Après avoir fait aussi grande que l’Ecriture et l’expérience nous l’enseignent la part des ravages causés par le vice spécifique aux substances constitutives de la nature humaine et avoir en même temps indiqué la limite à laquelle les effets malfaisants de ce vice spécifique s’arrêtent, nous avons à étudier dans ce paragraphe ce qui reste des facultés essentielles de la nature humaine dans l’état de chute, ce qui reste en particulier de la liberté morale, à moins que cette liberté morale n’ait été complètement anéantie dans les descendants par le fait du premier auteur de l’espèce.
S’il en était ainsi, et si la nature humaine avait été pénétrée de part en part par la puissance du mal, de telle sorte que toutes ses facultés morales eussent été emportées dans ce grand naufrage, il ne lui resterait rien de mieux à attendre que l’anéantissement. Si le mal était devenu consubstantiel à l’individu lui-même par le fait de l’espèce, son identité même ne pourrait plus être conservée dans l’œuvre nouvelle de restauration et de création que la grâce divine voudrait accomplir à son égard. Ce n’est pas là ce que nous enseignent l’expérience et l’Ecriture.
L’expérience d’abord nous montre que, comme il y a des degrés de culpabilité entre les péchés particuliers, il y en a aussi dans l’état général de misère morale des différents membres de l’espèce, indépendamment même des influences religieuses qui ont pu agir sur eux. Parmi ces pécheurs, il en est de plus ou moins méchants et pervertis, à preuve que le mal rencontre chez les individus plus ou moins de résistance, et que, par conséquent, le principe de la volonté individuelle, bien qu’affaibli et amorti, n’est pas annulé tout à fait, puisqu’il produit des déterminations diverses dans l’état moral de chaque individu. Si l’expérience nous fait constater un état universel de misère et de péché dans le sein de l’humanité, sans qu’aucun de ses membres y fasse exception, si les meilleurs des hommes sont les plus prompts à s’accuser eux-mêmes d’égoïsme et d’infidélité, et à confesser qu’ils sont fort éloignés de réaliser l’idéal moral qu’ils voient flotter devant eux, nous n’en constatons pas moins dans la nature humaine même irrégénérée la présence de certaines vertus qui ne sont pas sans valeur et que nous n’appellerons pas avec saint Augustin splendida vitia, de certaines forces morales qui ne sont pas purement illusoires, de certaines affections auxquelles la conscience ne saurait refuser son suffrage. Nous pourrions laisser hors de cause les manifestations de l’activité humaine dans l’ordre purement social, civil et terrestre, pour ne considérer que celles qui concernent le rapport moral de l’homme à Dieu. Il est cependant bien difficile de tracer une limite précise entre ce que saint Augustin appelle la justitia civilis et la justice morale, telle que nous l’entendons, si, selon notre point de vue, la première doit rentrer dans la seconde et si tout acte de justitia civilis est moral ou immoral. Comment accorder la faculté du bien dans l’ordre civil et la nier dans l’ordre moral ? De tout temps certaines dispositions de la nature humaine ont produit des actes que l’on peut qualifier de bons, encore que cette bonté fût relative et mélangée, et qui prouvent tout au moins que, si la nature humaine est privée de la vertu divine pour accomplir le bien avec persévérance, continuité et résolution, il lui reste pourtant encore un vestige de son ancienne dignité et une aspiration vers une destination supérieure. S’il en était autrement, il faudrait admettre qu’un Socrate était aussi pervers qu’un Néron, et que toutes les vertus et les actions belles, grandes et généreuses, dont l’histoire est semée et qui manifestent certainement l’action providentielle jusque dans les siècles et chez les peuples les moins privilégiés, — que toutes ces actions, procédées de l’égoïsme, retournaient à l’égoïsme, selon l’expression de La Rochefoucauld, comme les fleuves à la mer. Seulement ces restes de bien n’apparaissent jamais que comme des faits isolés et exceptionnels sur un fond vicié et ténébreux ; ils se détachent de la nature et ne la constituent pas. Ce sont des faits, et pour ainsi dire des accidents, non pas des états ; et les auteurs de ces actions relativement bonnes ne sauraient dès lors prétendre avoir satisfait aux exigences de la loi et de la justice de Dieu qui réclament la perfection absolue ; ou, s’ils prétendent y satisfaire, ils démontrent en cela même l’inanité de leurs prétentions. Leur mérite ne saurait consister que dans la reconnaissance humble et humiliée de leur démérite. Aussi bien la délicatesse du discernement moral et, par conséquent, l’austérité et la sévérité envers soi-même, sont-elles les premiers signes, en même temps que les premiers fruits, de l’amélioration morale.
L’Ecriture confirme les données de la conscience naturelle et de l’expérience dans sa manière d’apprécier la nature humaine et les individus, puisqu’elle établit ou suppose entre ceux-ci, avant même la conversion du pécheur à Jésus-Christ, des différences et des inégalités profondes, au point de vue moral. Bien qu’à un point de vue absolu, tous soient injustes de nature, il y a eu, soit dans l’Ancienne Alliance, soit même dans le monde païen, des hommes reconnus et appelés justes, craignant Dieu, sincères et sans fraude.
Nous rencontrons dans le Nouveau Testament et sur le seuil de la Nouvelle Alliance trois types d’hommes caractérisés au point de vue moral et dans leurs relations diverses avec Jésus-Christ.
Ce sont d’abord les véritables Israélites, issus par un mouvement naturel et normal de l’ancienne économie, et qui sont les produits authentiques de l’éducation que Dieu avait donnée à son peuple d’Israël ; en suivant fidèlement les lignes tracées dans la loi et les prophètes, ils arrivent sans secousse et sans lutte, au terme d’une évolution lente et progressive, à la paisible possession du salut accompli et de la vérité parfaite. Ce sont les enfants d’Abraham, déjà justes et justifiés par la même foi que celle qui avait sauvé leur père (Luc 1.5-6). Citons entre autres comme appartenant à cette catégorie Nathanaël (Jean 1.48), les deux Jean, le précurseur et l’apôtre, et même Nicodème, qui, bien que trop timide encore pour confesser ouvertement Jésus-Christ, reçut de lui le témoignage d’être déjà un ami sincère de la vérité (Jean 3.19-21). Sur la même ligne que ces Israélites sans fraude, se placent les païens craignant Dieu, le centenier Corneille et sa famille, par exemple (Actes 10), dignes d’être déjà les objets de cette grâce prévenante qui, sans être encore la grâce salutaire, les a pourtant amenés sur le seuil de la Nouvelle Alliance. C’est là la vérité proclamée par Pierre lui-même dans la maison de ce centenier romain dont les prières et les aumônes, sans lui valoir aucun mérite, avaient cependant été reconnues de Dieu et étaient montées jusqu’au ciel (Actes 10.4) : « Je reconnais maintenant qu’en toute nation, celui qui craint Dieu et qui pratique la justice, lui est agréable » (v. 35).
Au-dessous de ce type, que nous pouvons appeler normal, nous distinguons celui que nous appelons judaïsant et légal, et dont le représentant le plus illustre fut Saul, l’auteur du chap. 7 de l’épître aux Romains. Saul est le Juif ardent et sincère, mais sincère dans l’égarement, cherchant de toutes les ardeurs de son âme la justice, mais là où elle n’est pas, c’est-à-dire dans l’œuvre de la loi et non dans la foi, et rebelle à Moïse lui-même par excès de fidélité envers Moïse, puisque le grand prophète avait été le premier à annoncer un prophète plus grand que lui, — jusqu’à ce qu’enfin l’homme légal, imbu de sa justice propre, qui ne lui procure ni la vraie justice ni la paix, se laisse dompter et briser en une fois par la grâce toute-puissante, quoique non irrésistible, de Dieu.
Enfin, à un niveau inférieur encore à ces hommes, que leurs antécédents avaient préparés à recevoir le salut, nous rencontrons les péagers, les gens de mauvaise vie, qui se convertissent à Jésus-Christ. Ce sont les pécheurs dégradés, mais non foncièrement pervertis par l’abus de la grâce ou par le mépris de la vérité qui ne leur avait point encore été révélée ; chez eux, sans doute, s’était poursuivie une préparation silencieuse, inconsciente peut-être, dans l’excès même de leur misère et dans le dégoût du vice ; toute réceptivité morale n’était du moins pas éteinte en eux.
En face de ces pécheurs de catégories diverses, mais qui finiront par se rencontrer aux pieds de Jésus-Christ, nous apercevons le groupe nombreux de ceux que l’Ancien Testament déjà appelle les méchants : les ennemis persistants du bien et de la vérité ; les enfants des ténèbres, pharisiens ou péagers, honnêtes selon le monde ou corrompus, qui font le mal et repoussent d’avance la vérité parfaite, en se comportant en adversaires des révélations préparatoires. Ce sont les Pilate qui doutent de tout, demandant avec indifférence : Qu’est-ce que la vérité ? et n’attendant pas même la réponse ; les Caïphe, plus coupables encore, parce qu’ils la connaissant déjà en partie et la font servir au mensonge ; ceux que Jésus-Christ voit déjà sur la voie de l’impénitence finale ; et avec ces types, toutes les variétés qu’ils comportent.
Déjà avant l’avènement du christianisme, les hommes se partageaient donc en justes et injustes ; justes par la foi, injustes à tous les degrés de l’incrédulité. Toute image de Dieu n’est donc pas détruite dans le sein de la nature humaine (Genèse 9.6), ni tout témoignage divin étouffé dans le cœur de l’homme, d’après l’Ecriture, puisqu’elle reconnaît entre eux des différences aussi fondamentales, au lieu de les confondre tous dans une même masse perdue. La vérité divine n’a pas cessé de rendre témoignage d’elle-même pour tous les hommes, soit dans la nature (Romains 1.19-20 ; Actes 14.17), soit dans l’histoire par les dispensations de sa Providence (Actes 17.26-28), soit dans la conscience même de l’homme (Jean 1.9 ; Romains 2.14-15) ; et les effets divers de ces révélations diverses, universelles et primitives, doivent être rapportés à la volonté de l’homme, plutôt qu’à la volonté divine, qui est universaliste dans ses desseins de salut envers l’humanité.
Dans la parole rapportée Jean 6.44, Jésus semble enseigner, il est vrai, un certain particularisme de l’appel et de la grâce prévenante ; mais le ton même qui domine dans tout le morceau, celui du reproche, nous donne la vraie portée de cette déclaration. S’il y a des gens sur lesquels cet attrait du Père ne s’est point exercé, c’est qu’ils ne l’ont point voulu. Dans le verset suivant (v. 45), Jésus proclame l’universalisme absolu de l’enseignement divin, d’où il résulte que les causes qui le font rejeter des uns et accepter par les autres sont en l’homme et non point dans la volonté divine. Ainsi la grâce prévenante et l’acceptation par l’homme de cette grâce sont les deux conditions indispensables de l’accomplissement en l’homme de l’œuvre du salut.
L’opposition du bien et du mal, qui se montre encore dans le cœur du plus ignorant, le repentir et le remords, qui peuvent encore atteindre le plus coupable et le plus endurci, attestent la pureté originaire de l’homme, la grandeur de ses destinées et les chances qui lui restent de rejoindre cette destinée, perdue en fait et en droit.
Mais la nature humaine déchue n’est pas réduite absolument, d’après l’Ecriture et le N. T. en particulier, à la possession d’un témoignage stérile rendu au bien et à la vérité, sans aucune force effective pour accomplir autre chose que le mal. Jean-Baptiste, s’adressant à diverses classes d’hommes, les exhorte à faire des œuvres convenables à la repentance, œuvres isolées sans doute, mais propres déjà à les disposer pour l’avènement prochain de la justice parfaite (Luc 3.10-14).
Jésus-Christ lui-même n’a pas laissé, bien qu’il sût mieux que personne ce qui était dans l’homme (Jean 2.25), de reconnaître chez certains individus et dans certains cas, quelque chose à respecter et à aimer encore. Dans la parole même où il enseigne le plus clairement l’universalité de la corruption humaine (Luc 11.13), il reconnaît la valeur morale des affections naturelles, telles qu’elles se réalisent dans les rapports de la famille. Dans la parabole du bon Samaritain (Luc 10.25-37), il accorde de la générosité et du dévouement à un homme étranger à l’alliance israélite. Dans celle du semeur (Luc 8.4-8), il admet des différences qui vont même jusqu’à l’opposition, entre les états moraux des divers auditeurs de la Parole de Dieu ; et les cœurs honnêtes et bons — que nous distinguons d’ailleurs des cœurs purs (Matthieu 5.8) — témoignent que, dans la pensée de Jésus, tout n’est pas corruption et vice dans la nature humaine irrégénérée.
La même vérité est exprimée par Jésus-Christ à la fin de son entretien avec Nicodème (Jean 3.19-20), ainsi que dans Jean 7.17, passages qui enseignent qu’une disposition morale bonne et une activité morale préparatoire sont les conditions de la participation du pécheur au salut qui est en Jésus-Christ, et que par conséquent ces éléments de bonté et de vérité appartiennent à la nature humaine, même avant la conversion à Jésus-Christ. C’est cet état de préparation normale qui est désigné par saint Jean dans l’expression « être de Dieu », qu’il faut distinguer de cette autre, également johannique : « être né de Dieu », en ce que celle-ci se rapporte à l’état du régénéré, et la première à l’état de l’homme encore irrégénéré.
Jésus enfin reconnaissait évidemment à la nature humaine certaines qualités et vertus relatives, lorsqu’il jetait sur ce jeune homme, qui cependant allait l’abandonner, le regard d’affection surpris par Pierre et consigné par Marc dans le récit sacré (Marc 10.21). Une autre fois Jésus exprima non seulement l’amour, mais l’admiration pour une parole prononcée par un païen (Luc 7.9). L’effort moral du premier, si irréfléchi, incomplet et précaire qu’il ait été, et la foi déjà ardente et puissante du second, se détachèrent aux regards de Jésus du niveau de la vulgarité et de la corruption générales.
Il est vrai que Paul dans Romains 3.23 paraît nier toute différence entre les hommes, tous également coupables devant Dieu et privés de la gloire de Dieu ; mais il parle ici au point de vue du droit divin, qui ne comporte pas de degrés, car la créature est juste devant Dieu ou ne l’est pas ; mais cela n’implique point la négation de toute différence dans la moralité ou la corruption de ces êtres déclarés également injustes ; il n’y a pas ici différence dans la qualité, mais il peut y en avoir dans le degré. Ce qui le prouve, c’est que, dans le chapitre précédent, il enseignait, comme Jacques lui-même, que l’homme et tout homme serait jugé selon ses œuvres (Romains 2.6 et suiv.) ; et les œuvres mentionnées ici sont celles accomplies par le païen ou le Juif, avant la prédication de l’Evangile, comme le prouve le contexte.
A un point de vue relatif, les œuvres de l’homme, celles d’Abraham (Romains 4.1-2), celles de Paul lui-même avant sa conversion, n’étaient point sans valeur (Philippiens 3.4-6), bien que les unes et les autres soient déclarées insuffisantes pour procurer à l’homme la justice parfaite et définitive.
Le morceau même le plus souvent cité en preuve de la misère de notre nature (Romains 7) renferme, à côté des confessions les plus humiliantes sur l’esclavage que le moi subit de la part de la chair corrompue, les réserves les plus explicites en faveur de la liberté et de la responsabilité individuelles. Ce ne serait, nous l’avons dit, que dans le cas où le péché serait devenu consubstantiel au moi et où le moi pécherait de son propre fonds et n’aurait plus aucune réserve à opposer à cette nature qui l’environne et l’opprimerait fatalement, ce ne serait qu’alors qu’il serait permis d’employer les termes de corruption absolue, de perdition totale. Mais les expressions employées dans le contexte excluent cette supposition. Au v. 17 déjà, l’auteur sépare clairement la cause du moi de celle du péché résidant en lui ; et, pour ne prêter à aucune fausse interprétation, il détermine plus exactement encore dans le verset suivant l’expression : « le péché qui habite en moi », par la parenthèse : « c’est-à-dire dans ma chair. » Ce membre de phrase signifie sans doute que, si le péché est un fait de volonté, et non pas un phénomène de nature purement physique, il n’a pourtant pas encore envahi et absorbé la personnalité tout entière ; il reste encore au bien un refuge et une retraite dans le moi supérieur ; si la chair ne doit pas se confondre avec le corps, la chair pécheresse ne doit pas non plus se confondre avec le moi.
Dans les versets suivants, 19-23, l’apôtre oppose également à la puissance entraînante du péché qui habite en sa chair, la protestation, impuissante sans doute, mais sérieuse cependant, du moi, et il réserve par là la part qui, même dans l’état de nature le plus misérable, reste à la liberté humaine. Nous trouvons indiqué dans ce morceau le minimum de liberté auquel l’homme est réduit, au sein de l’esclavage naturel de la chair et du péché. Ce minimum ne va pas sans doute jusqu’à l’exécution, ni même jusqu’à la résolution ferme et arrêtée du bien (comp. Philippiens 2.13) ; mais il comprend tout au moins le soupir après le bien, et la protestation désespérée du moi vaincu par la chairc.
c – Les raisons pour lesquelles ce chapitre 7 doit être rapporté à l’état de l’homme irrégénéré, ou du moins à l’élite de cette catégorie, sont exposées dans le Commentaire de M. Godet.
Dans les premiers versets du chapitre suivant, où il oppose la chair à l’Esprit (Romains 8.7-8), Paul attribue à la première comme telle une incompatibilité absolue avec le principe de l’Esprit, une hostilité déclarée contre Dieu. Mais la chair désigne ici le principe du mal considéré en soi, dans son essence, et non pas dans le cas concret et individuel, où il peut subir des variations plus ou moins fortes, suivant le degré de solidarité et de cohésion qui existe entre le moi lui-même et ce principe. Il ne faudrait donc pas en conclure que tout homme irrégénéré est frappé sans distinction d’une sentence absolue et sommaire ; il n’est condamné que dans la mesure où il s’est livré à ce principe contraire, où son moi et sa personnalité font corps avec lui. Il en est de même à l’égard du régénéré, car, comme le principe de l’Esprit n’est point encore devenu absolu au dedans de lui, mais se trouve engagé dans une lutte, de plus en plus inégale d’ailleurs, avec le principe contraire, le croyant régénéré ne possède les avantages de l’Esprit, la vie et la paix, que dans la mesure où il s’est approprié l’Esprit lui-même. Il ne serait donc pas juste d’attribuer soit à l’homme encore irrégénéré, soit au régénéré, les qualifications absolues qui se rapportent aux principes eux-mêmes, chair ou Esprit, de la nature desquels il participe à des degrés divers.
Nous ne devons point oublier d’ailleurs que l’état décrit Romains ch. 7, quoique étant celui de la nature humaine encore irrégénérée, n’en est pas moins celui d’une nature d’élite, chez laquelle la lutte morale n’a pas cessé. Ce chapitre est l’histoire de Saul, avant qu’il fût Paul. Or Saul ne fut pas une âme vulgaire, qui eût pris son parti de ses erreurs et de ses défaites ; et, si sévèrement qu’il se juge, il était digne déjà de devenir Paul : le persécuteur fanatique, qui, dans son égarement, croyait servir Dieu en maltraitant les membres de Jésus-Christ, avait pourtant déjà l’étoffe d’un témoin fidèle et d’un confesseur.
L’homme naturel est donc, selon l’Ecriture, faible (Romains 5.6), incapable de faire le bien (Romains 7) et d’accomplir la loi (Romains 8.3), incapable même de vouloir efficacement le bien (Philippiens 2.13 ; Romains 9.15-16), incapable enfin de faire un bon raisonnement moral par lui-même et sans le secours de l’Esprit (1 Corinthiens 2.14 ; 2 Corinthiens 5.4-5). Pour toutes ces raisons, il est déclaré mort dans ses fautes et dans ses péchés (Éphésiens 2.1), et cela par la faute de son premier père (Romains 5.15) ; non pas qu’il soit sans vie, mais il n’a pas la vie supérieure ; non pas qu’il soit sans force, mais il lui faut, pour faire le bien, une force surnaturelle ; il est donc, en ce qui regarde le monde supérieur et céleste, frappé de mort morale, comme le prisonnier de mort civile.
Et cependant, nous sommes synergistes avec saint Paul (1 Corinthiens 3.9) et nous donnons tort tout à la fois au déterminisme d’une part, au pélagianisme de l’autre, puis au semi-pélagianisme qui, par un procédé mécanique, sépare l’action divine de l’action humaine, fait commencer l’une où cesse l’autre.
Pour nous, l’action divine ne cesse point et ne doit point cesser ; elle ne laisse jamais l’activité humaine isolée ; mais elle n’est pas non plus seule, et elle ne peut rien, dans l’homme, sans l’homme lui-même. L’action divine et l’action humaine sont incessamment concomitantes ; l’une précède, provoque, entoure, accompagne, entraîne, seconde et féconde l’autre, qui, sans elle, retomberait aussitôt dans la stérilité et la mort Cette gratia præveniens est à la fois universelle et morale : elle n’est ni arbitraire dans ses choix, ni fatale dans ses modes ; et c’est ici que se marquent la place et le rôle de la liberté et de la responsabilité dans l’état de péché. Si l’homme est incapable par lui-même de faire le bien, il est capable soit de faire, soit de haïr le mal ; il est libre de résister ou de ne pas résister à la grâce universelle ; il est capable de se livrer au courant divin qui le porte et l’emporte, ou d’opposer à ce courant les déterminations de sa volonté. L’Ecriture suppose donc l’homme responsable de ses actions et de sa conduite, et, si réduite que nous fassions la part de la liberté dans l’état de nature, nous ne pouvons effacer cette dernière limite entre le moi et la nature, retrancher le dernier asile où le moi dit oui ou non au bien et au mal, sans détruire la culpabilité du mal, sans renverser l’ordre moral tout entier.
Or, la faculté de ne pas repousser le bien implique celle de l’accepter. La réceptivité sous sa forme la plus rudimentaire est donc l’attribut inaltérable et inaliénable de la nature humaine, et l’acte de la réceptivité, c’est la foi. La foi, considérée à son degré inférieur, comme un pur acte de réceptivité, est le point auquel l’œuvre entière du salut se rattachera, si elle doit être une nouvelle création, non pas physique, mais morale, une régénération surnaturelle de la nature humaine, et non pas la substitution d’une personnalité nouvelle à l’ancienne.