ne trouvait pas que quelques chars de foin valussent la peine d’engager une bataille qui pourrait mal tourner pour Genève. « Je les en détournai, dit-il, et les ramenai en la villea. »

a – Bonivard, Chroniq., II, p. 507. — Manuscrit de Gautier.

Les Genevois, comprenant le danger dont la confrérie de la Cuiller les menaçait, se préparèrent à la résistance, et sollicitèrent le secours de Berne et de Fribourg. Deux enseignes, c’est à dire huit cents hommes, surtout du Gessenay, arrivèrent à Genève, et furent logés chez les habitants, mais particulièrement dans les couvents et chez les gens d’église. Le duc, qui tenait fort à l’alliance des cantons, craignait d’en venir aux mains avec leurs hommes d’armes ; il permit que les denrées fussent portées au marché de Genève, et une apparence de paix s’étant rétablie, les troupes alliées quittèrent la ville. C’était le 30 octobre 1528.

Pontverre n’était pas d’une humeur si pacifique. L’un des derniers représentants de la société féodale, il voyait ses éléments près de se dissoudre et ses institutions sur le point de disparaître. Le pouvoir, qui jadis avait passé des villes aux campagnes, repassait maintenant des campagnes aux villes ; Genève, en particulier, menaçait d’annuler tous les seigneurs des environs. Il y avait plus ; l’Église, qui transmet les croyances d’une manière absolue, sans que personne ait le droit de les examiner, l’Église était attaquée par la révolution religieuse qui commençait dans Genève. Pontverre entendait maintenir les choses anciennes, et pour cela prendre et, s’il le fallait, détruire cette ville inquiétante. Il convoqua donc à Nyon le conseil général de la confrérie de la Cuiller, dont il était le prieur, afin d’arrêter, de concert avec le duc, les mesures nécessaires pour s’emparer de la ville. Le bailliage de Ternier, seigneurie de Pontverre, se trouvait à environ une lieue de Genève, entre les croupes verdoyantes du mont Salève et les rives riantes du Rhône. Il eût donc été facile à ce chef de passer le fleuve entre Berney et Peney, et de se rendre ainsi sur la rive droite du lac ; mais il trouvait plus piquant et plus héroïque de traverser Genève. En vain lui représentait-on le danger auquel il s’exposait, car s’il était en tous cas prompt à provoquer les Genevois, ils étaient, eux, toujours prompts à lui répondre ; Pontverre ne voulut rien entendre. Il y avait un arrêté en vertu duquel les gentilshommes savoyards avaient franc passage dans la ville ; et muni de son épée, il ne craignait personne. On était en décembre. S’étant présenté au point du jour à la porte de la Corraterie, Pontverre passa ; il traversa tranquillement la ville sur son coursier, regardant do droite et de gauche les boutiques encore fermées, et ne rencontra aucun huguenot. Arrivé à la porte de Suisse, par laquelle il devait sortir, il la trouva fermée. Il appela le portier qui, à ce qu’il semble, n’était pas encore levé. Le cheval piaffait, le cavalier criait, le portier tardait ; il accourut enfin et baissa la chaîne. Pontverre, impatienté, lui donna un soufflet pour toute récompense, et lui dit : « Coquin ! fait-on ainsi attendre les gentilshommes ?… » Puis il ajouta avec de gros jurements : « On n’aura bientôt plus besoin de toi. Il ne se passera guère de temps que nous n’abattions vos portes, et les foulions aux pieds, comme nous l’avons fait autrefois… » Puis il piqua son cheval et partit au galop. Le portier, irrité du soufflet qu’il avait reçu, fit son rapport, et les Genevois qui avaient les muscles irritables, en conçurent une grande colère. « Ce n’est pas assez, disaient-ils, que ces Savoyards nous fassent hors de nos murs toutes sortes d’outrages ; ils viennent encore nous braver jusque chez nous ! Attendez ! Nous saurons bien le leur rendre, et châtier cet insolent. » Le conseil, tout en cherchant à modérer le peuple, ordonna que l’on mît partout des sentinellesb.

b – Bonivard, Chroniq., II, p. 517.

Les gentilshommes de la contrée, qui avaient assisté à l’assemblée de Bursinel, s’étaient mis aussitôt à « pratiquer leurs voisins, » et un grand nombre de seigneurs, animés contre Genève, avaient pris la cuiller, comme au temps des croisades on prenait la croix. Aussi la seconde conférence promettait-elle d’être plus nombreuse que la première. De tous côtés, du pays de Gex, du pays de Vaud et de la Savoie, les chevaliers arrivaient à Nyon, ville centrale au milieu de ces provinces, où ils tenaient habituellement leurs conseils de guerre. Gravissant la colline, ils montaient au château, des fenêtres duquel ils découvraient dans toute leur magnificence le lac, ses rives et les blanches Alpes de la Savoie. Ayant pris place dans la grande salle, ils tinrent conseil. Ces rudes gentilshommes, issus de ces chevaliers du moyen âge auxquels il suffisait de bâtir une tour sur un rocher pour passer leur vie à écraser le faible et dépouiller l’innocent, gardaient quelque chose de la nature de leurs aïeux. Pontverre, qui les présidait, n’eut pas de peine à les entraîner. La féodalité et le catholicisme même exerçaient sur lui une grande influence, et donnaient à ses discours une énergie, une affection profonde, à laquelle il était difficile de résister. Il montra aux seigneurs que l’autorité du prince et celle du pape, l’ordre religieux et l’ordre monarchique, le trône et l’autel, étaient également menacés par une bourgeoisie audacieuse. Il signala ce qu’il y avait de monstrueux à voir des gens de robe, des hommes de très petite naissance et de nul mérite, des boutiquiers même, prétendre remplacer l’évêque et le duc. « Il faut, disait-il, se hâter de disperser et de détruire ces semences de rébellion, ou vous les verrez au loin se répandre… » Les chevaliers du château de Nyon furent unanimes. Le droit de résistance avait été le caractère du régime féodal. Jamais l’exercice de ce droit n’avait été plus nécessaire. Un seigneur l’exerçait, dans le moyen âge, contre un autre seigneur, son voisin. Mais qu’était-ce que ces adversaires isolés, en comparaison de cet ennemi universel, invisible, qui menaçait de toutes parts la société ancienne, et qui, pour être plus sûr de triompher, inaugurait une nouvelle religion ? Dans la vallée du Léman, Genève était le château fort de ce nouveau et terrible adversaire. « A bas Genève ! Vive Rome et la Savoie ! » tel était le cri qui sortait de tous les cœurs. On convint que tous les gentilshommes se trouveraient en un certain lieu, un certain jour, tous armés à blanc, avec leurs bandes, afin de s’emparer de la ville et de mettre fin à ses libertés.

Pontverre, Joyeux de voir le succès de son appel, se tut, et parut, pendant quelque temps, plongé dans une méditation profonde. Il avait l’esprit délié, ne craignait pas de recourir à la ruse, et espérait qu’un assaut ne serait pas nécessaire. Il avait, dans le plus grand secret, gagné des amis, qui habitaient une maison située à la Corraterie, dont une porte de derrière donnait hors de la ville. Il paraît que cette maison appartenait à l’hôpital du Pont du Rhône, situé entre ce pont et la Monnaie, et placé sous le patronage des chanoines de la cathédralec. On se leva. Pontverre était particulièrement lié avec l’un des chevaliers les plus vaillants de l’assemblée, le sieur de Beaufort, commandant de Chillon. Il le prit à part : « Nous avons une porte à Genève à notre commandement, lui dit-il à voix basse et en lui recommandant le secret. Nul ne le sait ; mais n’ayez crainte ; je me charge de vous faire tous entrer. » Pontverre entra, en effet, dit quelque temps après Bonivard, qui apprit cette parole ; il entra, mais il ne sortit pasd. »

cMém. d'Archéologie, III, p. 201.

d – Bonivard, Chroniq., II, p. 528.

Les chevaliers remontèrent à cheval, et chacun d’eux reprit le chemin de son château, pour se préparer à la grande entreprise. Pontverre fit de même, mais toujours hardi et se faisant un jeu de braver les bourgeois de Genève, il résolut de traverser de nouveau la ville. Ses amis lui représentèrent que les Genevois étaient maintenant sur leurs gardes ; qu’il les avait offensés quelques jours auparavant ; que s’il faisait une telle imprudence, il était un homme mort ; que sa vie était nécessaire à l’entreprise… Tout fut inutile. « Son heure était venue, dit le chroniqueur de Saint-Victor, et il plaisait à Dieu ainsi. » « N’ayez crainte, répondit à ses frères d’armes le hardi capitaine, je passerai de nuit, et je m’envelopperai tellement dans mon manteau que nul ne me reconnaîtra. D’ailleurs, si l’on m’attaque, j’ai mon épée. » Un de ses amis, le sire de Simon, résolut de l’accompagner, et quelques serviteurs armés les suivirent. Les chevaliers restés en arrière, le regardaient galopant vers Genève et se demandaient avec inquiétude ce qui allait arriver.

Pontverre, modérant le pas de son cheval, réfléchit à l’œuvre qu’il allait entreprendre. Il trouvait sa lâche digne du nom qu’il portait et de la mémoire de ses ancêtres. En prêtant son épée au duc de Savoie et au pape, il ferait triompher à Genève le pouvoir absolu dans l’État, et le pouvoir absolu dans l’Église ; il renverserait du même coup dans cette ville remuante l’indépendance et la Réformation. Enfin, il arriva devant Genève. C’était le samedi 2 janvier 1529, entre quatre et cinq heures du soir, il était nuit close. Le chevalier mit le nez dans son manteau, se présenta à la porte des Pâquis avec son escorte, et passa. Il entra dans les rues. Le commandant d’une armée qui se proposait de prendre et détruire Genève, traversait, comme un voyageur ordinaire, la ville qu’il allait entourer de ses bandes, assiéger, peut-être brûler… Une audace aussi effrontée ne s’est peut-être jamais vue dans les temps modernes. A peine cependant fut-il dans la ville, qu’il ne put plus se contenir ; son orgueil, sa colère l’emportèrent sur sa sagesse, il laissa toute précaution ; il secoua son manteau, et il tira son épée, usant de menaces et outrages par fierté et outrecuidancee. » Il alla même plus loin ; les rues de Genève, la vue de ces huguenots délestés qu’il apercevait allant çà et là le firent bouillonner de colère ; et frappant à la tête, de son épée, un citoyen qu’il rencontra, il s’écria, avec un gros jurement : « Il nous en faut tuer de ces traîtres ! » Le citoyen attaqué se retourne, d’autres accourent ; c’était dans la rue de Coutance, qui a vu dès lors bien d’autres batailles, et jusque dans les temps les plus modernesf. Les huguenots entourent les cavaliers, ils les reconnaissent, ils crient : « Voici Pontverre ! voici Pontverre ! » La foule augmente et se rassemble sur le pont du Rhône, que le chef des chevaliers de la Cuiller devait traverser.

e – Journal de Balard. — Mém. d'Archéologie, X, p. 189.

f – Juillet 1862, entre deux partis politiques.

Depuis quelques jours on ne s’entretenait à Genève que de la conférence de Nyon ; on se disait que les gentilshommes de la Cuiller méditaient de nouvelles attaques ; qu’ils allaient derechef piller, tuer — et que cette fois ils entreprendraient de porter le fer et le feu dans Genève même. L’irritation était excessive parmi le peuple ; quelques citoyens, se trouvant ensemble sur la place publique ou dans leurs maisons, parlaient des gentilshommes réunis à Nyon, et les quolibets pleuvaient de toutes parts. « Les gentilshommes ! » disait un huguenot. « Dites les gens pille-hommes ! reprenait un second ; les gens tue-hommes ! » disait un troisième ; et malgré la gravité de l’affaire, on riait. Tout à coup — voilà devant eux, dans leur ville même, le chef de l’entreprise, celui qui ne cesse de les pourchasser ; il a tiré son épée et frappé l’un des citoyens. Ceux-ci dégainent à leur tour, et au moment où le hardi chevalier, ayant traversé le faubourg de Saint-Gervais. entre sur le pont du Rhône, ils l’entourent, et l’un d’eux lui porte un coup à la figure. L’homme de la féodalité est aux prises presque seul avec les hommes de la bourgeoisie. Le pouvoir ancien et le pouvoir nouveau luttent sur le pont du Rhône. Et tandis que le fleuve bleu coule au-dessous comme à l’ordinaire ; que les eaux anciennes vont se perdre dans la mer, et que les eaux nouvelles arrivent, détachées des glaciers alpestres par les rayons du soleil, il y a sur le pont d’autres choses anciennes qui passent et d’autres choses nouvelles qui apparaissent. Au milieu des coups d’épées, du cliquetis des armes, des cris d’indignation des citoyens et des malédictions du gentilhomme, une grande transmutation s’opère, la société passe à l’ordre libre et abandonne l’ordre féodal.

Le sire de Pontverre, voyant que le nombre de ses ennemis augmente, pique son cheval, le lance à travers la foule, et arrive à la porte de la Corraterie, par laquelle il voulait sortir, et qui conduisait au couvent des frères prêcheurs ; mais les Genevois avaient pris les devants… O malheur ! la porte est fermée. Pontverre, en cette extrémité, ne se trouble pas. C’était tout près de là que se trouvait cette maison dépendante de l’hôpital, dont une porte de derrière donnait hors de la ville, et par laquelle le chevalier se proposait de faire entrer de nuit les Savoyards. Il avait, au moyen de son cheval, gagné une petite avance sur ceux qui le poursuivaient ; il ne perd pas un moment ; il se retourne, et arrive devant la fameuse maison. Il y avait des degrés qu’il fallait monter pour y parvenir. Déjà les Genevois arrivaient en foule, poussant des cris : Pontverre ! Pontverre !… — Celui-ci fait face à l’ennemi ; et ne quittant pas son vaillant coursier, il monte les degrés à contre-mont, c’est-à-dire à rebours, brandissant son épée contre ceux qui le poursuivent. En ce moment le syndic Ami Girard arrive ; il trouve M. de Simon et les autres cavaliers qui accompagnaient le chef entourés de toutes parts ; le syndic supplie qu’on ne leur fasse aucun mal. En effet, ces chevaliers rendent leurs armes, et on se contente de les mettre en sûreté. Pontverre, arrivé sur le palier, met pied à terrre, et espérant toujours se sauver par la fameuse porte, il se jette précipitamment dans la maison. Sa figure est ensanglantée, car, dit un témoin, « il avait une coustelade sur le nez ; » ses regards sont égarés ; il entend sur ses talons les pas des huguenots. N’a-t-il pas le temps d’atteindre la porte, ou la trouve-t-il fermée ? Nous l’ignorons. Quoi qu’il en soit, voyant qu’il ne peut s’échapper, il perd, semble-t-il, la tête. S’il se fût encore possédé lui-même, il eût sans doute affronté tous ses ennemis et vendu chèrement sa vie ; mais pour la première fois il prend peur ; il entre brusquement dans l’une des chambres de la maison, il se jette à plat ventre et se cache précipitamment sous un lit ; un enfant n’eût pas fait autrement. Quel refuge pour le plus vaillant chevalier que les Alpes et le Jura eussent vu peut-être depuis des siècles !…

Dans ce moment, les Genevois qui le poursuivent franchissent le seuil de la maison ; ils la parcourent, ils entrent dans la chambre où s’est caché celui qui voulait avaler Genève comme une cuillerée de riz. A leur tête est Ami Bandière, l’un des huguenots qui avaient dû se réfugier à Berne, en même temps que Hugues et les principaux du parti, celui dont le père et les enfants avaient, on se le rappelle, comparu devant le conseil en 1526, quand il s’agissait de défendre les huguenots réfugiés en Suisse. Ami Bandière, homme droit, enthousiaste de la liberté, décidé, impétueux, aperçoit le lit ; il pense que le fier gentilhomme pourrait bien être caché dessous. « A belles épées nues, dit Bonivard, on fourgonna dessous, et le malheureux qui y était caché reçut un coup d’estoc. » C’était trop ; le sire de Pontverre se réveille ; homme vif et puissant, il sort de sa cachette en furie, il se lève ; de ses bras vigoureux il saisit Bandière, le jette sur le lit et lui donne un coup de poignard à la cuisse. Alors les cris redoublent ; s’il s’était rendu, on ne lui eût fait aucun mal ; mais les amis de Bandière, excités par le sang de leur frère, veulent le venger. Ils se précipitent sur Pontverre. Seul au milieu de la chambre, cet homme athlétique les reçoit avec courage ; il brandit son glaive à droite et à gauche ; il frappe de la pointe et du tranchant ; mais un bourgeois, que la colère enflamme, fond sur lui « à beaux coups d’épée, » et le capitaine général des gentilshommes de la Cuiller tombe mort. Dans ce moment, le syndic Ami Girard entre en s’écriant : « Arrêtez ! arrêtez ! » Mais il était trop tard.

Ainsi mourut François de Ternier, seigneur de Pontverre, dont les ancêtres avaient toujours été ennemis de Genève, « et qui lui-même en avait été le pire, » dit un de ses contemporains. Il tomba martyr de la féodalité, disent les uns ; victime de son insolence, disent les autres. Sa seule pensée avait été de ruiner Genève, de disperser ses habitants, d’abattre ses murs, et maintenant il était étendu mort à quelques pas du lieu où, en 1519, il se trouvait à la tête de ses hommes d’armes, pour assister à l’assassinat de Berthelier ; et à la place même par laquelle il avait comploté d’entrer, pour ruiner la ville par le feu et par le fer. – « Acte mémorable de la justice divine, disaient quelques Genevois ; délivrance éclatante pour Genève, leçon terrible pour ses ennemis ! » Il y a une grande différence, qu’il faut bien remarquer, entre les martyrs de la liberté et du droit, et ceux de la féodalité et de la papauté. Le pouvoir arbitraire saisissait perfidement les plus grands citoyens, les Berthelier, les Lévrier, au milieu d’une vie inoffensive, et les faisait périr par la main vile du bourreau, après un prétendu jugement, qui n’était qu’une abominable perfidie. Mais c’était provoqués par les champions de la féodalité, et à leur corps défendant, que les hommes de la liberté frappaient leurs adversaires ; Pontverre mourait dans un combat où il avait le premier tiré l’épée.

Les Genevois voulurent rendre à leur ennemi mort toutes sortes d’honneurs ; le conseil ordonna qu’il fût enseveli avec les rites accoutumés, par les franciscains, dans une chapelle du couvent de Rive, qui avait été fondée par sa famille, et où quelques-uns de ses ancêtres avaient été déposés. Cette cérémonie ayant eu lieu selon les rites du culte romain, on informa sur cette mort tragique « pour en faire justice, s’il y avait lieu. » Tous les gens de sens rassis étaient à Genève dans une grande affliction. « Ah ! disaient-ils, quel dommage qu’il n’ait pas voulu vivre en paix ! car c’était un vertueux chevalier, excepté qu’il était si querelleux ! Il eût mieux valu le faire prisonnier, c’eût été le moyen d’obtenir de ses confrères un appointement perpétuel ! » La justice trouva sur Pontverre des lettres qui se rapportaient au complot tramé contre Genève, et où il était donné ordre aux gentilshommes de la Cuiller de se réunir tous contre cette ville, armés à blanc. On reconnut qu’il avait été le chef des bandes qui pillaient et tuaient sans merci les citoyens et les habitants de la campagne ; qu’il avait été le provocateur, ayant le premier blessé Bandière ; la justice conclut donc qu’il n’y avait pas lieu à procédure. Le sire de Simon et les autres compagnons du fameux capitaine furent menés à la frontière de Savoie, sans qu’il leur fût fait aucun malg.

g – Registres du Conseil ad annum. — Bonivard, Chroniq., II, p. 520-525. — Spon, Hist. de Genève, I, p. 425. — Manuscrit de Savyon. — Balard, Mém. d'Archéologie, X, p. 189. — Le levain du Calvinisme ou Commencement de l'hérésie de Genève, par Révérende sœur Jeanne de Jussie, publié en 1853, par M. G. Revilliod, p. 11.

Il semblait que le chef de la ligue contre Genève étant tombé, elle en serait affaiblie ; mais au contraire, la mort de Pontverre redoubla la rage des confrères de la Cuiller. Les cris et les violences augmentèrent autour de la ville, et dès le lendemain dimanche, 3 janvier, les gentilshommes, voulant venger leur chef, tenaient partout les champs : « Nous tuerons tous les Genevois que nous rencontrerons, » disaient-ils. « En effet, ils se ruaient sur le premier qu’ils trouvaient, faisant violences et tueries. » On eût dit que l’esprit de Pontverre revenait et poussait ses anciens collègues à faire à ses mânes de nombreux holocaustes. On s’attendait à un assaut prochain ; l’alarme se répandit dans Genève ; le conseil s’assembla. La mort de François de Ternier, dit un membre, a jeté de l’huile sur le feu au lieu de l’éteindre. Seuls, nous ne pouvons résister à l’attaque de la Savoie et des gentilshommes. Hâtons-nous de prévenir Berne et Fribourg. — Impossible, dit un autre conseiller ; tous les gentilshommes du pays de Vaud sont en armes ; on ne peut le traverser. Nos députés seraient arrêtés à Versoy, à Coppet, à Nyon, à Rolle ; et quiconque sera pris, payera de sa tête la mort de l’illustre chef. »

Mais un peuple libre trouve toujours des citoyens prêts à se sacrifier. Deux hommes se levèrent ; c’étaient deux des plus courageux huguenots, Jean Lullin et Robert Vandel : « Nous irons, » dirent-ils. Ils embrassent les leurs, se jettent dans un bateau, espérant arriver par le lac à des lieux où ils pourraient aborder sans crainte. Mais à peine avaient-ils pris le large, qu’ils furent reconnus et poursuivis par des embarcations ennemies, bien armées et bien montées. Les deux Genevois, les ayant aperçues, comprirent le danger, et saisissant les avirons de rechange, ils aidèrent les bateliers de leurs bras vigoureux, et se sauvèrent à force de rames. Ils gagnaient toujours quelque chose sur les barques des Savoyards ; ils passaient sans être arrêtés en vue des divers ports occupés par leurs ennemis, et enfin, ils abordèrent à Ouchy, inondés de sueur. Les gens de Lausanne, bien disposés pour les Genevois, leur prêtèrent secours. Ils se rendirent à Fribourg « par subtil moyen, » déguisés probablement, et racontèrent à leurs anciens amis les périls croissants auxquels la ville était exposée, surtout depuis la mort de Pontverreh.

h – Registres du Conseil des 2, 3 et 6 janvier 1529. — Journal de Balard, p. 189. — Spon, Hist. de Genève, II, p. 422 à 426. — Manuscrit de Gautier.

Celui-ci était alors remplacé par le seigneur de Viry, dont le château se trouvait, comme celui de Pontverre, entre le mont Salève et le lac (entre Chancy et Léluiset) ; et dont la famille avait toujours fourni à la Savoie de fanatiques adhérents. Viry était furieux de ce que Lullin et Vandel lui avaient échappé ; aussi, un jour après, les domestiques de ces deux Genevois, qui avaient charge de conduire leurs chevaux à leurs maîtres à Lausanne, ayant passé par Coppet, ils y furent jetés en prison par ses ordres. Il ne s’en tenait pas là. « Les gentilshommes donnaient aux Genevois qu’ils rencontraient des coups de poignards, des coups de hache, aux reins, aux épaules et ailleurs ; et plusieurs en mouraient. » Tout le pays de Monseigneur de Savoie est en armes, disait-on à Genève au commencement de mars 1529, et nul ne peut sortir de la cité sans de grands périls ! »

Les ducaux, voulant braver de toutes manières les Genevois, résolurent de leur envoyer un message non écrit, mais vivant, qui leur apprendrait le sort qui les attendait. En effet, le 14 mars, les Genevois qui sortaient de Notre-Dame de Grâce virent avancer sur le pont d’Arve un étrange personnage. Il avait derrière lui une traverse en bois qui s’élevait verticalement des pieds jusqu’au dessus de la tête, et contre laquelle il était lié ; puis une seconde traverse, mais horizontale, placée à la hauteur des épaules et à laquelle ses bras étendus étaient attachés. Les gentilshommes avaient trouvé amusant de crucifier un Genevois, toutefois sans lui faire grand mal, et en lui laissant les pieds libres, de manière à ce qu’il pût retourner chez lui ainsi ajusté. « Qu’est-ce que cela ? » disaient les gens arrêtés devant le pont. Ils crurent reconnaître un homme de la ville. « Ils l’ont mis en croix à tous bâtons devant et derrière, » dirent-ils. L’homme passa l’Arve, s’approcha de ses concitoyens et leur raconta son histoire : « J’étais allé au village de Troinex pour affaires ; les ennemis m’ont pris, arrangé de cette façon, et contraint à revenir à Genève dans cet accoutrement. » Les Genevois ne savaient s’ils devaient rire ou se fâcher ; ils délivrèrent leur combourgeois crucifié, et tous rentrèrent ensemble à la ville.

Ceci n’était qu’un petit amusement des plus jeunes d’entre les gentilshommes ; le sire de Viry et ses confrères avaient des pensées plus sérieuses. L’attaque contre Genève, résolue dans le château de Nyon, devait être mise à exécution. Les seigneurs sortirent avec leurs hommes d’armes de tous les châteaux de la grande vallée, et, le 24 mars, quelques paysans des bords de l’Arve vinrent dire aux syndics qu’il se faisait grand amas de gentilshommes et de soldats à Gaillard ; que ces hommes d’armes voulaient, la nuit prochaine, secrètement êcheller la ville, et qu’il y avait grande garde sur tous les chemins pour retenir tous ceux qui sortaient de Genève. Toute la garnison consistait alors en cinquante compagnons, faisant un guet tournoyant, dit Bonivard, c’est-à-dire faisant la garde à leur tour. Comment résister avec si peu de monde ? Toutefois deux puissances gardaient les murailles : l’énergie des citoyens et la providence de Dieu.

La nuit du jeudi saint, 25 mars, à minuit, les chevaliers de la Cuiller, environ 4 000 hommes de troupes savoyardes, et les mamelouks fugitifs, s’avancèrent le plus secrètement possible pour prendre Genève par surprise. Les Genevois, accoutumés à de fausses alarmes, n’avaient pas fait grande attention à l’avis qui leur avait été donné. En tête de la troupe qui voulait donner l’assaut, se trouvaient un certain nombre d’hommes, portant de grandes échelles fabriquées à Chillon. Les gens d’armes qui les suivaient, avaient sur leurs habits des chemises blanches, afin de pouvoir se reconnaître dans les ténèbres ; ils avaient même envoyé à leurs amis de Genève des marques que ceux-ci devaient placer au bout de leurs piques, afin que les assaillants les reconnussent dans la mêlée. Deux heures de la nuit ayant sonné dans la ville, quelques Savoyards arrivèrent devant les murailles. Personne dans Genève n’était sur ses gardes ; le silence était profond, la nuit obscure, tout promettait un succès complet. Cependant le corps d’armée s’était arrêté à un quart de lieue de la ville, et il hésitait à donner l’assaut. Pontverre n’était plus là ; Viry n’avait point hérité de son influence. « Au moment de l’exécution, un esprit d’épouvante saisit ces Savoyards, à ce que dit un chroniqueur ; Dieu leur ôta le courage, en sorte qu’ils ne surent oncques approcher. » « Nous ne sommes point assez forts, disait l’un, pour parfaire notre entreprise. — Si nous échouons, disait l’autre, Messieurs des Ligues ne nous manqueront pas. » En conséquence, ils se retirèrent ; et dirent, pour cacher leur honte, que le duc ou l’évêque leur avait défendu d’avancer. Le duc, influencé par les cantons, n’aurait-il pas en effet donné au dernier moment l’ordre de la retraite ? Cela seul, semble-t-il, explique ce mouvement rétrograde. Quoi qu’il en soit, les Genevois attribuèrent leur délivrance à une cause plus élevée ; ils écrivirent dans les registres du conseil ces simples mots que nous transcrivons : « Les gentils avaient entrepris d’attaquer cette ville, laquelle Dieu a préservée jusqu'à présent. » On appela, le 25 mars la journée des échelles. C’était en effet à fabriquer des échelles et à les apporter que s’était borné tout le combati.

i – Registres du Conseil du 25 mars 1529. — Journal de Balard, p. 216, 219, 221, 222. — Bonivard, Chroniq., p. 533. — Sœur de Jussie, p. 6.

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