Adieux de Luther – On affiche sa condamnation – Cavalcade près d’Erfurt – Rencontre de Jonas avec Luther – Luther dans son ancien couvent – Luther prêche à Erfurt – Incident – Foi et œuvres – Concours du peuple et courage de Luther – Luther à Spalatin – Séjour à Francfort – Crainte à Worms – Plan des Impériaux – Fermeté de Luther – Entrée dans Worms
Le 2 avril était arrivé : Luther devait prendre congé de ses amis. Après avoir annoncé à Lange, par un billet, qu’il passerait le jeudi ou le vendredi suivant à Erfurth, il dit adieu à ses collègues. Se tournant vers Mélanchthon : « Si je ne reviens pas, lui dit-il d’une voix émue, et que mes ennemis me mettent à mort, ô mon frère ! ne cesse pas d’enseigner, et demeure ferme dans la vérité. Travaille à ma place, puisque je ne pourrai plus travailler moi-même. Si tu vis, peu importe que je périsse. » Puis, remettant son âme entre les mains de celui qui est fidèle, Luther monta dans son char, et quitta Wittemberg. Le conseil de la ville lui avait fourni une voiture modeste, recouverte d’une toile, que les voyageurs pouvaient mettre ou ôter à volonté. Le héraut impérial, revêtu de ses ornements et portant l’aigle de l’Empire, était à cheval, en avant, suivi de son domestique. Puis venaient Luther, Schurff, Amsdorff et Suaven dans leur char. Les amis de l’Évangile, les bourgeois de Wittemberg, émus, invoquant Dieu, fondaient en larmes. Ainsi partit Luther.
h – Luth. Ep., I, p. 580.
Il remarqua bientôt que de sinistres pressentiments remplissaient les cœurs de ceux qu’il rencontrait. A Leipzig on ne lui rendit aucun honneur, et l’on se contenta de lui présenter le vin d’usage. A Naumbourg, il rencontra un prêtre, probablement J. Langer, homme d’un zèle sévère, qui gardait soigneusement dans son cabinet le portrait du fameux Jérôme Savonarola de Ferrare, brûlé en 1498, à Florence, par ordre du pape Alexandre VI, comme martyr de la liberté et de la morale, aussi bien que comme confesseur de la vérité évangélique. Ayant pris le portrait du martyr italien, le prêtre s’approcha de Luther, et le lui tendit en silence. Celui-ci comprit ce que cette image muette lui annonçait ; mais son âme intrépide demeura ferme. C’est Satan, dit-il, qui voudrait empêcher, par ces terreurs, que la vérité ne fût confessée dans l’assemblée des princes ; car il prévoit le coup que cela va porter à son règnei. » — Demeure fermement en la vérité que tu as reconnue, lui dit alors gravement le prêtre, et ton Dieu demeurera aussi fermement avec toij. »
i – « Terrorem hune a Sathana sibi dixit adferri.… » (Melch. Adam., p. 117.)
j – « Er wolle bey der erkandten Wahrheyt mit breytem Fuss aushalten… » (Mathesius Historien, p. 23 : nous citons d’après la première édition de 1566.)
Ayant passé la nuit à Naumbourg, où le bourgmestre l’avait reçu avec hospitalité, Luther arriva le lendemain au soir à Weimar. A peine y était-il depuis un instant, qu’il entendit des cris de toutes parts : c’était sa condamnation qu’on annonçait. « Voyez ! » lui dit le héraut. Il regarda, et ses yeux, étonnés, aperçurent des messagers impériaux parcourant la ville et affichant partout l’édit de l’Empereur, qui prescrivait de remettre aux magistrats ses écrits. Luther ne douta pas qu’on n’étalât à l’avance ces rigueurs pour le retenir par la crainte, et ensuite le condamner comme ayant refusé de comparaître. « Eh bien ! monsieur le docteur, voulez-vous continuer ? dit le héraut impérial, effrayé — Oui, répondit Luther ; quoique mis à l’interdit dans toutes les villes, je continuerai ! Je me repose sur le sauf-conduit de l’Empereur. »
Luther eut à Weimar une audience du duc Jean, frère de l’électeur de Saxe, qui y résidait alors. Le prince l’invita à prêcher. Il y consentit. Des paroles de vie s’échappaient du cœur ému du docteur. Un moine franciscain, qui l’entendit, Jean Voit, l’ami de Frédéric Myconius, fut alors converti à la doctrine évangélique. Il quitta le couvent deux ans après, et devint plus tard professeur de théologie à Wittemberg. Le duc donna à Luther l’argent nécessaire pour son voyage.
De Weimar le réformateur se rendit à Erfurt. C’était la ville de sa jeunesse. Il espérait y voir son ami Lange, si, comme il le lui avait écrit, il n’y avait pas de danger à entrer dans la villeλ. Il en était encore à trois ou quatre lieues, près du village de Nora, quand il vit paraître dans le lointain une troupe de cavaliers. Étaient-ce des amis ? étaient-ce des ennemis ? Bientôt, Crotus, recteur de l’université, Eobanus Hesse, l’ami de Mélanchthon, que Luther appelait le roi des poètes, Euricius Cordus, Jean Draco, d’autres encore, au nombre de quarante, membres du sénat, de l’université, de la bourgeoisie, tous à cheval, le saluent avec acclamations. Une multitude d’habitants d’Erfurt couvre le chemin et fait éclater sa joie. On était avide de voir l’homme puissant qui avait osé déclarer la guerre au pape.
λ – « Nisi periculum sit Erfordiam ingredi. » (Luth. Ep., I, p. 580.)
Eobanus Hesse
Un jeune homme de vingt-huit ans, nommé Juste Jonas, avait devancé le cortègeμ. Jonas, après avoir étudié le droit à Erfurt, avait été nommé recteur de l’université en 1519. Éclairé par la lumière évangélique, qui se répandait alors de toutes parts, il avait conçu le désir de devenir théologien. « Je crois, lui écrivit Érasme, que Dieu t’a élu comme un organe, pour faire briller la gloire de son fils Jésusν. » Toutes les pensées de Jonas étaient portées sur Wittemberg, sur Luther. Quelques années auparavant, n’étant encore qu’étudiant en droit, Jonas, d’un esprit prompt et entreprenant, était parti à pied, accompagné de quelques amis, et avait traversé, pour arriver jusqu’à Érasme, alors à Bruxelles, des forêts infestées de voleurs et des villes ravagées par la peste. N’affrontera-t-il pas maintenant d’autres dangers pour accompagner à Worms le réformateur ? Il lui demanda vivement de lui accorder cette faveur. Luther y consentit. Ainsi se rencontrèrent ces deux docteurs, qui devaient travailler ensemble toute leur vie à l’œuvre du renouvellement de l’Église. La Providence divine groupait autour de Luther les hommes destinés à être la lumière de l’Allemagne, les Mélanchthon, les Amsdorff, les Bugenhagen, les Jonas. A son retour de Worms, Jonas fut nommé prévôt de l’église de Wittemberg, et docteur en théologie. « Jonas, disait Luther, est un homme dont il faudrait acheter la vie à grand prix pour le retenir sur la terreξ. » Aucun prédicateur n’avait reçu comme lui le don de captiver ses auditeurs. « Poméranus est exégète, disait Mélanchthon, moi je suis dialecticien, Jonas est orateur. Les paroles découlent de ses lèvres avec une admirable beauté, et son éloquence est pleine de force. Mais Luther nous surpasse tousπ. » Il paraît qu’à peu près vers le même temps un ami d’enfance et un frère de Luther vinrent augmenter son escorte.
μ – « Hos inter, qui nos praevenerat, ibat lonas,
Ille decus nostri primaque fama chori. »
(Eob. Hessi Elegia secunda.)
ν – « Velut organum quoddam electum ad illustrandam filii sui Jesu gloriam. » (Erasmi Ep., V, 27.)
ξ – « Vir est quem oportuit multo pretio emptum et servatum in terra. » (Weismann. I, p. 1436.)
π – « Pomeranus est grammaticus, ego sum dialecticus, Jonas est orator.… Lutherus vero nobis omnibus antecellit. » (Knapp. Narat. de J. Jona, p. 581.)
Justus Jonas
La députation d’Erfurt avait tourné bride. Cavaliers et gens à pied, entourant la voiture de Luther, entrèrent dans les murs de la ville. A la porte, sur les places, dans les rues, où le pauvre moine avait si souvent mendié son pain, la foule des spectateurs était immense. Luther descendit au couvent des Augustins, où l’Évangile avait consolé son cœur. Lange le reçut avec joie ; Usingen et quelques-uns des pères les plus âgés lui témoignèrent beaucoup de froideur. On désirait l’entendre ; la prédication lui était interdite ; mais le héraut, entraîné lui-même, céda.
Le dimanche après Pâques, l’église des Augustins d’Erfurt était remplie d’une grande foule. Ce frère, qui autrefois ouvrait les portes et balayait l’église, monta dans la chaire, et ayant ouvert la Bible, il y lut ces mots : « La paix soit avec vous ; et quand Jésus eut dit cela, il leur montra ses mains et son côté. (Jean 20.19-20). Tous les philosophes, dit-il, les docteurs, les écrivains, se sont appliqués à enseigner comment l’homme peut obtenir la vie éternelle, et ils n’y sont pas parvenus. Je veux maintenant vous le dire. »
C’est dans tous les siècles la grande question ; aussi les auditeurs de Luther redoublèrent-ils d’attention.
« Il y a deux espèces d’œuvres, continua le réformateur ; des œuvres étrangères : ce sont les bonnes ; des œuvres propres : elles sont peu de chose. L’un bâtit une église, l’autre va en pèlerinage à Saint-Jacques ou à Saint-Pierre, un troisième jeûne, prie, prend le capuchon, va nu-pieds ; un autre fait quelque autre chose encore. Toutes ces œuvres ne sont rien, et périront ; car nos œuvres propres sont sans aucune force. Mais je vais vous dire maintenant quelle est l’œuvre véritable. Dieu a ressuscité un homme, le Seigneur Jésus-Christ, pour qu’il écrase la mort, détruise le péché, et ferme les portes de l’enfer. Voilà l’œuvre du salut. Le démon crut qu’il tenait le Seigneur en son pouvoir, quand il le vit entre deux brigands, souffrant le plus honteux martyre, maudit de Dieu et des hommes… Mais la Divinité déploya sa puissance, et anéantit la mort, le péché et l’enfer…
Christ a vaincu ! voilà la grande nouvelle ! et nous sommes sauvés par son œuvre, et non par les nôtres — Le pape dit tout autre chose. Mais je le déclare, la sainte Mère de Dieu elle-même a été sauvée, non par sa virginité ni par sa maternité, ni par sa pureté ou ses œuvres, mais uniquement par le moyen de la foi et par les œuvres de Dieu… »
Comme Luther parlait, un bruit soudain se fit entendre ; une des galeries craqua, et l’on crut qu’elle allait céder sous le poids de la foule. Cela causa une grande agitation dans tout l’auditoire. Les uns s’enfuyaient, les autres restaient frappés d’effroi. L’orateur s’arrêta un moment ; puis, étendant la main, il s’écria d’une voix forte : Ne craignez rien ! il n’y a pas de danger : le diable cherche ainsi à m’empêcher d’annoncer l’Évangile, mais il n’y réussira pask. » A cet ordre, ceux qui s’enfuyaient s’arrêtèrent, étonnés et saisis ; l’assemblée se calma, et Luther, sans s’inquiéter des tentatives du diable, continua : « Vous nous parlez beaucoup de la foi, me direz-vous peut-être. Apprenez-nous donc comment on peut l’obtenir. Eh bien, oui, je veux vous l’apprendre. Notre Seigneur Jésus-Christ dit : La paix soit avec vous ! Regardez mes mains, c’est-à-dire : Regarde, ô homme ! c’est moi, c’est moi seul qui ai ôté ton péché, et qui t’ai racheté ; et maintenant tu as la paix ! dit le Seigneur…
k – « Agnoscoinsidias, hostis acerbe, tuas. » (Hessi Eleg. tertia.)
Je n’ai point mangé le fruit de l’arbre, reprit Luther ; vous ne l’avez pas non plus mangé ; mais nous avons reçu le péché qu’Adam nous a transmis, et nous l’avons fait. De même, je n’ai point souffert sur la croix et vous n’y avez pas non plus souffert ; mais Christ a souffert pour nous ; nous sommes justifiés par l’œuvre de Dieu, et non par la nôtre… Je suis, dit le Seigneur, ta justice et ta rédemption…
Croyons à l’Évangile, croyons à saint Paul, et non aux lettres et aux décrétales des papes »
Luther, après avoir prêché la foi comme cause de la justification du pécheur, prêche les œuvres comme conséquence et manifestation du salut.
« Puisque Dieu nous a sauvés, continue-t-il, ordonnons tellement nos œuvres qu’il y mette son bon plaisir. Es-tu riche ? que ton bien soit utile aux pauvres ! Es-tu pauvre ? que ton service soit utile aux riches ! Si ton travail n’est utile qu’à toi-même, le service que tu prétends rendre à Dieu n’est qu’un mensongel. »
l – Luth. Op. (L.), XII, p. 485.
Pas un mot sur lui dans ce sermon de Luther ; point d’allusion aux circonstances où il se trouve ; rien sur Worms, ni sur Charles, ni sur les nonces ; il prêche Christ, et Christ seul ; dans ce moment où le monde a les yeux sur lui, il n’a aucune préoccupation de lui-même, c’est la marque d’un véritable serviteur de Dieu.
Luther partit d’Erfurt, et traversa Gotha, où il prêcha de nouveau. Myconius ajoute qu’au moment où l’on sortait du sermon, le diable détacha du fronton de l’église quelques pierres qui n’avaient pas bougé depuis deux cents ans. Le docteur alla coucher dans le couvent des Bénédictins à Reinhardsbrunn, et se rendit de là à Isenac, où il se sentit indisposé. Amsdorff, Jonas, Schurff, tous ses amis en furent effrayés. On le saigna ; on lui prodigua des soins empressés ; le schulthess de la ville, Jean Oswald, accourut lui-même, apportant une eau cordiale. Luther en ayant bu s’endormit, et les forces que lui donna le repos lui permirent de repartir le lendemain.
Partout les peuples se précipitaient sur ses pasm. Son voyage était la marche d’un triomphateur. On contemplait avec émotion cet homme hardi, qui allait présenter sa tête à l’Empereur et à l’Empiren. Un concours immense l’entourait. On lui parlait : « Ah ! lui disaient quelques-uns, il y a à Worms tant de cardinaux, tant d’évêques !… On vous brûlera, on réduira votre corps en cendres, comme on l’a fait de celui de Jean Huss. » Mais rien n’épouvantait le moine. « Quand ils feraient un feu, dit-il, qui s’étendît de Worms à Wittemberg, et qui s’élevât jusqu’au ciel, je le traverserais au nom du Seigneur, je paraîtrais devant eux, j’entrerais dans la gueule de ce Béhémoth, je briserais ses dents, et je confesserais le Seigneur Jésus-Christo. »
m – « Iter facienti occurrebant populi. » (Pallavicini, Hist. C. Tr., I, p. 114.)
n – « Quacunque iter faciebant, frequens erat concursus hominum, videndi Lutheri studio. (Cochlœus, p. 29.)
o – « Ein Feuer das bis an den Himmel reichte… » (Keil. I, p. 98.)
Un jour, comme il venait d’entrer dans une auberge, et que la foule se pressait comme de coutume autour de lui, un officier s’avança, et lui dit : « Êtes-vous l’homme qui a entrepris de réformer la papauté ?… Comment y parviendrez-vous ?… — Oui, répondit Luther, je suis l’homme. Je me repose sur le Dieu tout-puissant, dont j’ai devant moi la parole et le commandement. » L’officier, ému, le regarda alors d’un œil plus doux, et lui dit : « Cher ami, ce que vous dites là est quelque chose. Je suis serviteur de Charles ; mais votre maître est plus grand que le mien. Il vous aidera et vous garderap. » Telle était l’impression que produisait Luther. Ses ennemis mêmes étaient frappés à la vue de cette multitude qui l’entourait ; mais c’est sous d’autres couleurs qu’ils ont dépeint ce voyageq. Le docteur arriva enfin à Francfort le dimanche 14 avril.
p – « Nun habt Ihr einen grôssern Herrn, denn Ich. » (Keil. I, p. 99.)
q – « In diversoriis multa propinatio, læta compotatio, musices quoque gaudia : adeo ut Lutherus ipse alicubi sonora testudine ludens, omnium in se oculos converteret, velut Orpheus quidam, sed rasus adhuc et cucullatus, eoque mirabilior. »(Cochlœus, p. 23.)
Déjà la nouvelle de la marche de Luther était parvenue à Worms. Les amis du pape n’avaient pas cru qu’il obéirait à la citation de l’Empereur. Albert, cardinal archevêque de Mayence, eût tout donné pour l’arrêter sur la route. De nouvelles pratiques furent mises en œuvre pour y parvenir.
Luther, arrivé à Francfort, y prit quelque repos, puis il annonça son approche à Spalatin, qui se trouvait alors à Worms avec l’Électeur. C’est la seule lettre qu’il ait écrite pendant la route. « J’arrive, lui dit-il, bien que Satan se soit efforcé de m’arrêter dans le chemin par des maladies. D’Isenac ici je n’ai cessé de languir ; et je suis encore comme je n’ai jamais été. J’apprends que Charles a publié un édit pour m’épouvanter. Mais Christ vit, et nous entrerons dans Worms en dépit de toutes les portes de l’enfer et de toutes les puissances de l’airr. Préparez donc mon logement. »
r – « Intrabimus Wormatiam, invitis omnibus portis inferni et potentatibus aeris. » (Luth. Ep., p. 987.)
Le lendemain, Luther alla visiter l’école savante de Guillaume Nesse, célèbre géographe de ce temps. « Appliquez-vous, dit-il aux jeunes garçons, à la lecture de la Bible et à la recherche de la vérité. » Puis, posant sa droite sur l’un de ces enfants et sa gauche sur un autre, il prononça une bénédiction sur toute l’école.
Si Luther bénissait les enfants, il était l’espérance des vieillards. Une veuve avancée en âge et servant Dieu, Catherine de Holzhausen, se rendit vers lui, et lui dit : « Mon père et ma mère m’ont annoncé que Dieu susciterait un homme qui s’opposerait aux vanités papales et qui sauverait la Parole de Dieu. J’espère que tu es cet homme-là, et je te souhaite pour ton œuvre la grâce et le Saint-Esprit de Dieus. »
s – « Ich hoffe dassdu der Verheissene… » (Cypr. Hilar. Ev, p. 608.)
Ces sentiments furent loin d’être ceux de tout le monde à Francfort. Le doyen de l’église de Notre-Dame, Jean Cochleus, était l’un des hommes les plus dévoués à l’Église romaine. En voyant Luther traverser Francfort pour se rendre à Worms, il ne put comprimer ses craintes. Il pensa que l’Église avait besoin de défenseurs dévoués. Personne ne l’avait appelé, il est vrai ; n’importe ? A peine Luther eut-il quitté la ville, que Cochleus partit aussitôt sur ses traces, prêt, dit-il, à donner sa vie pour défendre l’honneur de l’Égliset.
t – « Lutherum illac transeuntem subsequutus, ut pro honore Ecclesiæ vitam suam… exponeret. (Cochlœus, p. 36.) C’est celui que nous citons souvent.
L’épouvante était grande dans le camp des amis du pape. L’hérésiarque arrivait, chaque journée, chaque heure le rapprochait de Worms. S’il y entrait, tout était peut-être perdu. L’archevêque Albert, le confesseur Glapion et tous les politiques qui entouraient l’Empereur étaient troublés. Comment empêcher ce moine de venir ? L’enlever est chose impossible ; car il a le sauf-conduit de Charles. La ruse seule peut l’arrêter. Aussitôt ces hommes habiles forment le plan suivant. Le confesseur de l’Empereur et son grand chambellan, Paul de Armsdorf, partent en toute hâte de Wormsu. Ils se dirigent vers le château d’Ébernbourg, à dix lieues environ de cette ville, où résidait François de Sickingen, ce chevalier qui avait offert un asile à Luther. Bucer, jeune dominicain, chapelain de l’Électeur palatin, converti à la doctrine évangélique, lors de la dispute de Heidelberg, était alors réfugié dans cette « hôtellerie des justes. » Le chevalier, qui n’entendait pas grand’chose aux affaires de religion, était facile à tromper, et le caractère de l’ancien chapelain palatin favorisait les desseins du confesseur. En effet, Bucer était pacifique. Distinguant les points fondamentaux des points secondaires, il croyait pouvoir sacrifier ceux-ci à l’unité et à la paixv.
u – « Dass der Keyser seinen Beichtvater und Ihrer Majest. Ober-Kammerling, zu Sickingen schickt. » (Luth. Op., XVII, p. 587.)
v – « Condocefaciebat τά άναγκαῖα a probabilibus distinguere, ut scirent quæ retinenda… » M. Adam. Vit. Buceri, p.223.)
Le chambellan et le confesseur de Charles commencent leur attaque. Ils font comprendre à Sickingen et à Bucer que c’en est fait de Luther s’il se rend à Worms. Ils leur déclarent que l’Empereur est prêt à envoyer quelques savants à Ebernbourg, afin d’y conférer avec le docteur. C’est sous votre garde, disent-ils au chevalier, que les deux parties se placeront — Nous sommes d’accord avec Luther sur toutes les choses essentielles, disent-ils à Bucer ; il s’agit seulement de quelques points secondaires : vous nous servirez de médiateur. »
Le chevalier et le docteur sont ébranlés. Le confesseur et le chambellan poursuivent. « Il faut que l’invitation adressée à Luther vienne de vous, disent-ils à Sickingen, et que Bucer en soit le porteurw. » On convint de tout selon leurs désirs. Que Luther, trop crédule, vienne seulement à Ebernbourg, son sauf-conduit sera bientôt expiré, et alors qui pourra le défendre ?
w – « Dass er sollte den Luther zu sich fodern. » (Luth. Op., XVII, p. 587)
Luther était arrivé à Oppenheim. Son sauf-conduit n’était plus valable que pour trois jours. Il voit une troupe de cavaliers qui s’approchent, et bientôt il reconnaît à leur tête ce Bucer avec lequel il avait eu à Heidelberg des conversations si intimesx. « Ces cavaliers appartiennent à François de Sickingen, lui dit Bucer, après les premiers épanchements de l’amitié. Il m’envoie vers vous pour vous conduire à son château forty. Le confesseur de l’Empereur désire avoir avec vous un entretien. Son influence sur Charles est sans bornes ; tout peut s’arranger. Mais évitez Aléandre ! » Jonas, Amsdorff, Schurff ne savent que penser. Bucer insiste ; mais Luther n’hésite pas. « Je continue mon chemin, répond-il à Bucer ; et si le confesseur de l’Empereur a quelque chose à me dire, il me trouvera à Worms. Je me rends là où je suis appelé. »
x – « Da kam Bucer zu, mit etlichen Reutern. » (Ibid.)
y – « Und vollte mir überreden zu Sickingen gen Ebernburg zu kommen. » (Ibid.)
Cependant Spalatin lui-même commençait à se troubler et à craindre. Entouré à Worms des ennemis de la Réformation, il entendait dire qu’on ne devait point respecter le sauf-conduit d’un hérétique. Il s’alarma pour son ami. Au moment où celui-ci approchait de la ville, un messager se présenta, et lui dit de la part du chapelain : « N’entrez point dans Worms ! » Ainsi son meilleur ami, le confident de l’Électeur, Spalatin lui-même !… Luther, inébranlable, porte ses regards sur cet envoyé, et répond : « Allez, et dites à votre maître que quand même il y aurait autant de diables à Worms qu’il y a de tuiles sur les toits, j’y entreraisz » Jamais peut-être Luther n’a été si grand. L’envoyé retourna à Worms, et y rapporta cet étonnant message. « J’étais alors intrépide, dit Luther, peu de jours avant sa mort ; je ne craignais rien. Dieu peut donner à un homme une telle audace. Je ne sais si à présent j’aurais autant de liberté et de joie. » — « Quand la cause est bonne, ajoute son disciple Mathésius, le cœur grandit, et il donne du courage et de la force aux évangélistes et aux soldatsa. »
z – « Wenn so viel Teufel zu Worms waeren, als Ziegel auf den Dæchern, noch wollt Ich hinein ! » (Luth. Op. (L.), XVII, p. 587.)
a – « So waechst das Herz im Leibe… » (Math., p. 24.)