Chant des morts – Conseil tenu par Charles-Quint – Capiton et les temporiseurs –Concours autour de Luther – Citation – Hütten à Luther – Marche vers la Diète – Parole de Freundsberg – Imposante assemblée – Allocution du chancelier – Réponse de Luther – Sa sagesse – Parole de Charles-Quint – Alarme – Triomphe – Fermeté de Luther – Outrages des Espagnols – Conseil – Trouble et prière de Luther – Force de la Réformation – Son serment à l’Écriture – La cour de la Diète – Discours de Luther – Trois genres d’écrits – Il demande qu’on prouve son erreur – Graves avertissements – Il répète son discours en latin – Me voici ; je ne puis autrement – La faiblesse de Dieu – Nouvelle tentative
Enfin, le 16 avril, au matin, Luther découvrit les murs de l’antique cité. On l’attendait. Il n’y avait plus dans Worms qu’une seule pensée. De jeunes nobles, ne pouvant contenir leur impatience, Bernard de Hirschfeld, Albert de Lindenau, avec six cavaliers et d’autres gentilshommes de la suite des princes, au nombre de cent, si l’on en croit Pallavicini, coururent à cheval au-devant de lui, et l’entourèrent, pour l’escorter au moment de son entrée. Il approchait. Devant lui le héraut impérial cavalcadait, revêtu de tous les insignes de sa charge. Luther venait ensuite dans son modeste char. Jonas le suivait à cheval ; les cavaliers l’entouraient. Une grande foule l’attendait devant les portes. Il était près de midi quand il franchit ces murailles, d’où tant de personnes lui avaient prédit qu’il ne sortirait plus. Chacun était à table. Au moment où le guet du clocher de la cathédrale sonna de la trompette, tout le monde courut dans la rue pour voir le moine. Voilà Luther dans Worms.
Deux mille personnes l’accompagnaient à travers les rues de la ville. On se précipitait à sa rencontre. De moment en moment la foule grossissait. Elle était beaucoup plus grande que lors de l’entrée de l’Empereur. Tout à coup, rapporte un historien, un homme revêtu d’habits singuliers, et portant devant lui une grande croix, comme c’est l’usage dans les convois funèbres, se détache de la foule, s’avance vers Luther, puis, d’une voix haute et de ce ton plaintif et cadencé dont on dit les messes pour le repos de l’âme des morts, il chante ces paroles, comme s’il les eût fait entendre de l’empire des trépassésb :
b – « Te voilà arrivé, ô toi que nous désirions et que nous attendions dans les ténèbres du sépulcre ! » (M. Adam. Vita Lutheri, p. 1188.)
Advenisti, o desiderabilis !
Quem expectabamus in tenebris !
C’est par un Requiem que l’on célèbre l’arrivée de Luther. C’était le fou de cour de l’un des ducs de Bavière, qui, si l’histoire est vraie, donnait à Luther un de ces avertissements, pleins à la fois de sagesse et d’ironie, dont on cite tant d’exemples de la part de ces personnages. Mais le bruit de la multitude couvrit bientôt le De profundis du porte-croix. Le cortège n’avançait qu’avec peine à travers les flots du peuple. Enfin, le héraut de l’Empire s’arrêta devant l’hôtel des chevaliers de Rhodes. C’était là que logeaient deux conseillers de l’Électeur, Frédéric de Thun et Philippe de Feilitsch, ainsi que le maréchal de l’Empire, Ulrich de Pappenheim. Luther descendit de son char, et, mettant pied à terre, il dit : « Dieu sera ma défensec. » — « Je suis entré dans Worms sur un char couvert et dans mon froc, dit-il plus tard. Tout le monde accourait dans les rues, et voulait voir le moine Martind. »
c – « Deus stabit pro me. » (Pallavicini, I, p. 114.)
d – Luth. Op., XVII, p. 887.
La nouvelle de son arrivée remplit d’épouvante et l’Électeur de Saxe et Aléandre. Le jeune et élégant archevêque Albert, qui tenait le milieu entre ces deux partis, était consterné de tant d’audace. « Si je n’avais pas eu plus de courage que lui, dit Luther, il est vrai qu’on ne m’aurait jamais vu dans Worms. »
Charles-Quint convoqua aussitôt son conseil. Les conseillers intimes de l’Empereur se rendirent en hâte au palais ; car l’effroi les gagnait. « Luther est arrivé, dit Charles ; que faut-il faire ? »
Modo, évêque de Palerme et chancelier des Flandres, répondit, si nous en devons croire le témoignage de Luther lui-même : « Nous nous sommes longtemps consultés à ce sujet. Que Votre Majesté Impériale se défasse promptement de cet homme. Sigismond n’a-t-il pas fait brûler Jean Huss ? On n’est tenu ni de donner ni de tenir un sauf-conduit à un hérétiquee. » — « Non, dit Charles : ce qu’on a promis, il faut qu’on le tienne. » On se résigna donc à faire comparaître le réformateur.
e – « Dass Ihre Majestæt den Luther aufs erste beyseit thæte und umbringen liess… » (Luth. Op., XVII, p. 587.)
Tandis que les grands s’agitaient ainsi dans leurs conseils au sujet de Luther, il y avait bien des hommes dans Worms qui se réjouissaient de pouvoir enfin contempler cet illustre serviteur de Dieu. Capiton, chapelain et conseiller de l’archevêque de Mayence, était parmi eux au premier rang. Cet homme remarquable, qui peu auparavant avait annoncé l’Évangile en Suisse avec beaucoup de libertéf, croyait alors devoir à la place qu’il occupait une conduite qui le faisait accuser de lâcheté par les Évangéliques et de dissimulation par les Romainsg. Il avait cependant prêché à Mayence avec clarté la doctrine de la foi. Au moment de son départ, il s’était fait remplacer par un jeune prédicateur plein de zèle, nommé Hédion. La parole de Dieu n’était point liée dans cette ville, siège antique du primat de l’Église germanique. On y écoutait avec avidité l’Évangile ; en vain les moines s’efforçaient-ils de prêcher à leur manière la sainte Écriture, et employaient-ils tous les moyens en leur pouvoir afin d’arrêter l’élan des esprits ; ils ne pouvaient y parvenirh. Mais, tout en prêchant la doctrine nouvelle, Capiton s’efforçait de demeurer l’ami de ceux qui la persécutaient. Il se flattait, avec quelques hommes qui pensaient comme lui, d’être ainsi d’une grande utilité à l’Église. A les entendre, si Luther n’était pas brûlé, si tous les Luthériens n’étaient pas excommuniés, cela n’était dû qu’à l’influence que Capiton avait sur l’archevêque Alberti. Le doyen de Francfort, Cochleus, qui arriva à Worms presque en même temps que Luther, alla aussitôt chez Capiton. Celui-ci, qui était, au moins extérieurement, dans de très bons rapports avec Aléandre, lui présenta Cochleus, servant ainsi de lien entre les deux plus grands ennemis du réformateurj. Capiton crut sans doute être très utile à la cause de Christ en gardant tous ces ménagements ; mais on ne saurait dire qu’il en résulta quelque bien. L’événement déjoue presque toujours ces calculs d’une sagesse tout humaine, et prouve qu’une marche décidée, en étant la plus franche, est aussi la plus sage.
f – Voyez huitième livre.
g – « Astutia plusquam vulpina vehementer callidum… Lutherismum versutissime dissimulabat. (Cochlœus, p. 36.)
h – « Evangelium audiunt avidissime, Verbum Dei alligatum non est… » (Caspar Hedio, Zw. Ep., p. 157.)
i – « Lutherus in hoc districtu dudurn esset combustus, Lutherani ἀποσυνάγωγοι, nisi Capito aliter persuasisset principi. » (G. Hedio Zw. Ep., p. 148.)
j – « Hic (Capito) illum (Cochlæum) insinuavit Hieronymo Aleandro, nuncio Leonis X. » (Cochlœus, p. 36.)
Cependant la foule ne cessait d’entourer l’hôtel de Rhodes, où Luther était descendu. Il était pour les uns un prodige de sagesse, pour les autres un monstre d’iniquité. Toute la ville voulait le voirk. On lui laissa pourtant les premières heures pour se remettre de sa fatigue et converser avec ses plus intimes amis. Mais à peine le soir fut-il venu que des comtes, des barons, des chevaliers, de simples gentilshommes, des ecclésiastiques, des bourgeois, s’empressèrent autour de lui. Tous, et ses plus grands ennemis mêmes, étaient frappés de la hardisse de sa démarche, de la joie qui paraissait l’animer, de la puissance de ses paroles, de cette élévation et de cet enthousiasme si imposants, qui donnaient à ce simple moine une irrésistible autorité. Mais les uns attribuaient cette grandeur à quelque chose de divin qui se trouvait en lui, tandis que les amis du pape s’écriaient hautement qu’il était possédé d’un démonl. Les visites se succédaient, et cette foule de curieux retint Luther debout jusqu’avant dans la nuit.
k – « Eadem die tota civitas solicite confluxit… » (Pallavicini, I, p. 114.)
l – « Nescio quid divinum suspicabantur ; exadverso, aliimalo dæmone obsessum existimabant. » (Ibid.)
Le lendemain, mercredi 17 avril, au matin, le maréchal héréditaire de l’Empire, Ulrich de Pappenheim, le cita à comparaître, à quatre heures après midi, en présence de Sa Majesté Impériale et des états de l’Empire. Luther reçut ce message avec un profond respect.
Ainsi tout est arrêté ; il va paraître pour Jésus-Christ devant la plus auguste assemblée de l’univers. Les encouragements ne lui manquent pas. Le bouillant chevalier Ulrich de Hütten se trouvait alors dans le château d’Ébernbourg. Ne pouvant se rendre à Worms (car Léon X avait demandé à Charles-Quint de l’envoyer à Rome pieds et poings liés), il voulut du moins tendre à Luther la main d’un ami, et ce même jour, 17 avril, il lui écrivit, en empruntant les paroles d’un roi d’Israël (Psaumes 20.1-9) : « Que l’Éternel te réponde au jour de ta détresse ! Que le nom du Dieu de Jacob te mette en une haute retraite ! Qu’il envoie ton secours du saint lieu, et qu’il te soutienne de Sion ! Qu’il te donne le désir de ton cœur, et qu’il fasse réussir tes desseins ! O bien-aimé Luther ! mon respectable père !… ne craignez point, et soyez fort. Le conseil des méchants vous a assiégé, et ils ont ouvert contre vous la bouche, comme des lions rugissants. Mais le Seigneur se lèvera contre les impies, et les dispersera. Combattez donc vaillamment pour Christ. Quant à moi, je combattrai aussi avec courage. Plût à Dieu qu’il me fût permis de voir comme ils froncent les sourcils ! Mais le Seigneur nettoiera sa vigne, que le sanglier de la forêt a dévastée — Christ vous sauvem ! » Bucer fit ce que Hütten n’avait pu faire ; il arriva lui-même d’Ébernbourg à Worms, et ne quitta pas son ami durant tout son séjourn.
m – « Servet te Christus. » (Luth. Op., II, p. 175.)
n – « Bucerus eodem venit. » (M. Adam. Vit. Buceri, p. 212.)
Quatre heures avaient sonné. Le maréchal de l’Empire se présenta ; il fallait partir, Luther s’y disposa. Il était ému à la pensée du congrès auguste devant lequel il allait paraître. Le héraut marchait le premier ; après lui, le maréchal de l’Empire, et ensuite le réformateur. La multitude qui remplissait les rues était encore plus considérable que la veille. Il était impossible d’avancer ; en vain criait-on de faire place ; la foule augmentait. Enfin, le héraut, reconnaissant l’impossibilité d’atteindre l’hôtel de ville, fit ouvrir des maisons particulières, et conduisit Luther par des jardins et des passages cachés jusqu’au lieu de la Dièteo. Le peuple, qui s’en aperçut se précipita dans les maisons sur les pas du moine de Wittemberg, se mit aux fenêtres qui donnaient sur les jardins, et un grand nombre de personnes montèrent sur les toits. Le faîte des maisons, le pavé des rues, en haut, en bas, tout était couvert de spectateursp.
o – « Und ward also durch heimliche Gänge gefuhrt. » (Luth. Op, (L.), XVII, p. 574.)
p – « Doch lief das Volk haüfig zu, und stieg sogar auf Dächer. » Seck., p. 348.)
Parvenus enfin à l’hôtel de ville, Luther et ceux qui l’accompagnaient ne pouvaient de nouveau en franchir la porte, à cause de la foule. On criait : Place ! place ! Nul ne bougeait. Alors les soldats impériaux frayèrent de force un chemin où Luther passa. Le peuple se précipitant pour entrer après lui, les soldats le retinrent avec leurs hallebardes. Luther pénétra dans l’intérieur de l’hôtel ; mais encore là tout était rempli de monde. Il se trouvait, tant dans les antichambres qu’aux fenêtres, plus de cinq mille spectateurs, allemands, italiens, espagnols et autres. Luther avançait avec peine. Comme il approchait enfin de la porte qui devait le mettre en présence de ses juges, il rencontra un vaillant chevalier, le célèbre général George de Freundsberg, qui quatre ans plus tard, à la tête des lansquenets allemands, fléchit le genou avec ses soldats sur le champ de Pavie, et, se précipitant sur la gauche de l’armée française, la jeta dans le Tessin, et décida en grande partie la captivité du roi de France. Le vieux général, voyant passer Luther, lui frappa sur l’épaule, et, secouant sa tête blanchie dans les combats, lui dit avec bonté : « Petit moine ! petit moine ! tu as devant toi une marche et une affaire telles, que ni moi ni bien des capitaines n’en avons jamais vu de pareilles dans la plus sanglante de nos batailles ! Mais si ta cause est juste, et si tu en as l’assurance, avance au nom de Dieu, et ne crains rien ! Dieu ne t’abandonnera pasρ ! » Bel hommage rendu par le courage de l’épée au courage de l’esprit ! Celui qui est maître de son cœur est plus grand que celui qui prend des villes, a dit un roi (Proverbes 16.32).
ρ – « Münchlein, Münchlein, du gehest jelzt einen Gang, einen solchen Stand zu thun, dergleichen Ich und mancher Obrister, auch in unser allerernestesten Schlacht-Ordnung nicht gethan haben… » (Seck., p. 348.)
G. von Frundsberg
Enfin, les portes de la salle s’ouvrirent. Luther y entra, et beaucoup de personnes qui ne faisaient pas partie de la Diète y pénétrèrent avec lui. Jamais homme n’avait comparu devant une assemblée aussi auguste. L’empereur Charles-Quint, dont les royaumes dominaient l’ancien et le nouveau monde ; son frère l’archiduc Ferdinand ; six électeurs de l’Empire, dont les descendants portent maintenant presque tous la couronne des rois ; vingt-quatre ducs, la plupart régnant sur des pays plus ou moins étendus, et entre lesquels il en est qui portent un nom qui deviendra plus tard redoutable à la Réformation, le duc d’Albe et ses deux fils ; huit margraves ; trente archevêques, évêques ou prélats ; sept ambassadeurs, parmi lesquels sont ceux des rois de France et d’Angleterre ; les députés de dix villes libres ; un grand nombre de princes, de comtes et de barons souverains ; les nonces du pape ; en tout deux cent quatre personnages : telle est la cour imposante devant laquelle paraît Luther.
Cette comparution était déjà une éclatante victoire remportée sur la papauté. Le pape avait condamné cet homme, et cet homme se trouvait devant un tribunal qui se plaçait ainsi au-dessus du pape. Le pape l’avait mis à l’interdit, séparé de toute société humaine ; et il était convoqué en termes honorables et reçu devant la plus auguste assemblée de l’univers. Le pape avait ordonné que sa bouche fût à jamais muette, et il allait l’ouvrir devant des milliers d’auditeurs assemblés des demeures lointaines de toute la chrétienté. Une immense révolution s’était ainsi accomplie par le moyen de Luther. Rome descendait déjà de son trône, et c’est la parole d’un moine qui l’en faisait descendre.
Quelques-uns des princes, voyant l’humble fils du mineur de Mansfeld ému en présence de cette assemblée de rois, s’approchèrent de lui avec bienveillance, et l’un d’eux lui dit : « Ne craignez point ceux qui ne peuvent tuer que le corps et qui ne peuvent tuer l’âme. » Un autre ajouta même : « Quand vous serez mené devant les rois, l’Esprit de votre Père parlera par votre bouche (Matthieu 10.20, 28). » Ainsi les paroles mêmes de son Maître consolaient le réformateur, par l’organe des puissants du monde.
Pendant ce temps, les gardes faisaient faire place à Luther. Il avança, et arriva devant le trône de Charles-Quint. La vue d’une si auguste assemblée parut un moment l’éblouir et l’intimider. Tous les regards se fixèrent sur lui. L’agitation commença à s’apaiser ; il se fit un grand silence : « Ne dites rien, lui dit le maréchal de l’Empire, avant que l’on vous interroge. » Puis il le quitta.
Après un moment d’un calme solennel, le chancelier de l’archevêque de Trèves, Jean de Eck, ami d’Aléandre, et qu’il faut bien distinguer du théologien du même nom, se leva et dit, à haute et intelligible voix, d’abord en latin, puis en allemand : « Martin Luther ! Sa sainte et invincible Majesté Impériale t’a cité devant son trône, d’après l’avis et le conseil des états du saint Empire romain, afin de te sommer de répondre à ces deux questions : Premièrement, reconnais-tu que ces livres ont été composés par toi ? » — En même temps l’orateur impérial montrait du doigt environ vingt ouvrages placés sur une table au milieu de la salle devant Luther. « Je ne savais trop comment ils se les étaient procurés, » dit Luther en racontant cette circonstance. C’était Aléandre qui s’en était donné la peine. « Secondement, continua le chancelier, veux-tu rétracter ces livres et leur contenu, ou persistes-tu dans les choses que tu y as avancées ? »
Luther, sans défiance, allait répondre affirmativement à la première de ces questions, quand son conseil, Jérôme Schurff, prenant promptement la parole, cria à haute voix : Qu’on lise les titres des livresq. »
q – « Legantur tituli librorum ! » (Luth. Op. (L.), XVII, p. 388.)
Le chancelier, s’approchant de la table, lut les titres. Il y avait dans le nombre plusieurs ouvrages de dévotion, étrangers à la controverse.
Cette énumération finie, Luther dit d’abord en latin, puis en allemand :
« Très-gracieux Empereur ! gracieux princes et seigneurs !
Sa Majesté Impériale m’adresse deux questions.
Quant à la première, je reconnais les livres qui viennent d’être nommés comme étant de moi ; je ne puis les renier.
Quant à la seconde, attendu que c’est là une question qui concerne la foi et le salut des âmes, et où se trouve intéressée la Parole de Dieu, c’est-à-dire le plus grand et le plus précieux trésor qu’il y ait dans les cieux et sur terrer, j’agirais avec imprudence si je répondais sans réflexion. Je pourrais affirmer moins que la chose ne le demande, ou plus que la vérité ne l’exige, et me rendre ainsi coupable contre cette parole de Christ : Quiconque me reniera devant les hommes, je le renierai devant mon Père, qui est dans le ciel. C’est pourquoi je prie Sa Majesté Impériale, avec toute soumission, de me donner du temps, afin que je réponde sans porter atteinte à la Parole de Dieu. »
r – « Weil dies eine Frage vom Glauben und der Seelen Seligkeit ist, und Gottes Wort belanget… » (Luth. Op. (L.), XVII, p. 573.)
Cette réponse, loin de pouvoir faire supposer quelque hésitation dans Luther, était digne du réformateur et de l’assemblée. Il devait se montrer calme, circonspect, dans une chose si grave, et éloigner de cet instant solennel tout ce qui aurait pu faire soupçonner de la passion ou de la légèreté. En prenant le temps convenable, il prouverait d’ailleurs d’autant mieux l’inébranlable fermeté de sa résolution. Beaucoup d’hommes dans l’histoire ont, par une parole trop prompte, attiré de grands maux sur eux et sur le monde. Luther bride son caractère naturellement impétueux ; il contient sa parole, toujours prête à s’échapper ; il s’arrête, quand tous les sentiments qui l’animent voudraient se faire jour au dehors. Cette retenue, ce calme si étonnant dans un tel homme, centuplent sa force et le mettent en état de répondre plus tard avec une sagesse, une puissance, une dignité qui tromperont l’attente de ses adversaires et confondront leur malice et leur orgueil.
Néanmoins, comme il avait parlé d’un ton respectueux et d’une voix peu élevée, plusieurs crurent qu’il hésitait, qu’il était même épouvanté. Un rayon d’espérance vint luire dans l’âme des partisans de Rome. Charles, impatient de connaître l’homme dont la parole remuait l’Empire, n’avait détourné ses regards de dessus lui. Il se tourna alors vers l’un de ses courtisans, et dit avec dédain : « Certes, ce ne sera jamais cet homme-là qui me fera devenir hérétiques. » Puis, se levant, le jeune Empereur se retira avec ses ministres dans une salle de conseil ; les électeurs se renfermèrent dans une autre avec les princes ; les députés des villes libres, dans une troisième. La Diète s’étant ensuite réunie, convint d’accorder la demande. Ce fut un grand mécompte pour les hommes passionnés.
s – « Hic certe nunquam efficeret ut hæreticus evaderem. » (Pallavicini, I, p.115.)
« Martin Luther, dit le chancelier de Trêves, Sa Majesté Impériale, selon la bonté qui lui est naturelle, veut bien te donner encore un jour, mais sous la condition que tu fasses ta réponse de vive voix, et non par écrit. »
Alors le héraut impérial s’avança, et, reconduisit Luther à son hôtel. Des menaces et des cris de joie se firent entendre tour à tour sur son passage. Les bruits les plus sinistres se répandirent parmi les amis de Luther. « La Diète est mécontente, disait-on ; les envoyés du pape triomphent ; le réformateur sera immolé. » Les passions s’échauffaient. Plusieurs gentilshommes accoururent chez Luther. « Monsieur le docteur, lui dirent-ils tout émus, qu’en est-il ? On assure qu’ils veulent vous brûlert !… Cela ne se fera pas, continuaient ces chevaliers, sans qu’ils payent cette action de leur vie ! » — « Et cela fût aussi arrivé, » dit Luther, en citant ces paroles à Eisleben vingt ans plus tard.
t – « Wie geht’s ? man sagt sie wollen euch verbrennen… » (Luth. Op. (L.), XVII, p. 588.)
D’un autre côté, les ennemis de Luther triomphaient. « Il a demandé du temps, disaient-ils ; il se rétractera. De loin sa parole était arrogante ; maintenant son courage l’abandonne Il est vaincu. »
Luther était peut-être seul tranquille dans Worms. Peu de moments après son retour de la Diète, il écrivit au conseiller impérial Cuspianus : « Je t’écris du milieu du tumulte (probablement voulait-il parler du bruit que faisait la foule qui entourait son hôtel). J’ai comparu en cette heure même devant l’Empereur et son frèreu… Je me suis reconnu l’auteur de mes livres ; et j’ai déclaré que je répondrais demain concernant la rétractation. Je ne rétracterai pas un trait de lettre de tous mes ouvrages, moyennant l’aide de Jésus-Christv. »
u – « Hachora coram Caesare et fratre romano constiti. » (Luth. Ep., I, p. 587.)
v – « Verum ego ne apicem quidem revocabo. » (Ibid.)
L’émotion du peuple et des soldats étrangers croissait d’heure en heure. Tandis que les partis procédaient avec calme au sein de la Diète, ils en venaient aux mains dans les rues. Les soldats espagnols, fiers, impitoyables, blessaient par leur impudence les bourgeois de la cité. Un de ces satellites de Charles, trouvant chez un libraire la bulle du pape publiée par Hütten, avec un commentaire de ce chevalier, la prit, la mit en pièces ; puis, en jetant les fragments, il les foula aux pieds. D’autres, ayant découvert plusieurs exemplaires de l’écrit de Luther sur la Captivité de Babylone, les enlevèrent et les déchirèrent. Le peuple, indigné, accourut, se jeta sur les soldats et les obligea à s’enfuir. Une autre fois encore, un Espagnol à cheval, le sabre au poing, poursuivait dans l’une des principales rues de Worms un Allemand qui s’enfuyait devant lui, et le peuple, effrayé, n’osait s’opposer à ce furieuxw.
w – Kappens, Réf. Urkunden, II, p. 448.
Quelques hommes politiques crurent avoir trouvé un moyen de sauver Luther. « Rétractez, lui dirent-ils, vos erreurs de doctrine, mais persistez dans tout ce que vous avez dit contre le pape et sa cour ; et vous êtes sauvé. » Aléandre frémit de ce conseil. Mais Luther, inébranlable dans son dessein, déclara qu’il se souciait peu d’une réforme politique si elle ne reposait pas sur la foi.
Le 18 avril étant arrivé, Glapion, le chancelier de Eck et Aléandre se réunirent de bon matin, d’après l’ordre de Charles-Quint, pour arrêter comment on procéderait à l’égard de Luther.
Luther avait été un instant surpris, quand il avait dû comparaître la veille devant une assemblée si auguste. Son cœur avait été ému en présence de tant de princes devant lesquels de grands peuples fléchissaient humblement le genou. La pensée qu’il allait refuser obéissance à ces hommes que Dieu avait revêtus du pouvoir souverain troublait son âme ; et il sentait la nécessité de chercher sa force plus haut qu’ici-bas. « Celui qui, attaqué par l’ennemi, tient le bouclier de la foi, disait-il un jour, est comme Persée tenant la tête de la Gorgone. Quiconque la regardait était mort. Ainsi devons-nous présenter le Fils de Dieu aux embûches du diablex. » Il eut dans cette matinée du 18 avril des moments de trouble, où la face de Dieu lui était voilée. Sa foi défaille ; ses ennemis se multiplient devant lui ; son imagination en est frappée… Son âme est comme un navire qu’agite la plus violente tempête, qui chancelle, qui tombe au fond de l’abîme, et puis qui remonte jusqu’aux cieux. Dans cette heure d’une douleur amère, où il boit la coupe de Christ, et qui est pour lui comme un jardin de Gethsémané, il se jette le visage contre terre, et fait entendre ces cris entrecoupés qu’on ne saurait comprendre si l’on ne se représente la profondeur de l’angoisse d’où ils montaient jusqu’à Dieuy : Dieu tout-puissant ! Dieu éternel ! que le monde est terrible ! comme il ouvre la bouche pour m’engloutir ! et que j’ai peu de confiance en toi !… Que la chair est faible, et que Satan est puissant ! Si c’est dans ce qui est puissant selon le monde que je dois mettre mon espérance, c’en est fait de moi !… La cloche est fonduez ; le jugement est prononcé !… O Dieu ! ô Dieu !… ô toi mon Dieu !… assiste-moi contre toute la sagesse du monde ! Fais-le ; tu dois le faire.… toi seul… car ce n’est pas mon œuvre, mais la tienne. Je n’ai ici rien à faire, je n’ai rien à débattre, moi, avec ces grands du monde ! moi aussi je voudrais couler des jours heureux et tranquilles. Mais la cause est la tienne et elle est juste et éternelle ! O Seigneur ! sois-moi en aide ! Dieu fidèle, Dieu immuable ! Je ne me repose sur aucun homme. C’est en vain ! Tout ce qui est de l’homme chancelle ; tout ce qui vient de l’homme défaille. O Dieu ! ô Dieu… n’entends-tu pas ?… Mon Dieu ! es-tu mort ?… Non, tu ne peux mourir ! Tu te caches seulement. Tu m’as élu pour cette œuvre. Je le sais !… Eh bien ! agis donc, ô Dieu !… tiens-toi à côté de moi, pour le nom de ton Fils bien-aimé Jésus-Christ, qui est ma défense, mon bouclier et ma forteresse. »
x – « Also sollen wir den Sohn Gottes als Gorgonis Haupt… » (Luth. Op. (W.), XXII, p. 1659.)
y – Voyez Luth. Op. (L.), XVII, p. 589.
z – « Die Glocke ist schon gegossen : l’affaire est décidée. »
Après un moment de silence et de lutte, il poursuit ainsi : « Seigneur ! où restes-tu ?… O mon Dieu ! où es-tu ?… Viens ! viens ! je suis prêt !… Je suis prêt à laisser ma vie pour ta vérité patient comme un agneau. Car la cause est juste, et c’est la tienne !… Je ne me détacherai pas de toi, ni maintenant, ni dans toute l’éternité !… Et quand le monde serait rempli de démons, quand mon corps, qui est pourtant l’œuvre de tes mains, devrait mordre la poussière, être étendu sur le carreau, coupé en morceaux réduit en poudre… mon âme est à toi !… Oui, j’en ai pour garant ta Parole. Elle t’appartient, mon âme ! elle demeurera éternellement près de toi… amen !… O Dieu ! aide-moi !… amena ! »
a – « Die Seele ist dein. » (Luth. Op. (L.), XVII, p. 589.)
Cette prière explique Luther et la Réformation. L’histoire soulève ici le voile du sanctuaire, et nous montre le lieu secret où la force et le courage furent communiqués à cette homme humble et chétif, qui fut l’organe de Dieu pour affranchir l’âme et la pensée des hommes et commencer les temps nouveaux. Luther et la Réformation sont ici pris sur le fait : on découvre leurs plus intimes ressorts, on reconnaît où fut leur puissance. Cette parole d’une âme qui s’immole à la cause de la vérité se trouve dans le recueil des pièces relatives à la comparution de Luther à Worms, sous le numéro XVI, au milieu des saufs-conduits et d’autres documents de ce genre. Quelqu’un de ses amis l’entendit sans doute, et nous la conserva. C’est, à notre avis, l’un des beaux documents de l’histoire.
Après avoir ainsi prié, Luther trouva cette paix de l’âme sans laquelle l’homme ne peut rien faire de grand. Il lut la Parole de Dieu, il parcourut ses écrits, et chercha à donner à sa réponse les formes convenables. La pensée qu’il allait rendre un témoignage à Jésus-Christ et à sa Parole, en présence de l’Empereur et de l’Empire, remplissait son cœur de joie. Le moment de paraître n’étant plus éloigné, il s’approcha avec émotion de l’Écriture sainte, ouverte sur sa table, y posa la main gauche, et élevant la droite vers Dieu, il jura de demeurer fidèle à l’Évangile, et de confesser librement sa foi, dût-il même sceller cette confession de son sang. Après cela, il se sentit plus de paix encore.
A quatre heures le héraut se présenta, et le conduisit au lieu des séances de la Diète. La curiosité générale s’était accrue, car la réponse devait être décisive. La Diète étant occupée, Luther fut obligé d’attendre dans la cour au milieu d’une foule immense, qui s’agitait comme une mer en tourmente et pressait de ses flots le réformateur. Deux longues heures s’écoulèrent pour le docteur de Wittemberg au milieu de cette multitude avide de le voir. « Je n’étais pas accoutumé, dit-il, à toutes ces manières et à tout ce bruitb. » C’eût été une triste préparation pour un homme ordinaire. Mais Luther était avec Dieu. Son regard était serein ; ses traits étaient tranquilles ; l’Éternel l’élevait sur un roc. La nuit commençait à tomber. On alluma les flambeaux dans la salle de l’assemblée. Leur lueur arrivait à travers les antiques vitraux jusque dans la cour. Tout prenait un aspect solennel. Enfin, on introduisit le docteur. Beaucoup de personnes entrèrent avec lui, car chacun voulait entendre sa réponse. Tous les esprits étaient tendus ; chacun attendait avec impatience le moment si décisif qui approchait. Cette fois-ci Luther était libre, calme, assuré, et sans qu’on pût découvrir en lui la moindre gêne. La prière avait porté ses fruits. Les princes s’étant assis, non sans quelque peine, car leurs places étaient presque envahies, et le moine de Wittemberg se trouvant de nouveau en face de Charles-Quint, le chancelier de l’Électeur de Trèves prit la parole et dit : « Martin Luther ! tu demandas hier un délai qui est maintenant expiré. On n’eût certes pas dû te l’accorder, puisque chacun doit être assez instruit dans les choses de la foi pour être toujours prêt à en rendre compte à tous ceux qui le lui demandent ; toi surtout, qui es un si grand et si habile docteur de la sainte Écriture… Maintenant donc, réponds à la requête de Sa Majesté, qui t’a montré tant de douceur. Veux-tu défendre tes livres en leur entier, ou veux-tu en rétracter quelque chose ? »
b – « Des Getümmels und Wesens war Ich gar nicht gewohnt. » (Luth. Op., XVII, p. 535, 588.)
Après avoir dit ces mots en latin, le chancelier les répéta en allemand.
« Alors le docteur Martin Luther, disent les actes de Worms, répondit de la manière la plus soumise et la plus humble. Il ne cria point, il ne parla point avec violence, mais avec honnêteté, douceur, convenance et modestie, et cependant avec beaucoup de joie et de fermeté chrétiennec. »
c – « Schreyt nicht sehr noch heftig, sondern redet fein, sittich, züchtig und bescheiden… » (Luth. Op. (L.), XVII, p. 576.)
« Sérénissime Empereur ! illustres Princes, gracieux Seigneurs ! dit Luther en portant ses regards sur Charles et sur l’assemblée. Je comparais humblement aujourd’hui devant vous, selon l’ordre qui m’en fut donné hier, et je conjure, par les miséricordes de Dieu, Votre Majesté et Vos Altesses augustes, d’écouter avec bonté la défense d’une cause qui, j’en ai l’assurance, est juste et véritable. Si, par ignorance, je manque aux usages et aux bienséances des cours, pardonnez-le-moi ; car je n’ai point été élevé dans les palais des rois, mais dans l’obscurité d’un cloître.
On me demanda hier deux choses de la part de Sa Majesté Impériale : la première, si j’étais l’auteur des livres dont on lut les titres ; la seconde, si je voulais révoquer ou défendre la doctrine que j’y ai enseignée. Je répondis sur le premier article, et je persévère dans cette réponse.
Quant au second, j’ai composé des livres sur des matières très différentes. Il en est où j’ai traité de la foi et des bonnes œuvres, d’une manière si pure, si simple et si chrétienne, que mes adversaires mêmes, loin d’y trouver à reprendre, avouent que ces écrits sont utiles et dignes d’être lus par des cœurs pieux. La bulle du pape, quelque violente qu’elle soit, le reconnaît elle-même. Si donc j’allais les rétracter, que ferais-je ? Malheureux ! seul entre tous les hommes, j’abandonnerais des vérités que d’une voix unanime mes amis et mes ennemis approuvent, et je m’opposerais à ce que le monde entier se fait une gloire de confesser…
J’ai composé, en second lieu, des livres contre le papisme, où j’ai attaqué ceux qui par leur fausse doctrine, leur mauvaise vie et leurs exemples scandaleux, désolent le monde chrétien, et perdent les corps et les âmes. Les plaintes de tous ceux qui craignent Dieu n’en font-elles pas foi ? N’est-il pas évident que les lois et les doctrines humaines des papes enlacent, tourmentent, martyrisent les consciences des fidèles, tandis que les extorsions criantes et perpétuelles de Rome engloutissent les biens et les richesses de la chrétienté, et particulièrement de cette nation si illustre ?…
Si je révoquais ce que j’ai écrit à ce sujet, que ferais-je que fortifier cette tyrannie, et ouvrir à tant et de si grandes impiétés une porte plus large encored ? Débordant alors avec plus de fureur que jamais, on les verrait, ces hommes orgueilleux, s’accroître, s’emporter, et tempêter toujours davantage. Et non seulement le joug qui pèse sur le peuple chrétien serait rendu plus dur par ma rétractation, il deviendrait, pour ainsi dire, plus légitime ; car il aurait reçu par cette rétractation même la confirmation de Votre Sérénissime Majesté et de tous les états du saint-empire. Grand Dieu ! je serais ainsi comme un manteau infâme, destiné à cacher et à recouvrir toutes sortes de malices et de tyrannies !…
d – « Nicht allein die Fenster, sondern auch Thür und Thor aufthäte. » (Luth. Op. (L.), XVII, p. 573.)
Troisièmement enfin, j’ai écrit des livres contre des personnes privées qui voulaient défendre la tyrannie romaine et détruire la foi. Je confesse avec franchise que je les ai peut-être attaquées avec plus de violence que ma profession ecclésiastique ne le demandait. Je ne me regarde pas comme un saint ; mais je ne puis non plus rétracter ces livres, parce que j’autoriserais ainsi les impiétés de mes adversaires, et qu’ils prendraient occasion d’écraser avec plus de cruauté encore le peuple de Dieu.
Cependant, je suis un simple homme, et non pas Dieu ; je me défendrai donc comme l’a fait Jésus-Christ. Si j’ai mal parlé, faites connaître ce que j’ai dit de mal (Jean 18.23), dit-il. Combien plus moi, qui ne suis que cendre et que poudre, et qui peux si aisément errer, dois-je désirer que chacun propose ce qu’il peut avoir contre ma doctrine !
C’est pourquoi, je vous conjure, par les miséricordes de Dieu, vous Sérénissime Empereur, et vous très illustres Princes, et qui que ce puisse être, qu’il soit de haut ou de bas étage, de me prouver par les écrits des prophètes et des apôtres que je me suis trompé. Dès que j’aurai été convaincu, je rétracterai aussitôt toutes mes erreurs, et je serai le premier à saisir mes écrits et à les jeter dans les flammes.
Ce que je viens de dire montre clairement, je pense, que j’ai bien considéré et pesé les dangers auxquels je m’expose ; mais, loin d’en être épouvanté, c’est pour moi une grande joie de voir que l’Évangile est aujourd’hui comme autrefois une cause de trouble et de discorde. C’est là le caractère et la destinée de la Parole de Dieu. Je ne suis pas venu mettre la paix sur la terre, mais l’épée, a dit Jésus-Christ (Matthieu 10.34). Dieu est admirable et terrible dans ses conseils ; craignons qu’en prétendant arrêter les discordes nous ne persécutions la sainte Parole de Dieu, et ne fassions fondre sur nous un affreux déluge d’insurmontables dangers, de désastres présents et de désolations éternelles… Craignons que le règne de ce jeune et noble prince, l’empereur Charles, sur lequel, après Dieu, nous fondons de si hautes espérances, non seulement ne commence, mais encore ne continue et ne s’achève sous les plus funestes auspices. Je pourrais citer des exemples tirés des oracles de Dieu, continue Luther, parlant en présence du plus grand monarque du monde, avec un courage plein de noblesse ; je pourrais vous parler des Pharaons, des rois de Babylone et de ceux d’Israël, qui n’ont jamais travaillé plus efficacement à leur ruine que lorsque, par des conseils en apparence très sages, ils pensaient affermir leur empire. Dieu transporte les montagnes, et les renverse même avant qu’elles s’en soient aperçues. (Job 9.5)
Si je dis ces choses, ce n’est pas que je pense que de si grands princes aient besoin de mes pauvres conseils, mais c’est que je veux rendre à l’Allemagne ce qu’elle a droit d’attendre de ses enfants. Ainsi, me recommandant à Votre Auguste Majesté et à Vos Altesses Sérénissimes, je les supplie avec humilité de ne pas souffrir que la haine de mes ennemis fasse fondre sur moi une indignation que je n’ai pas méritéee. »
e – Ce discours, comme toutes les paroles que nous citons, est tiré textuellement de documents authentiques. (Voyez Luth. Op. (L.), XVII, p. 776 à 780.)
Luther avait prononcé ces paroles en allemand avec modestie, mais avec beaucoup de chaleur et de fermetéf ; on lui ordonna de les répéter en latin. L’Empereur n’aimait pas la langue allemande. L’assemblée imposante qui entourait le réformateur, le bruit, l’émotion, l’avaient fatigué. « J’étais tout en transpiration, dit-il, échauffé par le tumulte, debout au milieu des princes. » Frédéric de Thun, conseiller intime de l’Électeur de Saxe, placé par ordre de son maître à côté du réformateur, afin de veiller à ce qu’on ne lui fît ni surprise ni violence, voyant l’état du pauvre moine, lui dit : « Si vous ne pouvez répéter votre discours, cela suffira, monsieur le docteur. » Mais Luther, s’étant arrêté un moment pour respirer, reprit la parole, et prononça son discours en latin avec la même force que la première foisg.
f – « Non clamose at modeste, non tamen sine christiana animositate et constantia. » (Luth. Op. lat., II, p. 165.)
g – « Voyez Luth. Op. lat., II, p. 165 à 167.
« Cela plut extrêmement à l’électeur Frédéric, » raconte le réformateur.
Dès qu’il eut cessé de parler, le chancelier de Trèves, orateur de la Diète, lui dit avec indignation : « Vous n’avez pas répondu à la question qu’on vous a faite. Vous n’êtes pas ici pour révoquer en doute ce qui a été décidé par les conciles. On vous demande une réponse claire et précise. Voulez-vous, ou non, vous rétracter ? » Luther répliqua alors sans hésiter : « Puisque Votre Sérénissime Majesté et Vos Hautes Puissances exigent de moi une réponse simple, claire et précise, je la leur donneraih, et la voici : Je ne puis soumettre ma foi ni au pape ni aux conciles, parce qu’il est clair comme le jour qu’ils sont tombés souvent dans l’erreur, et même dans de grandes contradictions avec eux-mêmes. Si donc je ne suis convaincu par des témoignages de l’Écriture, ou par des raisons évidentes, si l’on ne me persuade par les passages mêmes que j’ai cités, et si l’on ne rend ainsi ma conscience captive de la Parole de Dieu, je ne puis et ne veux rien rétracter, car il n’est pas sûr pour le chrétien de parler contre sa conscience. » Puis, portant son regard sur cette assemblée, devant laquelle il est debout, et qui tient sa vie en ses mains : « Me voici, dit-il. Je ne puis autrement ; Dieu m’assiste ! Ameni. »
h – « Dabo illud neque dentatum, neque cornutum. » (Ib., p.166.)
i – « Hier stehe ich : Ich kann nicht anders : Gott helfe mir. Amen. » (Luth. Op. (L.), XVII, p. 580.)
Ainsi Luther, contraint d’obéir à sa foi, traîné par sa conscience à la mort, opprimé sous la plus noble nécessité, esclave de ce qu’il croit, et dans cet esclavage souverainement libre, semblable au navire que secoue une effroyable tempête, et qui, pour sauver ce qui est plus précieux que lui-même, va volontairement se briser contre un roc, prononce ces paroles sublimes, qui, à trois siècles de distance, nous font encore tressaillir. Ainsi parle un moine devant l’Empereur et les grands de la nation ; et cet homme, faible et chétif, seul, mais appuyé sur la grâce du Très-Haut, paraît plus grand et plus fort qu’eux tous. Sa parole a une force contre laquelle tous ces puissants ne peuvent rien. C’est ici cette faiblesse de Dieu qui est plus forte que les hommes. L’Empire et l’Église d’un côté, l’homme obscur de l’autre, ont été en présence. Dieu avait rassemblé ces rois et ces prélats pour abolir publiquement leur sagesse. La bataille est perdue ; et les suites de cette défaite des puissants de la terre se feront sentir parmi tous les peuples et dans tous les siècles à venir.
L’assemblée demeurait étonnée. Plusieurs des princes avaient peine à cacher leur admiration. L’Empereur, revenant de sa première impression, s’écriait : « Le moine parle avec un cœur intrépide et un inébranlable couragej. » Les Espagnols et les Italiens seuls étaient confus, et bientôt ils se moquèrent d’une grandeur d’âme qu’ils ne pouvaient comprendre.
j – « Der Mönch redet unerschrocken, mit getrostem Muth ! » Seckend., p. 350.)
« Si tu ne te rétractes, reprend le chancelier, après qu’on est revenu de l’impression produite par ce discours, l’Empereur et les États de l’Empire verront ce qu’ils ont à faire envers un hérétique obstiné. » A ces mots, les amis de Luther tremblent ; mais le moine répète : « Dieu me soit en aide ! car je ne puis rien rétracterk. »
k – Luth. Op. (W.), XV, p. 2236.
Alors Luther se retire, et les princes délibèrent. Chacun comprenait que c’était un moment de crise pour la chrétienté. Le oui ou le non de ce moine devait décider, pour des siècles peut-être, du repos de l’Église et du monde. On a voulu l’épouvanter, et on n’a fait que l’élever sur une tribune, en présence de la nation ; on a cru donner plus de publicité à sa défaite, et on n’a fait qu’accroître sa victoire. Les partisans de Rome ne purent se résoudre à subir leur humiliation. On fit rentrer Luther, et l’orateur lui dit : « Martin, tu n’as pas parlé avec la modestie qui convenait à ta personne. La distinction que tu as faite, quant à tes livres, était inutile ; car si tu rétractais ceux qui contiennent des erreurs, l’Empereur ne souffrirait pas qu’on fît brûler les autres. Il est extravagant de demander qu’on te réfute par l’Écriture, lorsque tu ressuscites des hérésies condamnées par le concile universel de Constance. L’Empereur t’ordonne donc de dire simplement, par oui ou par non, si tu prétends soutenir ce que tu as avancé, ou si tu veux en rétracter une partie ? — Je n’ai point d’autre réponse à faire que celle que j’ai déjà faite, » répondit tranquillement Luther. On le comprit. Ferme comme un roc, tous les flots de la puissance humaine venaient se briser inutilement contre lui. La force de sa parole, sa contenance courageuse, les éclairs de ses regards, l’inébranlable fermeté qu’on lisait sur les traits rudes de son visage germanique, avaient produit sur cette illustre assemblée la plus profonde impression. Il n’y avait plus d’espoir. Les Espagnols, les Belges, les Romains eux-mêmes, étaient muets. Le moine avait vaincu ces grandeurs de la terre. Il avait dit non à l’Église et à l’Empire. Charles-Quint se leva, et toute l’assemblée avec lui : « La Diète se réunira demain matin pour entendre l’avis de l’Empereur, » dit le chancelier d’une voix élevée.
Luther devant la Diète de Worms