Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 9
La Réformation commence à fermenter dans Genève et l’opposition au dehors

(Avril 1529 – janvier 1530)

3.9

Désordres et superstitions dans Genève – Discours des corps saints à Saint-Gervais – Les âmes du purgatoire sur le cimetière – Protestation à Saint-Gervais – Réforme négative – Représentations de l’évêque – Les Genevois se confient en Dieu – Les cantons se refroidissent à l’égard de Genève – Les Suisses proposent la rupture de l’alliance – Refus énergique des Genevois – Ils penchent toujours vers la Réforme – Gazzini demande une audience au pape – Son discours sur Genève et la Savoie – Réponse du pape – Lettre de Charles-Quint aux Genevois – L’Empereur et le pape s’unissent contre Genève

Tandis que les hommes des temps anciens prenaient peur et reculaient, les hommes des temps nouveaux prenaient courage et avançaient. Ils s’asseyaient dans Genève au coin du feu des bourgeois, ils y entamaient des conversations religieuses, ils répandaient peu à peu de nouvelles idées dans la ville et de nouvelles semences dans les cœurs. Ces luthériens, comme on les appelait, étaient les uns Genevois, les autres Bernois, et le spirituel Bonivard se mêlait quelquefois à leurs entretiens. Quelques-uns, hommes vraiment pieux, disaient à ceux qui les écoutaient qu’ils devaient attendre leur salut uniquement de la croix ; mais que de même que le soleil transforme la terre et lui fait porter des fruits, la grande lumière évangélique devait transformer leurs cœurs et les porter à faire des œuvres nouvelles. Mais d’autres, hommes négatifs, sarcastiques, s’appliquaient uniquement à signaler les abus de Rome et de son clergé. Ils disaient hautement ce qu’on n’avait osé dire jusqu’alors qu’en secret. S’ils voyaient passer un cordelier d’une raine rubiconde, longue barbe, robe brune et aspect dégoûtant, ils le montraient du doigt. « Ces moines, disaient-ils, ne s’insinuent pas seulement dans les consciences des citoyens, mais dans leurs maisons et dans leurs lits, et souillent la ville de leurs infamies et de leurs adultèresa. A peine à force de treillis, à force de barreaux pouvons-nous repousser leurs vices effrénés, et sauver la pudeur de nos femmes et de nos fillesb. Dieu les a livrés aux convoitises de leurs cœurs. »

a – « Et in domos et toros grassabantur. » (Geneva restituta, p. 21.)

b – « Vix ac ne vix tot admissariorum prurentium ardores arceri poerant. » (Ibid.)

Les conversations entre les Genevois et les Bernois se renouvelaient sans cesse pendant les années qui s’étendirent de la réformation de Berne à celle de Genève. Quand un Genevois avait invité à sa table un Suisse, il lui montrait volontiers après dîner les curiosités de la ville. « Venez, disait-il, entrons d’abord dans l’église de Saint-Pierre. Voyez, c’est une belle cathédrale ; admirez ces colonnes, ces voûtes, ces arceaux ! mais il y a bien autre chose. Voici une châsse où l’on garde un trésor inestimable, c’est le bras de saint Antoine !… On l’offre dans les jours de fête à l’adoration des fidèles, qui baisent cette relique avec un saint respect. Mais, ajoutait le Genevois, en parlant à l’oreille de son interlocuteur, « ce bras de saint Antoine n’est, à ce qu’assurent quelques-uns, qu’une partie du corps d’un cerf…, une relique digne de Priapec ! Suivez-moi au grand autel ; vous voyez la châsse où l’on conserve la cervelle de saint Pierre !… En douter est une effroyable hérésie, et ne pas l’adorer, une abominable impiété… ; mais, — soit dit entre nous… cette cervelle de l’apôtre est… une pierre ponced … »

c – « Pro Antonii brachio, nihil præter inguen et veretrum cervinum reperiri. » (Geneva restituta, p. 24.)

d – « Pro cerebro Petri pumex repertus. » (Ibid.) — Voir aussi Inventaire des Reliques, de Calvin.

Quelquefois, Suisses et Genevois passaient le fleuve et montaient la rue qui conduit à l’antique église de Saint-Gervais. Que font ces bonnes vieilles femmes qui mettent l’oreille à ce trou ? » disait l’un d’eux. Il y avait en effet là des femmes et des prêtres assemblés. « Les corps de saint Gervais, de saint Nazaire, de saint Celse, de saint Pantaléon, disaient les prêtres aux femmes, sont ensevelis sous cet autel… Ces corps saints désirent sortir de ce caveau ; venez ; mettez ici votre oreille ; vous les entendrez. » Les bonnes femmes s’approchaient et entendaient en effet un certain bruit, comme feraient des hommes qui parlent entre eux. « Nous les entendons, disaient-elles. Hélas ! continuaient les prêtres, pour relever un corps saint, il faut avoir des évêques, des pompes, des instruments d’argent, et nous n’avons rien ! » Aussitôt, désirant délivrer ces saints personnages, les bonnes femmes jetaient leurs offrandes dans le tronc… et les prêtres les recueillaient. « Savez-vous ? disait quelque huguenot, les incrédules prétendent que le bruit provenant, à ce qu’on nous dit, des conversations de saint Pantaléon et de ses amis, vient simplement de certains tuyaux artistiquement arrangés par les prêtres, et qui au moment où le trou est ouvert et où le vent y entre, rendent le son que l’on entende. »

e – « Reperti tubi, tanta arte inter se commissi, ut excitatum ab adstantibus sonum, statim exciperent. » (Geneva restituta, p. 26.) — Registres du Conseil du 8 décembre 1535. — Froment, Actes et gestes merveilleux de la cité de Genève nouvellement convertie à l’Évangile, publiés par M. G. Revilliod, p. 49.

« Avez-vous jamais vu des âmes du purgatoire ? A Genève rien de plus facile, disait après souper un huguenot. La nuit est tombée ; allons au cimetière, et je vous en montrerai… Nous y voici… Voyez-vous ces petites flammes qui se traînent lentement çà et là au milieu des ossements épars… Ce sont des âmes, disent les prêtres, qui ayant quitté la demeure de leur angoisse, se traînent lentement de nuit sur les cimetières et conjurent leurs parents de payer aux prêtres des messes et des prières qui les tirent de l’ignis purgatorius… Attendez… en voici une qui s’approche de nous… je vais la délivrer… » Il se baissait, la ramassait, la montrait à ses compagnons : « Oh ! oh ! vraiment ! ces âmes sont singulièrement faites… ce sont des écrevisses, sur le dos desquelles les prêtres ont fixé des chandelettes de ciref… »

f – « Sed his spectris, propius vestigatis, animae crustosæ et testacæ deprehensæ… ellychniis succensis suorum dorsorum crustse alligatis. » (Geneva restituta, p. 27.) — Froment, Actes et gestes de Genève, p. 150.)

« Telle est l’industrie de nos clercs, disait quelque savant huguenot (Bonivard prenait souvent part à ces conversations). Ils sont dans les repas des bouffons ; dans les discussions difficiles, des bêtes ; en fait de travail, ils sont des limaçons ; en fait d’exaction, des harpies ; en fait d’amitié, des léopards ; en fait d’orgueil, des taureaux ; en fait de manger, des minotaures ; et en fait de ruse… des renardsg. »

g – « In exactionibus harpias, ad superbiendum tauros, ad consumendum minotauros. » (Geneva restituta, p. 28.)

Les Genevois n’en restèrent pas là. Un jour, (c’était le mardi 4 janvier 1530), que plusieurs huguenots étaient réunis, et que toutes les reliques et impostures des prêtres avaient fait le sujet de la conversation, quelques-uns d’entre eux, habitants de Saint-Gervais, indignés des fraudes du clergé, qui métamorphosait des corps saints en mines d’or, résolurent de protester contre ces abus. Ils sortent en bon nombre, parcourent les diverses rues de Saint-Gervais, s’arrêtent à certaines places, convoquent de la manière accoutumée les citoyens, et entourés d’une grande foule, ils font, dit le registre du conseil, « des criées non accoutumées, en manière de dérision. » Peut-être mirent-ils les corps à l’enchère. Quoi qu’il en soit, on les mit, eux, en prison.

Cette scène avait fort amusé les habitants du faubourg. Les vieilles superstitions craquaient dans Genève et s’écroulaient aux acclamations du peuple. Les huguenots réclamaient le droit d’examen, et voulaient que l’intelligence humaine fût pour quelque chose dans l’homme. Ces essais de liberté qui épouvantaient l’Église, ravissaient les citoyens. Quelques habitants du faubourg, animés de sentiments généreux, vinrent en grand nombre à la maison de ville. « Nous demandons qu’on relâche les prisonniers, dirent-ils aux syndics ; et nous offrons d’être caution pour eux. » Les magistrats tenaient encore pour l’ancien ordre de choses. — « Messieurs, dit le premier syndic, je dois vous faire de sévères remontrances sur vos mutineries. Nous ne voulons ni tumulte, ni sédition. Que les parents des prisonniers viennent demain en conseil, et nous les écouterons. » Le 9 janvier, le conseil des Deux-Cents décréta de pardonner aux prisonniers de Saint-Gervais, mais de leur dire que cette folie, s’ils en faisaient encore une autre, leur serait comptée pour deuxh.

h – Registres du Conseil des 4 et 9 janvier 1530.

Le commencement de la réforme eut à Genève un caractère négatif. Partout au seizième siècle, on sentait un besoin de penser, de juger Les Genevois plus que d’autres voulaient réformer les abus que des usurpations successives avaient introduites dans l’ordre civil ; comment n’eussent-ils pas réclamé aussi la réforme des abus introduits dans l’ordre religieux ? Ce n’étaient pas seulement des griefs isolés, des vexations locales ; c’était la papauté elle-même que cette réforme devait atteindre. Cette marche, qui semblait naturelle, n’est pourtant pas la meilleure. L’extérieur, c’est-à-dire le gouvernement, le culte, les pratiques, ne sont pas l’essentiel dans le christianisme ; c’est l’intérieur qui l’est, c’est-à-dire la foi aux doctrines de la Parole de Dieu, la transformation du cœur, la vie nouvelle. Quand on veut réformer un homme vicieux, l’important n’est pas de lui ôter ses habits sales et de laver les taches de sa figure ; c’est sa volonté qui doit être transformée. A Wittemberg la réformation commença dans la personne de Luther par l’intérieur ; à Genève elle commença dans les huguenots par l’extérieur. Ceci serait un grand désavantage si, sous l’inspiration de Calvin, la religion n’était pas devenue à Genève aussi intérieure qu’en Allemagne. La réforme genevoise eût péri si elle eût gardé le caractère qu’elle prit d’abord. Mais la tendance que nous venons de signaler fut une utile préparation pour amener cette transformation, qui réalise la grande parole du Christ : Le royaume de Dieu est au dedans de vous.

L’évêque, qui se tenait dans ses bénéfices de Bourgogne, ne voulait de réforme ni au dedans, ni au dehors. Il fut épouvanté de ce qui se passait à Genève, et se voyant incapable d’arrêter lui-même le torrent qui semblait devoir emporter sa mitre et sa principauté, il se plaignit au duc, à l’Empereur et aux syndics même. Le 8 août, un député de Monseigneur parut au conseil, et commanda de sa part « qu’on se déportât de ce qu’on avait commencé, et qu’on envoyât des ambassadeurs à Charles-Quint, qui remettrait tout en bon ordre. » En octobre, l’évêque indigné de ce que l’on ne tenait aucun compte de ses plaintes, fit de nouvelles réclamations, mais pleines d’aigreur et de menaces. Il donna à entendre qu’il ruinerait Genève plutôt que de permettre qu’on y réformât les abus. Ces lettres furent lues au conseil ; le contenu en fut communiqué aux citoyens. Menacés de la colère du duc, du pape, de l’Empereur, et réduits à la plus grande faiblesse, que feront-ils ? « Genève, dirent-ils, est en danger d’être détruit… Mais Dieu nous garde… Mieux vaut la guerre avec la liberté, que la paix avec la servitude. Ne nous confions pas aux princes, et qu’à Dieu seul soit la gloire et l’honneuri. » Avec une telle confiance, les peuples ne périssent pas.

i – « Melius est bellum cum libertate quam pacifica servitus. Nolite confidere in principibus ; soli Deo honor et gloria ! » (Journal de Balard, p. 826, 264, 267. — Registres du Conseil des 17 avril, 8 août, 17 octobre, 14 novembre, etc.)

Genève en avait besoin. Ses ennemis disaient que de puissantes révolutions étaient à la porte ; qu’elles avaient commencé en Saxe ; mais que là du moins elles n’avaient pas touché à l’ordre politique ; que dans cette ville des Alpes au contraire, la révolution civile marchait avec la révolution religieuse. Les Suisses commençaient à s’ennuyer de cette cité si faible et pourtant si obstinée, qui n’avait pas assez de bras pour se défendre et trop de fierté pour se soumettre. Travaillés, excités par le duc, ils résolurent de demander la rupture de l’alliance. Cette nouvelle répandit la consternation dans la ville. « Ah ! dirent les huguenots, si les brebis renonçaient aux chiens, les loups les auraient bientôt dispersées. » Et sans attendre que cette funeste résolution leur fût signifiée, les patriotes tendirent les mains vers cette Suisse, dont le duc voulait les séparer, et s’écrièrent : Plutôt mourir !… » Mais en même temps quelques mamelouks cachés qui se trouvaient encore dans la ville, croyant que c’était le commencement de la fin, se hâtèrent de joindre l’armée ducale.

En effet, la fin semblait s’approcher. Le 1er mai, une ambassade imposante des cinq cantons de Zurich, Bâle, Soleure, Berne et Fribourg arriva dans Genève et fut bientôt suivie des délégués de Savoie. Les Genevois voyaient d’un œil étonné les Suisses et les Savoyards marcher ensemble dans leurs rues, se prodiguer les uns aux autres des marques de courtoisie et regarder les huguenots d’un air hautain. Quoi, les enfants de Tell donnent la main à leurs oppresseurs !… Les pensées des citoyens se troublaient ; ils se demandaient s’il pouvait y avoir quelque participation entre la liberté et le despotisme… Il leur fallut boire la coupe jusqu’à la lie. Le 22 mai, l’ambassade parut devant le conseil. C’était Sébastien de Diesbach, fier Bernois, magistrat éminent, diplomate distingué, et guerrier redoutable, qui était chargé de prendre la parole. Il affecta de ne point appeler combourgeois les citoyens de Genève, demanda nettement la révocation de l’alliance et proposa une paix qui sacrifiait au duc l’indépendance des Genevois. En même temps, il ne leur laissa point ignorer que les Suisses n’étaient point seuls de leur avis, que les grandes puissances de l’Europe prenaient une mesure générale. En effet, François Ier, changeant de politique, appuyait les demandes du duc son oncle, et déclarait, qu’en cas de refus, il unirait les armes de la France à celles de la Savoie. Charles-Quint était tout prêt à se dédommager de l’impuissance où il était de détruire les protestants de l’Allemagne, en se donnant le plaisir d’abattre cette petite ville orgueilleuse. Le roi de Hongrie même envoya à Genève un ambassadeur dans l’intérêt savoyard. Ce petit coin de terre prétendra-t-il rester libre quand l’Europe est décidée à l’écraser de son talonj ?

j – Registres du Conseil de Genève du 23 mai 1529. — Journal de Balard, p. 229.

Tandis que les princes puissants qui entourent les Genevois chancellent entre des opinions contraires, qu’on ne saurait dire souvent si Charles est pour le pape ou contre le pape, si François est pour les protestants ou contre les protestants, ces hommes de fer n’ont qu’une idée, la liberté, — la liberté dans l’État et la liberté dans l’Église. Les huguenots se montraient résolus, et tenaient la tête levée en présence des ambassadeurs. « Messieurs, disaient les sires de Lussey, de Mézère et autres, prenez-y garde, nous emploierons d’abord contre la ville rigueur de justice ; mais si cela ne suffit pas, rigueur de guerre ; tandis que si vous restituez au duc ses anciens privilèges, il vous pardonnera tout et garantira les libertés de Genève. » — « Oui, ajoutaient les Suisses, sous peine de dix mille écus s’il faisait le contraire… » Mais, chose merveilleuse ! dit un contemporain ; tant plus les ambassadeurs donnaient crainte et menaces, tant plus les Genevois étaient fermes, constants, et criaient : Plutôt mourir !… »

Le 23 mai, le sire de Diesbach proposa au conseil des Deux-Cents la rupture de l’alliance ; et le lendemain le conseil général ayant été convoqué, le premier syndic, sans se perdre dans des explications sans fin, répondit nettement aux députés des cantons : « Très honorés seigneurs, l’alliance avec les Ligues n’ayant pas été faite à la chaude, nous espérons en Dieu et dans le serment que vous nous avez prêté, qu’elle ne sera jamais rompue. Quant à nous, nous sommes décidés à tenir le nôtre. » Alors le magistrat se tourna vers le peuple et dit : « Je propose que quiconque parlera d’annuler l’alliance avec les Suisses ait la tête tranchée sans aucune grâce, et que quiconque aura connaissance de quelque intrigue tramée contre cette alliance et ne la révélera pas, reçoive trois traits d’estrapade. » Le conseil général vota cette proposition à l’unanimité.

Diesbach et ses collègues étaient confondus, et se regardaient émerveillés. « Monsieur de Savoie ne nous a-t-il pas assurés, disaient-ils, que, sauf vingt-cinq à trente citoyens, tout le peuple était en sa faveur ? — Et moi je sais, leur dit un personnage étranger dont le nom ne nous a pas été conservé, que si l’alliance eût été rompue, le duc entrait dans Genève et coupait la tête à trente deux citoyensk. — Venez, dirent aux Suisses les hommes les plus considérés dans Genève, » et ils étalèrent leurs parchemins sous les yeux des ambassadeurs, leur prouvant, ces documents en mains, qu’ils étaient libres de contracter alliance avec les cantons. Les députés de Berne, Fribourg, Zurich, Bâle et Soleure ordonnèrent qu’on apprêtât leurs chevaux. Quelques huguenots s’assemblèrent dans la rue où ils demeuraient, et au moment où les seigneurs bernois montaient en selle, ils leur crièrent : « Plutôt raser la ville, plutôt voir tuer nos femmes, nos enfants et nous-mêmes, que de consentir à rompre l’alliance ! » Diesbach, en rendant compte à Berne de sa mission, trouva moyen de voiler un peu sa défaite : « Il y avait mille hommes à ce conseil général, dit-il (c’était une exagération), un seul a protesté (il voulait parler du président) ne pas vouloir rompre l’alliance ; sur quoi tous les autres se sont mis à l'unisson !… » Ne savait-il donc pas qu’il suffit qu’une proposition soit présentée par un seul pour qu’elle soit votée par tout un peuplel ?

k – Registres du Conseil des 23 et 24 mai 1529. — Journal de Balard, p. 331-336. — Manuscrit de Gautier.

lIbid. — Bonivard, Chroniq., II, p. 535. — Galiffe fils, B. Hugues, p. 364.

Un esprit nouveau, inconnu de leurs ancêtres, commençait alors à animer plusieurs Genevois. La mission de Ab Hofen n’avait pas été inutile. A côté d’un bon nombre de personnes, que l’on appelait il est vrai du nom de Luther, mais pour qui l’essentiel était de ne pas faire maigre en carême, de ne pas faire des signes de croix au service divin, il y en avait qui voulaient recevoir la Parole de Dieu et la suivre. Le clergé romain le comprenait. « Si les Genevois tiennent tant aux Suisses, disaient les prêtres dans leurs réunions, c’est pour professer librement l'hérésie. S’ils y parviennent, on verra peut-être la Savoie, Aoste, d’autres contrées de l’Italie, se réformer de même. »

Le duc, décidé à éteindre ces flammes menaçantes, résolut de réclamer l’influence du pape, ses trésors, même ses soldats, car le vicaire de celui qui a défendu de tirer l’épée a des soldats. Clément VII, d’ailleurs, était l’un des plus habiles politiques de l’époque, et ses conseils pouvaient être fort utiles. Pierre Gazzini, évêque d’Aoste, étant alors à Rome, la cour de Turin chargea ce zélé ultramontain de faire connaître au pape ce qui se passait à Genève. Gazzini demanda à Clément une audience, et ayant été introduit par le maître des cérémonies, le 11 juillet 1529, il s’approcha du pape qui était assis sur son trône, avec les démonstrations accoutumées, se prosterna, lui baisa les pieds, et s’étant relevé, il lui exposa toutes les occurrences commises par les luthériens à Genève et dans les vallées de la Savoie : « O Saint-Père, dit-il, les dangers de l’Eglise sont imminents, et nous sommes remplis des plus vives craintes. C’est de la Bourgogne supérieure et du comté de Neuchâtel que cette maudite secte est venue à Genève. Et maintenant, hélas ! que de maux elle y a faits !… Déjà l’évêque n’ose plus demeurer dans son diocèse ; déjà le carême est supprimé, et les hérétiques mangent de la viande tous les jours. Bien plus, on lit des livres défendus (le Nouveau Testament), et les Genevois mettent tant de prix à ces écrits, qu’ils refusent de les livrer, même pour de l’argent… Ces misérables hérétiques font un mal extrême, et ce n’est pas à Genève seulement : Aoste et la Savoie seraient déjà absolument pervertis, si Son Altesse n’avait fait décapiter douze gentilshommes qui y semaient ces dangereuses doctrines. Mais cette salutaire rigueur ne suffit pas pour arrêter le mal. Quoique Son Altesse ait défendu, sous peine de mort, de parler de cette secte et de ses dogmes abominables, il ne manque pas de méchants babillards qui vont répandant partout ces maudites doctrines dans ses domaines. Ils disent que Son Altesse n’est pas leur roi ; ils demandent avec véhémence, alléguant les grandes dépenses de la guerre, que l’on vende le peu de biens ecclésiastiques que nous possédons… Le duc, mon seigneur et mon maître, fait détruire partout cette secte maudite. Il est le boulevard qui lui ferme l'entrée de l'Italie, et il rend ainsi à Votre Sainteté les services les plus signalés ; mais nous avons besoin de votre secours. » Gazzini ajouta à ce discours la demande d’un subside.

Clément VII l’avait écouté avec une grande attention ; il paraissait comprendre les maux et les périls que l’évêque d’Aoste lui avait signalés ; et les dignitaires et autres prêtres qui l’entouraient en semblaient plus affectés encore. Très versé dans les questions philosophiques et théologiques, doué d’une perspicacité qui pénétrait jusqu’au fond dans les affaires les plus difficiles, le pape vit le danger qu’il y aurait à ce que l’hérésie trouvât dans le Midi, à Genève, un foyer qui pourrait bien devenir plus pernicieux que Wittemberg même ; il sentit aussi la nécessité d’avoir un prince, zélé catholique, pour garder les versants français et italiens des Alpes. Ce pontife, le plus malheureux peut-être de tous les papes, voyait la Réformation se développer sous ses yeux, en Europe, sans qu’il lui fût possible de l’arrêter, et tout ce qu’il faisait pour la combattre ne servait au contraire qu’à la répandre davantage. Maintenant toutefois on lui parlait selon son cœur. Il voulait empêcher que Genève ne se réformât, qu’une forteresse de la papauté ne passât à l’ennemi ; et un prince puissant s’offrait pour y pourvoir. Clément accueillit donc avec une grande bonté l’ouverture de Gazzini. Toutefois il était mal à l’aise. Il y avait dans le discours de l’ambassadeur piémontais un mot, un mot seulement qui l’embarrassait, — le subside ; — en effet, il en était encore à se relever du sac de Rome. Clément VII répondit : « Je regarde Son Altesse comme mon plus cher fils, et je la remercie pour son zèle ; mais quant à de l’argent, il m’est impossible d’en donner à cette heure, vu la ruine du trésor. » Puis, invoquant les besoins de l’Église et le devoir des princes qui devaient être prêts à sacrifier pour elle leurs biens, leurs sujets, leur vie, le pape ajouta : « Je supplie le duc d'avoir surtout l'œil sur Genève. Cette ville se luthéranise beaucoup trop, et il faut la dompter à tout prixm. Gazzini, reconduit aux portes du palais par les officiers pontificaux, regrettait fort d’avoir échoué quant au subside. Cependant son but principal était atteint ; la papauté était avertie ; elle veillerait sur Genève, comme un général sur l’ennemi.

m – Archives de Turin, Correspondance romaine. (Dépêches du 12 juillet 1529 et du 23 décembre 1530.) — Gaberel. Pièces justificatives.

Le pape étant gagné, il fallait maintenant entraîner l’Empereur. Ceci était plus facile au duc : Charles-Quint était son beau-frère ; l’impératrice et la duchesse de Savoie, qui étaient sœurs, et l’une et l’autre fort dévouées à Rome, pouvaient s’écrire sur ce sujet. La protestation faite à Spire par les princes évangéliques (avril 1529) avait vivement irrité le monarque ; aussi se préparait-il, selon le serment qu’il avait prêté à Barcelone, à appliquer « un antidote convenable à la maladie pestilentielle dont la chrétienté était atteinte. » Quand on lui parla de Genève, il le trouva d’abord bien éloigné ; cependant cette ville était impériale ; il résolut de la comprendre dans son plan de campagne, et se décida à faire immédiatement une première démarche pour la ramener à la papauté. Le 16 juillet (1529) l’Empereur dicta à son secrétaire la lettre suivante, adressée aux syndics genevois :

« Fidèles amis,

Nous avons appris que plusieurs prédicateurs tiennent des assemblées particulières et publiques dans votre cité et sur les pays frontières ; qu’ils propagent les erreurs de Luther, et que cela est toléré par vous. Ces pratiques causent à l’Église le plus notable détriment, et la majesté pontificale, aussi bien que la dignité impériale, se trouvent gravement insultées par votre conduite. C’est pourquoi nous vous ordonnons de faire saisir lesdits ministres, et de les faire punir selon la teneur des édits les plus sévères. Ce faisant, vous arracherez l’impiété de votre pays, et ferez une chose agréable à Dieu et conforme à notre expresse volontén.

n – Archives de Turin, première catégorie, p. 11, n° 63. — Gaberel I, p. 101.

Carolus, Imp. »

Cette lettre de Charles-Quint, qui sentait fort le monarque absolu, causa beaucoup d’étonnement dans Genève. Les citoyens ne niaient pas que l’Empereur ne pût réclamer parmi eux une certaine suzeraineté, puisqu’ils étaient ville impériale. Ils ont résisté à l’évêque-prince, ils ont résisté au duc, résisteront-ils aussi à ce monarque puissant ? Sa demande était claire, et quelques-uns disaient que s’opposer à ce grand prince serait pour une petite ville de marchands une véritable folie. Mais les Genevois n’hésitèrent pas ; et sans faire de rodomontades, ils firent parvenir à l’Empereur ce simple message : « Sire, nous entendons vivre, comme par le passé, selon Dieu et la loi de Jésus-Christ. » Charles-Quint promit alors au duc de lui prêter main-forte. Le pape lui-même se ravisa, se mit à chercher, malgré le refus fait à Gazzini, et trouva sous les ruines de son trésor un subside de quatre mille livres espagnoles. Les deux plus puissants personnages de la chrétienté unirent contre la petite ville leur influence, leurs excommunications, leur diplomatie, leurs ruses, leurs richesses, leurs soldats, et tout se prépara pour l’attaque préméditée.

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