Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 16
Le roi de France appelle Mélanchthon pour rétablir l’unité et la vérité

(Fin de 1531 à août 1535)

7.16

Minorité, Majorité – Joie et crainte – Différence entre Henri VIII et François Ier – Les érasmiens et les politiques – Les évangéliques modérés – Les effets des placards – Le roi cherche à s’excuser – Réclamations des protestants décidés – Opinion des Suisses – Tout espoir semble perdu – Un pape réformateur – Le parti papiste en France – Le tiers parti – Les deux Du Bellay – Ce qu’on attend de Mélanchthon – Deux obstacles enlevés – Efforts des médiateurs – Ce qu’ils pensent de François Ier – Un appel éloquent – Importance de la France pour la réformation – Mélanchthon veut gagner l’évêque de Paris – L’évêque ravi – François Ier à Mélanchthon – Est-il sincère ? – Cornon et Brion martyrs – Le cardinal va partir pour Rome – Espérance de réforme en Italie – Le diplomate Du Bellay à Mélanchthon – Deux natures en France – Nouvelles instances – La pensée du roi – Il s’adresse à la Sorbonne – La peur de la Sorbonne – Ruse du cardinal de Tournon – Un congrès mi-parti était-il possible ?

Tandis que l’œuvre de la Réformation paraissait exposée à de grands dangers dans une petite cité des Alpes, elle avait aux yeux des optimistes des chances de succès dans deux des plus grands pays de l’Europe, la France et l’Italie. Les deux plus beaux esprits de la Réforme, Mélanchthon et Calvin, étaient appelés, l’un dans la première, l’autre dans la seconde de ces contrées. Luther, qui leur était supérieur par les élans de son cœur et la simplicité de sa foi, leur était inférieur comme théologien, et ils le surpassaient peut-être par la capacité qu’ils avaient d’embrasser dans leur pensée tous les peuples et toutes les Églises.

La première moitié du seizième siècle fut pour les nations de l’Europe l’époque d’une grande transformation ; il n’y en avait pas eu d’aussi profonde depuis l’introduction du christianisme. Pendant le moyen âge, le pape était le tuteur de la chrétienté, et les peuples étaient des mineurs qui, n’ayant point atteint l’âge nécessaire, ne pouvaient disposer d’eux-mêmes. La hiérarchie pontificale ouvrait ou fermait alors les portes du ciel, prescrivait à chacun ce qu’il devait croire ou faire, dominait même dans les conseils et influait puissamment sur les institutions publiques.

Mais une tutelle est toujours provisoire. Quand l’homme atteint sa majorité, il entre dans la jouissance de ses biens et de ses droits, et, n’ayant de compte à rendre qu’à Dieu, il marche, sans tuteurs, à la lumière que sa conscience lui donne. Il y a aussi une majorité pour les peuples, et c’est au seizième siècle que la société chrétienne atteint cet âge. Dès lors, elle ne reçoit plus aveuglement tout ce que les prêtres lui apportent ; elle entre dans une sphère plus élevée et plus libre. L’enseignement de l’homme s’efface ; l’enseignement de Dieu recommence. On entend de nouveau retentir dans la chrétienté ces paroles, que Paul de Tarse avait prononcées au premier siècle : Je vous parle comme à des personnes intelligentes ; jugez vous-mêmes de ce que je vous disa. Mais remarquons-le bien, c’est en ouvrant le Livre devant leur génération, que les réformateurs prononcent cette sentence. S’ils n’avaient pas rendu à l’homme un céleste flambeau, s’ils l’avaient abandonné à lui-même au milieu des ombres de la nuit, il fût demeuré aveugle, inquiet, agité, vide. La sainte émancipation du seizième siècle appela ceux qui lui prêtaient l’oreille à puiser librement dans une parole divine tout ce qui était nécessaire, pour dissiper les ténèbres de leur raison et combler les lacunes de leur cœur. Les élevant au-dessus des biens du corps, au-dessus même des arts, de la littérature, des sciences, de la philosophie, elle offrit à leur esprit des trésors éternels — Dieu lui-même. L’Évangile, alors rendu au monde, soumettait la conscience à ce maître souverain, donnait à la loi morale une force inaccoutumée, et apportait ainsi aux peuples qui le recevaient l’ordre et la liberté, — deux biens que le Vatican n’a jamais possédés dans son enceinte.

a1 Corinthiens 10.15.

Tous ne comprirent pas que la majorité, à laquelle chaque individu doit nécessairement parvenir, est en même temps essentielle à l’ensemble, et que l’Église surtout doit inévitablement l’atteindre. Il y en eut même, et en grand nombre, parmi ceux qui s’intéressaient à la prospérité des peuples, que l’abolition de la tutelle papale effraya. Ils comprirent que ce fait énorme devait opérer dans le règne de l’esprit des mutations immenses ; que la société tout entière, les lettres, la vie sociale, la politique, les relations des peuples allaient être faites nouvelles. Cette perspective, qui était un sujet de joie pour la plupart, causait à d’autres les appréhensions les plus vives. Ceux surtout qui n’avaient pas compris que l’homme, étant un être moral, ne peut être conduit que par des convictions libres, s’imaginaient que la société allait s’égarer et se perdre, si l’on supprimait le pouvoir qui l’avait si longtemps intimidée et enchaînée par la crainte des excommunications et des bûchers. Ces hommes, alarmés à la vue des eaux libres et vives de la réforme, voulant sauver à tout prix les nations européennes du cataclysme dont ils les croyaient menacées, pensaient devoir les resserrer encore davantage, rétablir, fortifier, exhausser les digues ébranlées, et maintenir ainsi des eaux croupissantes dans les canaux malsains où elle dormaient depuis des siècles.

François Ier, malgré sa tendance libérale quant aux lettres et aux arts, ne fut pas exempt de ces craintes et prêta sa main à une restauration souvent cruelle de la juridiction romaine. Henri VIII, peu intéressant comme individu, mais grand comme roi, et qui fut vraiment le père, le prédécesseur, le préparateur d’Élisabeth et de son règne, tout en s’efforçant inutilement de conserver dans son pays les doctrines catholiques, le séparait alors fermement de la papauté, et posait ainsi les bases de la liberté et de la grandeur de l’Angleterre. François Ier, au contraire, maintenait dans son royaume la suprématie papale et travaillait à la rétablir dans les contrées où elle avait été abattue. En 1534 et 1535, nous le voyons faire pour cela de grands efforts, et trouver des aides nombreux qui le secondent.

L’idée de rétablir l’unité dans l’Église chrétienne d’Occident préoccupait non seulement ceux qu’animaient des vues despotiques, mais aussi des hommes généreux, libéraux. Par quel moyen y parvenir ? disaient-ils. Les violents répondaient : par la force ; mais les sages représentaient qu’on ne fait pas de l’union chrétienne à coups d’épée. Ceux qui s’occupaient de cette grande question résolurent d’examiner si l’on ne pouvait pas la résoudre au moyen de concessions mutuelles, et ils se mirent à l’œuvre, mais par des motifs et dans un esprit différents. Ils formaient trois catégories.

Il y avait alors partout en Europe de beaux esprits, issus de la Renaissance, qui ne voulaient ni des superstitions et des abus de Rome, ni des fortes doctrines et des préceptes sévères de la Réformation. Ils désiraient bien une religion, mais ils la voulaient plus facile, plus conforme (selon eux) à la raison. Entre Luther et le pape, ils voyaient Érasme ; et cet écrivain si élégant, si sage, était leur docteur. L’Électeur de Saxe les appelle des Erasmiensb. Or, ils croyaient qu’en fondant ensemble le papisme et le protestantisme, ils pourraient réaliser leur rêve.

b – « Die Leute die die Sache fordern, mehr Erasmisch als Evangeisch sind. » (Bretschneider, Corpus Reformatorum, II, p. 909.)

Partout aussi se trouvaient des personnages, plus ou moins éminents, chez qui dominait le désir de maintenir l’Europe sous cette tutelle de la papauté qui avait duré tout le moyen âge ; ils appréhendaient d’inouïes perturbations si cette autorité suprême venait à cesser. A leur tête, en France, était le roi. François Ier avait aussi un but plus intéressé ; il voulait unir les protestants et les catholiques, par intérêt politique, parce qu’il avait besoin de Rome en Italie pour y reconquérir la prépondérance, et des protestants en Allemagne pour abaisser Charles-Quint. A cette classe appartenait plus ou moins Guillaume Du Bellay, conseiller du roi et son bras droit en diplomatie. L’un et l’autre étaient, quant à la doctrine, du côté d’Érasme, mais quant au point de vue ecclésiastique, tandis que le prince tenait à une domination papale modérée, le ministre eût préféré un régime encore plus libéral.

Enfin il y avait, surtout en Allemagne, quelques chrétiens évangéliques, qui consentaient à accepter la forme épiscopale, et même la primauté d’un évêque, dans l’espoir d’obtenir la transformation de la doctrine et des mœurs de l’Église universelle. Mélanchthon à Wittemberg, Bucer à Strasbourg, et le professeur Sturm à Paris étaient les hommes les plus marquants de cette école. Mélanchthon allait plus loin que ses collègues. Il croyait la grande évolution qui s’accomplissait alors salutaire, nécessaire même ; mais il demandait qu’elle fût limitée, dirigée. Les siècles antérieurs avaient élaboré certains résultats qui devaient, selon lui, être transmis aux siècles à venir, et il s’imaginait que, si l’on pouvait engager le pape à recevoir l’Évangile, ce despote des jours d’autrefois pourrait être encore utile à l’Église. Un autre intérêt, plus pressant encore, animait ces hommes pieux ; il fallait sauver les victimes du fanatisme, éteindre les bûchers. Les sanglantes et solennelles exécutions qui avaient eu lieu sur les places de Paris, le 21 janvier 1535, en présence du roi et de la cour, avaient répandu au loin une indescriptible horreur. On eût dit que ces esprits généreux pressentaient les misères de la France, les champs de bataille inondés de sang, la nuit de la Saint-Barthélemy toute frémissante de meurtres, le son lugubre de la grande cloche de Saint-Germain-l’Auxerrois, et voyaient défiler ces bandes de fugitifs que la révocation de l’édit de Nantes devait disperser par toute la terre.

Un trait commun caractérisait ces trois classes. Ceux qui les composaient étaient en général d’un esprit accommodant, d’un commerce facile, disposés, pour atteindre leur but, à sacrifier quelque chose de ce qu’ils croyaient vrai. Mais il y avait en Europe, du côté de Rome, des papistes inflexibles, et du côté de la Réforme, des protestants décidés, qui mettaient la vérité au-dessus de l’unité, et qui étaient résolus à tout faire « pour que le dépôt que Dieu leur avait confié ne périt pas par leur lâcheté, ou ne leur fût pas enlevé à cause de leur ingratitudec. »

c – Calvin.

Les fameux placards, affichés dans la capitale et par toute la France dans une nuit d’octobre 1534, avaient porté le trouble dans la compagnie des pacifiques ; ils avaient cru voir une torche mettre tout à coup le feu à la maison, où ils s’étaient tranquillement assis pour réconcilier Rome et la Réformation. « Cet acte séditieux agite le royaume et nous expose aux plus grands dangersd, » écrivit, de Paris, Sturm à Mélanchthon. « Les auteurs de ces placards sont des esprits fanatiques, des hommes rebelles qui répandent des opinions pernicieuses et qu’il faut châtier, » écrivit Mélanchthon lui-même à l’évêque de Paris. Mais en même temps, les plus énergiques des protestants allemands, indignés de la cruauté de François Ier, refusaient de s’unir à un prince qui faisait brûler leurs frères. Le roi de France avait formé le plan d’un congrès, destiné à rétablir la paix dans la chrétienté ; mais une main imprudente avait mis le feu aux poudres, et tous les amis de la paix avaient été remplis d’effroi et de trouble ; il n’y avait partout, depuis lors, que récriminations, reproches et discordes.

d – Stultissimis et seditiosissimis rationibus regna et pentes perturbarunt » (Corp. Réf., II, p. 855.)

François Ier reconnut que, si son projet était près d’échouer, c’était à sa violence qu’en était surtout la faute ; il entreprit donc de raccommoder ses affaires, qu’il avait si imprudemment gâtées. Il écrivit dès le 1er février aux princes évangéliques de l’Empire, les assurant qu’il n’y avait aucune ressemblance entre les protestants allemands et les hérétiques français, ses victimes. L’auteur des estrapades du 21 janvier le prend sur un ton haut, comme s’il était l’innocence même. « On m’insulte en Allemagne, dans tous les lieux de réunion, dit-il, et même dans les banquets. On dit que des gens en habit turc se promènent librement dans toutes les rues de Paris, mais que nul n’ose y paraître en habit germain. On affirme que les Allemands, sans distinction, y sont regardés comme hérétiques, et saisis, torturés, mis à mort. Nous croyons devoir répondre à ces calomnies. Au moment où nous étions sur le point de nous entendre avec vous, des furieux, des fous se sont efforcés de renverser notre œuvre. Je préfère ensevelir dans les ténèbres les paradoxes qu’ils ont avancés ; je répugne à les placer devant vous, princes illustres, et à les étaler ainsi au grand jour sous la voûte célestee. Je me contente de dire que vous-mêmes vous les auriez voués à l’exécration. J’ai voulu empêcher que cette peste s’étendît dans toute la France, mais aucun Allemand n’a été mis en prisonf. Les hommes de votre nation, des princes, des nobles, continuent à être gracieusement reçus à ma cour ; et quant aux étudiants, marchands et ouvriers allemands qui travaillent dans mon royaume, je les traite comme mes autres sujets et, je puis dire, comme mes propres enfants. » Cette lettre produisit quelque effet ; il y eut une réaction au delà du Rhin. Mélanchthon reprit ses projets d’union.

e – « Quorum ego paradoxa malo iisdem sepeliri tenebris, unde subito emerserant, quam apud vos, amplissimi ordines, hoc est in orbis terrarum luce, memorari. » Bretschneider n’a donné dans son Corpus Reformatorum, II, p. 828 à 835, que la traduction allemande de la lettre de François Ier. L’original latin, que nous ne connaissions pas quand nous avons publié notre troisième volume, se trouve dans Freheri, Script, rerum German, III, p. 295.

f – Il paraît bien que des Allemands furent emprisonnés ; mais ils furent plus tard relâchés et renvoyés en Allemagne par ordre du roi. (Corp. Réf., II, p. 857.)

Mais une nouvelle évolution se produisit alors ; on vit surgir tout à coup, et avec plus de violence que jamais, les grandes difficultés qui menaçaient de faire échouer l’entreprise. François 1er avait fait distribuer en Allemagne les avis conciliateurs de Mélanchthon, de Hédion, de Bucer. Quelques adhérents, peu sages et peu droits du catholicisme, mutilèrent et abrégèrent ces avisg, puis s’écrièrent d’un air de triomphe que les hérétiques, ayant Mélanchthon à leur tête, allaient rentrer dans le sein de l’Église !… L’irritation fut à son comble dans les troupeaux évangéliques, et de toute part s’élevèrent contre les temporiseurs et leurs faiblesses des clameurs inouïes. On rappelait que la vérité n’est pas une marchandise que l’on peut mettre au rabais ; que c’est une chaîne continue dont, si nous brisons un anneau, tous les autres nous échappent. « Mélanchthon, disait-on, pense qu’un pontife unique, résidant à Rome, serait fort utile pour maintenir l’accord de la foi entre les diverses nations de la chrétienté. Bucer ajoute qu’il ne faut point renverser tout ce qui existe dans la papauté, mais rétablir dans les Églises protestantes plusieurs des pratiques observées par les anciens. Ceux qui parlent ainsi sont des déserteurs, des transfuges. Ils trahissent notre cause, ils commettent un crimeh ! » Si, même parmi les luthériens, ces réclamations se faisaient entendre, des docteurs, tels que Farel et Calvin, étaient encore plus prononcés contre ces essais d’union avec la papauté. « C’est un vice, écrivait plus tard Calvin à quelques Anglais, d’entretenir des menus fatras, triste résidu des superstitions papales, dont nous devons tâcher d’extirper la mémoirei. » La pensée que François Ier était à la tête de ces négociations remplissait surtout les théologiens suisses d’un indicible dégoût. Qu’attendre de bon de ce prince, disait Bullinger, de cet homme impur, profane, ambitieuxj !… Il dissimule ; Christ et la vérité ne sont pour rien dans ses projets. Sa seule pensée est de s’emparer de Milan et de Naples. Que lui importe ceci ou cela, pourvu qu’il soit maître de l’Italie ! » Ces honnêtes Suisses avaient au fond du bon sens. Effrayés de la fosse qu’on creusait pour y jeter la Réforme, Bullinger, Blaarer, Zwick et d’autres théologiens réformés écrivirent à Bucer : « En vain tramez-vous une réunion avec le pape, des milliers de protestants se laisseront égorger plutôt que de vous suivre !… » En même temps, la Sorbonne et les siens élevaient encore plus fort la voix contre toute assimilation avec les doctrines luthériennes. L’orage grossissait à droite et à gauche et fondait sur les hommes du milieu. Le pauvre Bucer, pressé en sens contraire, succombait sous le poids de la douleur. « Oh ! plût à Dieu, s’écriait-il, que comme les martyrs français, je fusse délivré de cette vie, pour être devant la face de Jésus-Christk. »

g – « Mutilati et excerpti… mala fide decerpti. » (Corp. Réf., II, p. 976.)

h – « Vocor transfuga, desertor… me totam causam prodidisse. » (Mélanchthon à Du Bellay, Corp. Réf., II, p. 915.)

i – Calvin, Lettres françaises, I, p. 420.

j – « De Gallo, homine impuro, profano et ambitioso. » (Bullinger à Myconius, 11 mars 1534, Ep. Réf., p. 122.)

k – « Ego velim… cum Gallis martyribus Christum adire. » (Bucer, Zeitschrift fur Hist. Theol., 1850, p. 44)

Tout espoir d’union semblait perdu. Le navire que le politique roi de France avait lancé, et auquel la main du pieux Mélanchthon avait attaché des banderoles de paix, avait été porté contre des brisants ; les efforts pour le remettre en mer semblaient inutiles ; il n’avait ni assez d’eau pour flotter, ni assez de vent pour avancer. Ou pensait à l’abandonner, quand un souffle inattendu vint le sortir de ces écueils, où l’Océan se brisait en vagues écumeuses, et le relancer dans la pleine mer.

Clément VII étant mort de la tristesse que lui causait un avenir où il ne découvrait que des mécomptes et des douleursl, le roi de France se regarda dès lors comme affranchi des promesses faites à l’oncle de Catherine. Bientôt le choix du Sacré-Collège lui donna encore plus de liberté. Alexandre Farnèse qui, sous le nom de Paul III, succéda à Clément, était un homme du monde ; il avait étudié à Florence dans les fameux jardins de Laurent de Médicis, et avait vécu dans le désordre dès sa jeunesse. Enfermé une fois, par le commandement de sa mère, au château Saint-Ange, il profita du moment où la procession de la Fête-Dieu attirait l’attention des geôliers, pour se sauver par la fenêtre, au moyen d’une corde. Quoiqu’il eût un fils et une fille naturels, il avait été fait cardinal, et dès ce moment, il n’avait cessé de porter les yeux sur la tiare. Il l’obtint enfin à l’âge de soixante-sept ans et déclara qu’il suivrait dans les affaires religieuses de tout autres principes que ses prédécesseurs. Cet homme qui avait tant besoin de réforme pour lui et sa famille, n’était préoccupé que de réformer l’Église. Ce ne sera plus seulement un roi de France, mais un pape de Rome qui fera des avances à Mélanchthon. Léon X a légué le schisme à la chrétienté ; Paul III entreprend de lui rendre l’unité, et prétend acquérir ainsi une plus grande gloire que celle de Médicis. Il promit aussitôt un concile aux ambassadeurs de Charles-Quint, et, quatre jours après son élection, il annonça ses intentions en plein consistoire. « Je veux une réforme, dit-il, mais avant de nettoyer l’Église universelle, il faut d’abord balayer la cour de Rome, » et il nomma une congrégation pour rédiger un projet de réformation. Fier de son habileté, il croyait que tout lui serait facile, et triomphait déjà, dans son esprit, des Allemands, à ses yeux si grossiers, et des Suisses, selon lui si barbares. François Ier, satisfait de ces dispositions du pape, n’ignorait pas d’ailleurs qu’il y avait des moyens particuliers de s’entendre avec lui. Le premier secrétaire de Sa Sainteté, Ambrosio, homme influent, aimait beaucoup les cadeaux. Un personnage qui avait besoin de ses bons services lui ayant donné soixante bassins en argent avec autant d’aiguières : « Comment se fait-il, dit quelqu’un, qu’ayant tant de bassins à se laver les mains, il n’ait pourtant jamais les mains nettesm ? »

l – « E fu questo dolore et affanno che lo condusse alla morte. » (Soriano. Ranke, I, p. 127.)

m – Warchi, Istorie Fiorentine, p. 636. (Ranke.)

Mais l’œuvre d’union ne devait pas être si facile que la conjonction de deux astres, tels que Farnèse et Valois, semblait le promettre. Si l’Église romaine s’adoucissait à Rome, le strict papisme se fortifiait en France. Le parti fanatique, qui devait acquérir une affreuse célébrité par les crimes de la Saint-Barthélemy et de la Ligue, commençait à se former autour du Dauphin, le futur Henri II. Ce garçon de dix-huit ans, naguère revenu de Madrid, loin d’être, comme un jeune Français, vif, loquace, indépendant, était sombre, muet, et semblait né pour obéir aux femmes. Or il en avait deux autour de lui fort propres à lui imprimer une direction papiste ; d’abord son épouse, Catherine de Médicis, et puis sa maîtresse, une veuve, belle encore malgré son âge, Diane de Poitiers qui, disait-elle, n’eût, pour un empire, parlé à un protestant. La maîtresse, l’épouse (qui étaient dans les meilleurs termes), tout le parti du Dauphin, s’efforçaient de faire obstacle aux desseins du roi. Les plus autorisés de cette catégorie ne cessaient de lui répéter que les protestants de l’Allemagne étaient, tout autant que ceux de France, des fanatiques et des séditieux. Dans le même moment, les agents de l’empereur, animés de la même intention, disaient aux protestants allemands que François Ier était un infidèle qui s’alliait avec les Turcs. Les obstacles mis en Allemagne et en France à la réconciliation de la chrétienté étaient tels qu’elle semblait difficile à réaliser.

Mais au milieu de ces intrigues, les hommes du tiers-parti tenaient ferme. Les Du Bellay étaient de l’une des plus anciennes familles de France ; leur noblesse remontait au règne de Lothairen, et leur mère, Marguerite de la Tour-Landry, avait parmi ses ascendants un homme qui s’était appliqué à poser les règles d’une bonne éducation. Le chevalier de la Tour-Landry, seigneur de Bourmont et Clermont, qui vivait au quatorzième siècle, après avoir beaucoup guerroyé, avait écrit sur l’éducation deux livres : l’un pour ses fils, l’autre pour ses filles, dont les copies se multiplièrent fort. Le traité destiné aux filles fut imprimé en 1514, peut-être par les soins du père et de la mère des Du Bellay. « Pour la grant amour que j’ai à mes enfants, y disait le vieux chevalier, que j’aime comme père les doit aimer, mon cœur aurait si parfaite joie s’ils se tournaient à bien et honneur en servant Dieu et l’aimanto. » Guillaume et surtout Jean Du Bellay semblent avoir répondu à ce vœu. Guillaume, l’aîné, n’était pas dépourvu de sentiments chrétiens. « Je désire, disait-il, qu’il n’arrive rien de nuisible à la cause de l’Évangile et à la gloire de Christp » ; mais il était surtout l’un des généraux et des diplomates les plus distingués de son époque. Il savait, dit Brantôme, les plus privés secrets de l’Empereur et de tous les princes de l’Europe, en sorte qu’on lui attribuait un esprit familier. Quoiqu’il eût les membres tout perclus par suite de ses campagnes, il était d’une infatigable activité. Son frère Jean, évêque de Paris, qui était « un autre maître homme, » avait, comme lui, un catholicisme éclairé. Aussi, à l’avènement de Henri II fut-il privé de son rang par les intrigues du parti papiste, et quitta-t-il la France. Toutefois, pour montrer qu’il restait catholique, ce fut à Rome qu’il se rendit.

n – Moréri. Article Du Bellay.

oLivre du chevalier de la Tour-Landry, qui fui fait pour l’enseignement des femmes mariées et à marier. Il a été imprimé en 1854 par la librairie Jannet. Il s’en trouve sept copies manuscrites dans la Bibliothèque impériale. — Voir aussi Burnier, Histoire littéraire de l’éducation, I, p. 11.

p – « Quod Evangelii causam et Christi gloriam perturbaret. » (Corp. Réf., II, p. 887.)

En 1535, le parti catholique modéré, à la tête duquel étaient ces deux frères, voyant des chances de succès soit à Paris soit à Rome, résolut de faire un pas marqué en avant et d’appeler Mélanchthon en France. La proposition en fut faite à François Ier, et tous les hommes de cette opinion l’appuyèrent. Ils savaient que Mélanchthon était appelé « le maître de l’Allemagne, » et ils pensaient que, s’il venait en France, il se concilierait tous les partis parla culture de son esprit, par sa science, sa sagesse, sa piété, sa douceur. Un seul homme, s’il paraît au bon moment, suffit quelquefois pour donner à toute une époque, à tout un peuple, une direction nouvelle. « Ah ! sire, » disait à François Ier un noble français, savant, zélé, qui connaissait l’Allemagne et avait goûté l’Évangile, le sieur Barnabas Voré de la Fosse, « si vous connaissiez Mélanchthon, sa droiture, son érudition, sa modestie ! Je suis son disciple, je ne crains pas de vous le dire. Au milieu de tous ceux qui, de nos jours, ont la réputation de la science et la méritent, il est le premierq. »

q – « Cum rege diu de te locutus est, ita ut te omnibus, qui nostris temporibus docti et habentur et sunt, prætulerit. » (Corp. Ref., II, p. 857.)

Ces démarches ne furent pas inutiles ; François Ier trouvait les prêtres bien arrogants et bien criards. Son despotisme le faisait pencher du côté du pape ; mais son amour des lettres et son dégoût des moines l’inclinait de l’autre. Il crut alors pouvoir satisfaire à la fois ces deux inclinations. Tout occupé de l’effet du moment et inattentif aux conséquences, il passait rapidement d’un extrême à l’autre. Il s’était jeté à Marseille dans les bras de Clément VII, maintenant il résolut de tendre la main à Mélanchthon.

« Eh bien, dit-il, puisqu’il diffère si fort de nos rebelles, qu’il vienne, je serai ravi de l’entendre. » Ce fut une grande joie parmi les pacificateurs : « Dieu a vu l’affliction de ses enfants et entendu leurs crisr, » s’écria Sturm. François Ier ordonna à de la Fosse de se rendre en Allemagne pour presser lui-même Mélanchthon.

r – « Sentio respici a Deo calamitatibus affectas et afflictas hominum conditiones. » (Corp. Réf., II, p. 858.)

Un roi de France, invitant un réformateur à venir lui exposer ses vues, était quelque chose de fort nouveau. Les deux principaux obstacles qui arrêtaient la Réformation semblaient alors éloignés. Le premier était le caractère des réformés en France, la fermeté exclusive de leurs doctrines, la rigueur de leur morale. Or c’était Mélanchthon, le doux, le sage, le tolérant, le savant, l’humaniste, qui devait entreprendre l’œuvre. Le second obstacle était la légèreté et l’opposition de François Ier ; or c’était ce prince même qui faisait les avances. Il y a des heures de grâce dans l’histoire de l’humanité, et cette heure unique semblait arrivée. « Dieu qui gouverne les tempêtes, s’écriait Sturm, nous montre un port qui va devenir notre refuges. »

s – « Deus portum aliquem profugium ostendit. » (Corp. Réf., II. p. 856.)

Les amis de l’Évangile et des lumières se mirent donc à l’œuvre. Il s’agissait de persuader Mélanchthon, l’Électeur, les protestants de l’Allemagne ; ce qui pouvait être difficile. Mais les médiateurs ne reculèrent pas devant les obstacles ; ils dressèrent de bonnes batteries ; ils tendirent les cordes de leur arc et firent un grand effort pour emporter la place. Sturm surtout ne s’y épargna pas. Les cours libres qu’il donnait au Collège royal, ses expositions de Cicéron, sa logique, qui, au lieu de préparer ses disciples à de stériles disputes, — Pierre Ramus était du nombre, — développait et ornait leur esprit, rien ne pouvait l’arrêter. Sturm n’était pas seulement un homme éclairé, un humaniste, appréciant le beau dans les productions du génie, il sentait profondément la divine grandeur de l’Évangile. Les lettrés, surtout en Italie, étaient souvent alors négatifs quant aux choses de Dieu, légers quant à la conduite, sans force morale, et par conséquent incapables d’exercer une influence salutaire sur leurs contemporains. Tel n’était pas Sturm ; et tandis que ces beaux esprits faisaient briller inutilement dans les salons les mille facettes de leur intelligence, cet homme éminent avait une foi et une vie chrétiennes ; il s’appliquait à cultiver ce qu’il y a de plus élevé, et, durant sa longue carrière, il ne cessa d’éclairer ses contemporainst. « L’avenir du protestantisme français est entre a vos mains, » écrivait-il à Bucer ; votre réponse et celle de Mélanchthon décideront si les évangéliques doivent jouir de la liberté, ou subir les plus cruelles persécutions. Quand je vois François Ier méditer le renouvellement de l’Église, je dois reconnaître que Dieu incline le cœur des rois. Je ne doute pas de sa sincérité ; je ne vois point en lui de desseins cachés, de mobiles politiques ; quoique Allemand de naissance, je ne partage pas à son égard les soupçons de mes compatriotes. Le roi, j’en suis convaincu, veut faire ce qui est en son pouvoir pour réformer l’Église et pour donner la liberté de conscience aux Françaisu. » Tel était alors l’espoir des esprits les plus généreux et le but de leurs travaux. Sturm, voulant faire tout ce qui était en son pouvoir pour donner à la France cette liberté et cette réformation, écrivit à Mélanchthon lui-même. C’était l’homme qu’il fallait gagner ; il y mit tout son cœur. « Combien la pensée que vous viendrez en France me réjouit, » lui dit-il. Le roi parle beaucoup de vous, il loue votre intégrité, votre science, votre modestie ; il vous met avant tous les savants de notre époque, il a déclaré qu’il était votre disciplev. Quand je pense aux flammes dévorantes qui ont consumé tant de nobles vies, je verse des larmes ; mais quand j’apprends que le roi vous appelle pour aviser au moyen d’éteindre ces feux, alors je reconnais que Dieu porte avec amour ses regards sur les âmes que visitent d’inouïes calamités. Chose étrange ! la France vous réclame à l’heure même où notre cause y est attaquée avec ardeur. Le roi qui, au fond, a un bon caractère, aperçoit dans la vieille cause, tant de défauts, et dans celle qui s’appuie sur la vérité, tant d’imprudence, qu’il s’adresse à vous pour trouver un remède à ces deux maux. O Mélanchthon, voir votre face, ce sera voir notre salut. Venez, au milieu de nos violentes tempêtes, et montrez-nous le port. Un refus de vous tiendrait vos frères suspendus au-dessus des flammes. Ne vous inquiétez ni des empereurs ni des rois ; ceux qui vous invitent, sont des hommes qui se débattent contre la mort. Mais ils ne sont pas seuls : la voix de Christ, la voix de Dieu même vous appellew. » La lettre est datée de Paris, 4 mars 1535.

t – Voir Schmidt, Vie de Jean Sturm, premier recteur de Strasbourg.

u – « Da Franz I aüf Erneurung der Kirche sinne… bereit sei zur Kirchenverbesserung, das seine zu thun, und die Gevissen fret zu lassen. » (Sturm à Bucer. — Schmidt, Zetischrift für die Hist. Theol., 1850, I, p. 46. — Strobel, Hist. du Gymnase de Strasbourg, p. 111, etc.)

v – « Non rogatus se discipulum tuum esse dixit. » (Corp. Réf., II, p. 857.)

w – Sed advocari te Dei Christique voce. » (Ibid., p. 859.)

Les saintes Écritures, lues partout où la Réforme avait pénétré, avaient ranimé dans les cœurs les sentiments de la véritable unité et de la charité chrétienne. Ces cris de détresse ne pouvaient manquer d’émouvoir les protestants de l’Allemagne ; Bucer, appelé comme Mélanchthon, se préparait à partir. « Les Français, disait-il, les Allemands, les Italiens, les Espagnols et les autres peuples, qui sont-ilsx ?… Tous sont nos frères en Jésus-Christ. Ce n’est pas tel ou tel peuple seulement, ce sont tous les peuples, que le Père a donnés au Fils. Je suis prêt, écrivit-il à Mélanchthon, préparez-vous au départ. »

x – « Qui sunt Germani ? qui Itali ? qui Hispani ? et alii ? » (Schmidt, Zeitschriften fur Hist. Theol., 1850, p. 47.)

Que fera Mélanchthon ? C’était la question. Plusieurs avaient espéré, même en Allemagne, que la France se mettrait à la tête du grand renouvellement de l’Église. Ses rois, en particulier Louis XII, n’avaient-ils pas souvent tenu tête à Rome ? L’université de Paris n’avait-elle pas été la rivale du Vatican ? N’était-ce pas un Français qui, le premier, une croix à la main, avait soulevé l’Occident pour marcher à la conquête de Jérusalem ? Plusieurs croyaient que si la France se transformait, toute la chrétienté se transformerait avec elle. Mélanchthon avait, jusqu’à un certain point, partagé ces idées ; mais il fut moins prompt que Bucer. La vivacité des placards l’avait choqué ; mais les échafauds élevés à Paris l’avaient ensuite indigné ; il craignait que les projets du roi ne fussent qu’un jeu, et sa réforme, qu’un fantôme. Toutefois, en y réfléchissant, la conquête de cette puissante nation lui semblait d’une importance suprême. Son adhésion au mouvement de régénération qui s’accomplissait alors pouvait en décider le succès, comme son hostilité pouvait l’anéantir. Il ne fallait pas seulement ouvrir les bras pour recevoir la France, il fallait aller la chercher.

Mélanchthon le comprit et se mit à l’œuvre. D’abord il écrivit à l’évêque de Paris afin de le gagner à l’union proposée, en lui représentant que l’institution épiscopale devait être maintenue. Le docteur de l’Allemagne ne doutait pas que, même sous cette forme, la conscience croissante de la vérité et de la justice, la force vive de l’Évangile, que l’on voyait partout éclore et grandir, ne gagnassent à la Réformation le peuple de saint Bernard et de saint Louis, « La France, écrivit-il à l’évêque de Paris, est comme la tête du monde chrétieny. L’exemple du peuple le plus éminent peut exercer sur tous les autres une grande influence. Si la France est décidée à défendre avec énergie les vices actuels de l’Église, les hommes de bien de tout pays verront s’évanouir leurs plus chers désirs. Mais j’ai un meilleur espoir ; la nation française, je le sais, a un zèle remarquable pour la piétéz. Tous tournent les yeux vers nous ; tous nous conjurent, non seulement par leurs vœux, mais par leurs larmes, d’empêcher que les saines études soient étouffées, et la gloire du Christ ensevelie. »

y – « Cum regnum gallicum, si licet dicere, caput christiani orbis sit. » (Corp. Réf., II, p. 809.)

z – « Gallica natio eximium habet pietatis studium. » (Ibid.)

Le même jour, 9 mai 1535, Mélanchthon écrivit à Sturm : « Je ne me laisserai arrêter ni par des liens domestiques, ni par la crainte du danger. Il n’y a pas de grandeur humaine à laquelle je ne préfère la gloire de Christ. Une seule pensée m’arrête ; je doute de pouvoir faire quelque bien ; Je crains qu’il ne soit impossible d’obtenir du roi ce que je regarde comme nécessaire à la gloire du Seigneur et à la paix de la Francea. Si vous pouvez dissiper ces appréhensions, je vole en France, sans qu’aucune prison ne m’effraye. Il ne nous faut chercher que ce qui convient à la France et à l’Eglise. Vous connaissez ce royaume. Prononcez. Si vous croyez que je fasse bien d’entreprendre le voyage, je pars. »

a – « Vereor ut impetrari ea possint quæ ad gloriam Christi et tranquillitati Galliæ et Ecclesiæ necessaria esse duco. » (Corp. Réf., II, p. 876.)

La lettre de Mélanchthon à l’évêque de Paris ne fut pas sans effet. Ce prélat venait d’être nommé cardinal ; mais cette dignité ne diminuait en rien son désir de rétablir l’unité et la vérité dans l’Église ; et elle lui donnait au contraire de nouvelles forces pour réaliser ce grand projet. La Réforme s’approchait. Ravi du sentiment que lui exprimait le maître de l’Allemagne, il communiqua sa lettre à ceux qu’elle pouvait intéresser ; sans aucun doute au roi. « Il n’y a pas un de nos hommes de France à qui la manière de voir de Mélanchthon ne soit très agréable, disait-il ; pour ce qui me regarde, elle l’est au-dessus de tout ce que l’on peut direb. » Il en fut de même de son frère Guillaume. Tandis que le cardinal de Paul III désirait surtout l’union avec Mélanchthon dans le but d’obtenir une réforme sage et pieuse, le conseiller de François Ier voulait, tout en laissant au pape son autorité spirituelle, rendre la France, quant à la politique, indépendante de Rome. Les deux frères s’unirent pour demander au roi de faire venir l’ami de Luther. De la Fosse se joignit à eux et à tous les amis de la paix pour conjurer le roi de donner au docteur de l’Allemagne une preuve de sa bonne volonté. Il viendra si vous lui écrivez, disait-on. »

b – « Mihi vero etiam supra quam dici potest jucundum. » (Ibid., p. 880.)

François Ier se décida, et au lieu de s’adresser au souverain dont Mélanchthon dépendait, le superbe roi de France écrivit au simple docteur de Wittemberg. Ce n’était pas dans l’ordre ; et, si ce monarque avait écrit à l’électeur, cette démarche eût pu avoir des conséquences fort utiles ; non pas tant parce que la susceptibilité de ce prince n’eût pas été blessée, mais parce que les raisons que pouvait donner ce monarque, assisté des Du Bellay, auraient convaincu peut-être un prince aussi ami de l’Évangile et de la paix que l’était Jean-Frédéric. Les règles de la diplomatie sont bonnes à quelque chose. Voici la lettre du roi de Franco au savant docteur ; elle porte la date du 23 juin 1535 :

« François, par la grâce de Dieu, roi des Français, à notre cher Philippe Mélanchthon, salut.

Il y a déjà quelque temps que j’ai appris de Guillaume Du Bellay, mon chambellan et mon conseiller, le zèle avec lequel vous vous efforcez d’apaiser les altercations que la doctrine chrétienne a fait naître. J’apprends maintenant par la lettre que vous lui écrivez, et par Voré de la Fosse, que vous êtes très disposé à venir vers nous, pour conférer avec quelques-uns de nos docteurs les plus distingués sur le moyen de rétablir dans l’Église cette sublime harmonie qui est le premier de tous mes désirsc. Venez donc, soit avec un caractère officiel, soit en votre nom particulier ; vous me serez très agréable et vous éprouverez, dans l’un ou l’autre cas, l’intérêt que je porte à la gloire de votre Allemagne et à la paix de l’univers. »

c – « Quo resarciri possit pulcherrima illa Ecclesiasticæ politiæ harmonia, qua unare cum ego mihi nihil unquam quicquam majori cura, studio complectendum esse duxerim. » (Corp. Réf., II, p. 880.)

Ces déclarations du roi de France faisaient avancer l’entreprise ; pour faire une telle démarche, il devait être bien arrêté dans ses desseins. Cependant on pouvait se demander si cette lettre était sincère. Il y a dans l’histoire comme dans la nature de frappants contrastes. Tandis que ces choses se passaient dans les hautes régions de la société, il y avait dans les régions inférieures des scènes qui juraient fort avec ces beaux projets des princes et des lettrés. Les théologiens suisses prétendaient que la grande pièce jouée alors par le roi et ses ministres était une comédie. C’est une question ; mais en tous cas la petite pièce était une tragédie. Dans le mois même où François Ier écrivait ainsi à Mélanchthon, un pauvre laboureur de la Bresse, Jean Cornon, était saisi dans ses champs, au milieu de ses instruments de labour, et conduit à Mâcon. Les juges qui s’attendaient à voir paraître devant eux un idiot, furent fort étonnés quand ils ouïrent ce pauvre paysan, parlant son naïf patois, leur démontrer la vérité de sa foi et déployer une grande connaissance des Saintes Écritures. Le pieux laboureur, demeurant inébranlable dans son attachement à la grâce parfaitement suffisante de Jésus-Christ, fut condamné, traîné sur la claie au lieu du bûcher, et brûlé vifd.

d – Crespin, Actes des Martyrs, p. 116.

Le mois suivant, un humble barbier de Sancerre, près de Paris, Denis Brion, connu comme luthérien, fut saisi dans sa boutique. Il avait souvent exposé l’Écriture, non seulement à ceux qui le visitaient, mais à un certain nombre de personnes assemblées pour l’entendre. Rien n’indignait les prêtres comme ces réunions, où de simples chrétiens, prenant successivement la parole, rendaient témoignage à la lumière et à la consolation qu’ils avaient trouvées dans la Bible. Brion fut condamné, comme l’avait été le laboureur de la Bresse, et on fit de sa mort un spectacle. On célébrait, à Angers, en ce temps-là, les grands jours ; il y fut brûlé vif, au milieu d’un immense concours de peuple, accouru de toutes partse. Il est probable que ces exécutions ne provenaient pas d’ordres nouveaux ; c’était le flot des estrapades du 21 janvier, qui arrivait alors dans les provinces.

e – Crespin, Actes des Martyrs, p, 126.

Toutefois ces deux supplices faisaient sentir encore plus fort la nécessité de travailler à rétablir la paix et l’unité. Ceux qui s’en occupaient ne voyaient qu’un moyen : admettre d’un côté la doctrine évangélique et de l’autre la forme épiscopale, avec un évêque primus inter pares. La chrétienté occidentale aurait eu ainsi un corps protestant avec un habit romain. L’Église de la Réforme tient avant tout à la doctrine, disait-on, et l’Église romaine à son gouvernement ; réunissons ces deux éléments. Les docteurs de Wittemberg espéraient que le fond prévaudrait sur la forme ; les docteurs de Rome pensaient que la forme emporterait le fond ; mais plusieurs des deux côtés croyaient honnêtement que cette combinaison réussirait et se perpétuerait.

Dans le même temps où de la Fosse devait aller à Wittemberg, le nouveau cardinal Du Bellay devait se rendre à Rome ; deux ambassades françaises allaient se trouver simultanément dans les deux villes rivales. Le but ostensible du voyage de l’évêque de Paris n’était pas la grande affaire que le roi avait à cœur, c’était de remercier le pape de la dignité que ce pontife lui avait conférée ; mais Jean Du Bellay avait l’intention et la mission de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour décider l’Église catholique à s’entendre avec les protestants. Avant de quitter la France, il écrivit à Mélanchthon : « Il n’y a rien que je désire plus véhément que de dissiper les divisions qui ébranlent l’Église de Christ. O mon cher Mélanchthon, faites tout pour amener cette heureuse pacificationf. Si vous venez ici, vous aurez pour vous les hommes de bien, et surtout le roi, qui non seulement de nom, mais aussi en réalité, est très chrétien. Quand vous aurez conféré mûrement avec lui, ce qui ne tardera pas, je pense, il n’y a rien que nous ne puissions espérer. Dieu fasse qu’à Rome, où je me rends en toute hâte, j’obtienne, en faveur de l’œuvre que je médite, tout le succès que je désireg. »

f – « In hanc pacificationem, mi Melanchthon, per Deum quantum potes incumbe. » (Corp. Réf., II, p. 881.)

g – Cette lettre est datée : Ex fano Quintini (Saint-Quentin) m Viromanduis, die 27 Jun. anno 1535. (Corp. Réf., II, p. 881.)

Le voyage de l’évêque cardinal était d’une haute importance. Le parti auquel il appartenait, qui voulait une seule Église catholique, où la doctrine évangélique et la forme romaine se trouveraient habilement combinées, acquérait quelque faveur dans la métropole de la catholicité. Le nouveau pape appelait dans le collège des cardinaux Contarini et plusieurs autres prélats connus par leurs sentiments évangéliques et la pureté de leur vie. Il leur laissait une entière liberté, il leur permettait de le contredire dans le Consistoire et même il les y encourageait. L’espérance d’une réforme grandissait de jour en jour en Italieh. Ainsi le cardinal Du Bellay se trouverait à Rome dans un milieu très favorable ; il aurait pour appui l’influence de la France, et même jusqu’à un certain point l’influence impériale, car nul plus que Charles-Quint ne désirait un accommodement entre les protestants et les catholiques. Homme éclairé, diplomate habile, chrétien pieux, l’évêque de Paris avait un air de noblesse et faisait paraître en toutes choses la marque d’un grand cœuri. Il gagnait ainsi les esprits, et pouvait être, d’accord avec Mélanchthon, l’instrument choisi pour établir dans l’Église l’unité tant désirée.

h – « Molli anni inanzi, li prelati non erano stati in quelle riforma di vita ; li cardinali havevono liberta maggiore di dire l’opinione loro, in consistorio… S poteva sperare di giorno in giorno maggiore riforma. » (Tre libri delli Commentari della guerra 1537, Ranke.)

i – De Thou et Sainte-Marthe.

Tandis qu’il allait conférer avec le pape et les cardinaux, d’autres travaillaient Mélanchthon et les protestants. De la Fosse partait pour Wittemberg, chargé des instructions du roi, et G. Du Bellay, diplomate intelligent, décidé à ne rien épargner pour amener à bonne fin la grande entreprise, écrivait au docteur de l’Allemagne, exposait les motifs, écartait les objections. A ses yeux, la cause dont il s’agissait était la plus grande de toutes ; c’était celle de la religion… celle de la France ! « Gardons-nous, écrivait à Mélanchthon le conseiller de François Ier, gardons-nous d’irriter le roi dont la faveur, vous l’avouerez, nous est nécessaire. Si, après qu’il vous a adressé des lettres signées de sa main, après que vous avez donné presque votre consentement, après qu’il vous a envoyé des députés, dans la compagnie desquels vous pouvez faire le voyage sans aucun danger, vous vous refusez finalement à venir en France, je crains fort que ce monarque ne le voie pas d’un œil favorable. Il est nécessaire à la religion et à la France que vous vous rendiez à la demande du roij. Ne craignez pas l’influence des iniques qui ne peuvent souffrir qu’on leur ôte quelque chose pour augmenter la gloire de Jésus-Christk. Le roi est habile, prudent, d’un caractère facile et il se laisse aisément convaincre par de bonnes raisons. Si vous avez une entrevue avec lui, si vous lui parlez, si vous lui exposez vos motifs, vous l’enflammerez pour votre cause d’un zèle admirablel. Ne croyez pas qu’il vous faille dissimuler, céder… Non ; le roi louera votre courage dans des choses aussi graves, plus qu’il ne louerait votre faiblesse. Je vous exhorte donc, je vous conjure au nom de Christ, de ne pas perdre l’occasion de faire la plus belle de toutes les œuvres qu’il soit possible d’accomplir parmi les hommes. »

j – « Necessarium esse religioni et Galliæ ut regiæ exspectationi satisfacias. » (Corp. Réf., II, p. 888.)

k – « Non enim est quod metuas iniquorum hominum potentiam… » (Corp. Réf., II, p. 888.)

l – « Mirabiliter eum inflammares. » (Ibid.)

En lisant ces lettres importantes, ces sollicitations émouvantes, ces avis si fermes du conseiller de François Ier, on serait tenté de demander où l’on en est ? Est-ce bien à cinq mois des estrapades ? Une chose explique ces étonnants contrastes ; la France pouvait dire : « Je trouve deux natures en moi. » Laquelle des deux aurait le dessus ? C’était la question. Serait-ce l’intelligence, la franchise gauloise, l’amour de la liberté, le pressentiment de la responsabilité morale de l’homme, qui se rencontrent d’ordinaire chez les Français ? Ou bien, serait-ce l’incrédulité, la superstition, le sensualisme, la cruauté, le despotisme, dont Catherine de Médicis, son mari et ses fils ont été les types ? Verra-t-on un peuple, avide de liberté, se soumettre en matière religieuse, au joug d’une Église, qui ne laisse aucune indépendance à la pensée individuelle ? Chose étrange ! la solution de ce mystérieux dilemme semblait dépendre d’un réformateur. Si Mélanchthon venait en France, il inaugurerait dans cette illustre contrée, selon les Du Bellay et les meilleurs esprits de l’époque, le règne de l’Évangile, de la liberté et mettrait fin aux usurpations de Rome, — « Dieu aidant, » ajoutaient-ils.

Si la grande entreprise à laquelle travaillaient alors quelques-uns des meilleurs et des plus puissants réussissait, si la tendance de Catherine et de ses fils, continuée hélas par les Bourbons, était vaincue, la France était sauvée. L’occasion était solennelle. Jamais peut-être ce grand peuple ne fut plus près de la plus importante évolution.

Ce n’était pas assez des instances de Du Bellay, rien ne fut épargné pour décider l’Allemagne. Sturm écrivit de nouveau au docteur de Wittemberg ; il lui dit que le roi n’était pas très éloigné des idées religieuses des protestants ; que, s’il lui exposait clairement et sans crainte toutes ses vues, le réformateur se trouverait d’accord avec le prince sur plusieurs points importants. On fit plus encore. La reine de Navarre chargea d’une mission pour Mélanchthon, Claude Baduel, qui, après avoir étudié à Wittemberg, fut successivement professeur à Paris, recteur à Nimes, pasteur à Genève. Enfin François Ier, voulant passer des paroles aux faits, rendit le 16 juillet 1535, une ordonnance d’amnistie, dans laquelle il déclarait que, « l’ire de Notre Seigneur étant apaisée, les accusés et les suspects ne seraient point poursuivis ; que les prisonniers seraient relâchés, les biens saisis restitués, et les fugitifs admis à retourner dans le royaume, pourvu qu’ils vécussent en bons chrétiens catholiquesm. »

m – Isambert, XII, p. 405 ; Sismondi, XVI, p. 459.

Toutefois François Ier, ne voulant pas épouvanter la cour de Rome et désirant empêcher qu’elle intervint et ne cherchât à troubler et entraver l’affaire, appela le cardinal Du Bellay peu avant son départ et lui dit : « Vous ferez comprendre au Saint-Père, que j’envoie votre frère aux protestants d’Allemagne pour prendre d’eux ce qu’il pourra, et le plus avant qu’il pourra ; tout au moins pour les réduire jusques à consentir et avouer la puissance du pape, comme chef de l’Église universelle. Quant à la foi, religion, cérémonies, institutions et doctrines, il en tirera, sinon ce qu’il conviendrait d’en tirer, au moins ce qui raisonnablement se pourra tolérer, en attendant la décision du Concile… Les choses étant ainsi conduites, lors pourra notre Saint-Père, vivement et gaillardement, faire l’indication du Concile au propre lieu de Rome, et demeurera son autorité sûre et fleurissante ; car si les ennemis du Saint-siège ont une fois rentré leurs cornes en Allemagne, ils feront de même en France, en Italie, en Angleterre, en Écosse et en Danemarkn. »

n – Instructions des rois très chrétiens et de leurs ambassadeurs, Paris, 1654, p. 7.

La pensée de François Ier ressortait clairement de cette instruction. La seule chose qu’il tînt à conserver, c’était la puissance du pape. Quant à la religion, aux cérémonies, aux doctrines, on cherchera à s’entendre ; on en aura ce qu’on pourra ; mais il faut faire rentrer les cornes, les libres allures des protestants. Le roi se déclarait satisfait pourvu que les peuples de l’Europe continuassent à défiler sous les fourches caudines de la puissance romaine.

Le roi ne tarda pas à montrer quelle était sa vraie intention, à quel rapprochement devrait travailler un concile, si, ce qui était fort douteux, on parvenait à en réunir un. Le 20 juillet, l’évêque de Senlis, son confesseur, invita la Sorbonne à désigner dix ou douze de ses théologiens pour conférer avec les réformateurs. Si une bombe fût tombée au milieu de la Faculté, elle n’y eût pas causé tant d’effroi. « Quelle proposition inouïe ! s’écrièrent les docteurs, est-ce une plaisanterie, est-ce une insulte ?… » Pendant deux jours ils furent en séance. « Eh bien, oui, nous nommerons des députés, dit l’assemblée ; mais ce sera pour faire remontrance au roi… — Sire, dirent hardiment ces déléguéso, votre proposition est parfaitement inutile et souverainement dangereuse. Inutile, car les hérétiques ne veulent entendre parler que de l’Écriture sainte. Dangereuse, car les catholiques, qui sont faibles dans la foi, pourront être pervertis par les objections des hérétiques… Que les Allemands nous communiquent les articles sur lesquels ils ont besoin d’instruction, nous la leur donnerons volontiers ; mais on ne discute pas avec les hérétiques. Si nous nous rencontrons avec eux, ce ne peut être que comme leurs juges. Il est de droit divin et humain de retrancher du corps les membres corrompus. Si tel est le devoir de l’État contre des assassins, combien plus l’est-il contre des schismatiques, qui perdent les âmes par leur rébellion. »

o – Ballue et Bouchigny. (Crevier, Hist. de l’Université, V, p. 2 et 4.)

Ces mouvements divers n’avaient pas lieu en cachette ; il en était question dans toute la ville et fort au delà. Ce qui amusait le plus les esprits éclairés, c’était la peur que les docteurs de la Sorbonne avaient de parler. Les remarques ne manquaient pas à cet égard. « Il ne faut pas gazouiller, babiller beaucoup de l’Évangile ; mais il est trop absurde, quand quelqu’un s’enquiert de notre foi, que nous ne mettions rien pour la défense d’icelle. Traitons en paix et douceur les mystères de Dieu ; se taire, c’est une nonchalance et une lâcheté digne des moqueries des infidèles. — Vraiment, dit Marot, en apprenant la réponse de la Sorbonne :

Je ne dis pas que Mélanchthon
Ne déclare au roi son advis ;
Mais de disputer vis-à-vis…
Nos maîtres n’y veulent entendre !

Les politiques ne se turent pas. La perspective d’une entente avec les protestants émouvait profondément les chefs du parti romain ; ils résolurent de faire tout ce qui était en leur pouvoir pour s’opposer à l’entreprise. Le grand maître de Montmorency, le cardinal de Tournon, l’évêque de Soissons, le seigneur de Chateaubriand et d’autres firent usage de toute leur influence pour empêcher que Mélanchthon ne vint en France, que le cardinal Du Bellay ne réussît à Rome, que, sous la présidence de François Ier, les catholiques et les protestants se donnassent la main. Ce parti fanatique, qui allait faire cause commune avec les Jésuites, les devançait déjà en finesse. « Un matin, racontent des historiens catholiques-romainsp, le cardinal de Tournon se présente au lever du roi, lisant un livre magnifiquement relié. Quel beau livre vous avez là, monsieur le cardinal ? dit le roi. — Sire, répond de Tournon, c’est l’écrit d’un illustre martyr, de saint Irénée qui gouvernait au second siècle l’Église de Lyon. Or, je lisais cet endroit, où saint Jean l’Évangéliste, étant sur le point d’entrer dans des bains publics, et apprenant que l’hérétique Cérinthe s’y trouvait, s’en retira avec précipitation en s’écriant : Fuyons, mes enfants, de peur que nous ne soyons engloutis avec les ennemis du Seigneur ! Voilà ce que les apôtres pensaient des hérétiques. Et vous, Sire, fils aîné de l’Église, vous prétendez appeler auprès de vous, le plus célèbre disciple de l’hérésiarque Luther ! » Tournon ajouta que non seulement une alliance avec les luthériens ferait perdre Milan à la France, mais jetterait encore toutes les puissances catholiques dans les bras de l’Empereurq. François Ier, tout en persistant dans son dessein, comprit qu’il ne pouvait contraindre à parler ceux qui avaient arrêté de se taire, et, voulant donner un petit plaisir à Tournon, il fit savoir à la Faculté qu’il ne lui demanderait pas de conférer avec les réformateurs. Le roi comptait entendre les deux partis ; il prétendait se placer entre ces deux mers orageuses, comme une eau intérieure et tranquille, qui communiquerait avec les deux océans, et où l’on pourrait manœuvrer à l’abri des tempêtes.

p – Pallavicini, Maimbourg, Varillas, etc.

q – Maimbourg, Calvinisme, p. 28. — Varillas, II, p. 449.

Le refus de la Sorbonne, plus papiste alors que le pape, n’emporte pas qu’une conférence entre des théologiens protestants et catholiques fût impossible ; six ans plus tard un tel colloque eut lieu à Ratisbonne et fut sur le point de réussir. Une commission mi-partie protestante et romaine, dont étaient Mélanchthon et Bucer, et à laquelle assistait, comme légat du pape, le pieux cardinal Contarini, admit la foi évangélique dans tous les points essentiels, et déclara en particulier que l’homme est justifié, non par ses propres mérites, mais par la foi seule aux mérites de Christ, en rappelant néanmoins (comme les protestants l’avaient toujours fait) que la foi justifiante doit être agissante par la charité. Cette médiation de Ratisbonne n’aboutit pas ; elle ne pouvait aboutir. Il y avait là quelque lumière ; mais un souffle de Rome éteignit le flambeau, et Contarini baissa la tête, plein de douleur. Cette conférence demeure néanmoins dans l’histoire comme un hommage solennel, rendu par les membres les plus croyants de la catholicité à la vérité chrétienne des doctrines de la Réformationr.

r – « Acta in conventu Ratisbonensi, 1541, » par Mélanchthon et par Bucer.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant