Le retour du comte par la Souabe et la Franconie présenta bien des contre-temps : la saison était déjà rigoureuse, le temps mauvais, les chemins rendus difficiles par la pluie et la neige. Zinzendorf eut en outre la douleur de ne plus trouver en Wurtemberg l’accueil favorable qu’il y avait reçu jadis ; la plupart de ses amis se retiraient de lui avec méfiance. Enfin, pour surcroît de malheur, il tomba malade en route et ce ne fut qu’à grand peine qu’il parvint à atteindre Ebersdorf. Ni lui ni ceux qui l’entouraient ne s’attendaient à le voir relever de cette maladie ; il en guérit pourtant, et au bout de quelques semaines il put poursuivre sa route jusqu’à Herrnhout.
Là, bien que ses forces eussent considérablement diminué, il reprit, sans en rien retrancher, ses travaux habituels. Peu de semaines après son retour, une pleurésie mit de nouveau ses jours en danger, mais il en guérit encore. Une des principales innovations qu’il introduisit alors dans l’organisation de la communauté, ce fut la subdivision des chœurs. Il regardait comme nécessaire à une véritable cure d’âmes la connaissance individuelle de chaque personne. Dans le temps où il n’avait à s’occuper que de Herrnhout et où Herrnhout même n’était encore qu’une petite communauté, jamais, dit Spangenberg, il ne serait allé se coucher, à la fin d’une semaine, sans s’être informé exactement de l’état physique et moral de chacun des membres de l’église. Comme l’accroissement de l’église rendait maintenant la chose impossible, il voulut arriver au même résultat en multipliant le nombre des ouvriers. Chaque chœur fut subdivisé en plusieurs catégories d’après l’âge de ceux qui le composaient ; dans chacune de ces catégories, Zinzendorf choisit quelques aides chargés de prendre soin des autres. Ces aides n’avaient point à enseigner, ni à régir ; leur fonction devait se borner à prier pour ceux qui leur étaient confiés, à s’intéresser à eux et à leur donner un bon exemple. Ils avaient donc, pour ainsi dire, grade non d’officier mais de caporal.
Le comte composa alors aussi, pour l’usage spécial des chœurs, de nouvelles hymnes destinées à être chantées dans les assemblées particulières de chacun d’eux. Mais, non content de pourvoir par ses cantiques à l’expression des sentiments religieux de la communauté, il composa aussi à la même époque une autre hymne destinée spécialement à ce qu’il appelait la Diaspora, c’est-à-dire aux enfants de Dieu dispersés dans tout le monde.
A près de courts séjours en Silésie, à Kleinwelke et à Barby, pendant l’été de 1758, le comte se rendit en Hollande. Son but principal était de s’y occuper de l’œuvre des missions. Il fixa sa résidence à Heerendyk. Bien que la faiblesse croissante de sa santé ne lui permît plus de passer les nuits au travail et qu’il se vît obligé de consacrer chaque jour quelques heures au repos, à la promenade et à des repas réguliers (chose inaccoutumée), il ne se livrait, le reste du temps, qu’avec d’autant plus d’ardeur à sa dévorante activité. Outre ses nombreuses conférences avec les missionnaires et les autres ouvriers de l’église, il avait chaque jour chez lui trois assemblées. A Heerendyk comme à Londres, sa maison était le rendez-vous des missionnaires qui s’apprêtaient à partir. Il en embarqua cette année-là pour Saint-Thomas, pour la Jamaïque, pour Antigoa et pour les Indes-Orientales.
Au commencement de 1759, le comte reçut par les Frères qui s’étaient rendus en Égypte une lettre du patriarche copte du Caire ; ce patriarche assurait les Frères de son affection chrétienne et leur demandait des renseignements sur l’histoire de leur église et sur leur doctrine « relativement à la Trinité, à l’Incarnation, à la Crucifixion, à la Résurrection et à l’Ascension. » Zinzendorf saisit avec joie cette occasion de donner raison de sa foi : il adressa immédiatement au patriarche une réponse circonstanciée.
« Voici, lui dit-il, quelle est en abrégé notre doctrine : Jésus-Christ, vrai Dieu, issu de Dieu, père de l’éternité et créateur de l’univers, a été fait homme par le bon plaisir de son Père céleste et par l’action du Saint-Esprit. Il est né, sans péché originel, de la Vierge Marie et de la race de David. Il a vécu sur la terre, il est mort pour expier mes péchés et ceux de tout le monde. Que Dieu, mon créateur, soit ressuscité et monté au ciel, c’est ce qui m’est aisé à supposer, alors même que l’Écriture n’en parlerait pas. C’est incontestable. C’est Lui qui est l’unique patriarche de sa famille spirituelle ici bas ; tous les docteurs, tous les témoins, quel que soit leur grade dans la hiérarchie ecclésiastique, sont ses disciples, et ce nom ne peut jamais signifier maître. Les hommes à esprit léger, extravagant, ou trop porté à l’abstraction, et dont le cœur ne sent rien, peuvent inventer cent sortes de systèmes et se les imposer les uns aux autres ; les âmes sérieuses, fidèles et sensibles remercient Dieu de s’être fait homme et de les avoir dispensées par là de plonger leurs pensées dans des profondeurs auxquelles, dans leur misère, elles ne pourraient atteindre. Elles demeurent en Lui, car Il est le chemin, la vérité et la vie. Nul ne vient au Père que par Lui. Celui qui a le Fils a aussi le Père, et ce que le Saint-Esprit nous annonce, c’est aussi du sien qu’il le prenda. C’est Lui qui le premier a dit qu’il y a dans l’Être divin un Père auquel nous disons : Abba ! car c’est là ce que Jésus nous a promis, c’est ainsi que Dieu se manifestera à nous. C’est Lui qui parle d’un Esprit-Saint qui a couvert Marie de son ombre et a formé en elle l’humanité de Christ. C’est à ce Saint-Esprit qu’Il a remis son Église, pour demeurer avec elle éternellement. Aussi, toutes les vraies églises se tiennent dans une attitude filiale en présence du Saint-Esprit, levant les yeux vers ses mains (Psaumes 123.2) et s’attendant à ses soins maternels…
a – « Il prendra du mien et vous l’annoncera. » (Jean 16.15.)
Christ, sa personne à la fois divine et humaine, Dieu homme, un seul et même Christ, voilà notre affaire principale ; son martyre est pour notre âme le plus beau des spectacles. Il est Dieu dans sa demeure éternelle, mais Il est toujours encore le même homme qu’Il a été. Et ce (Jésus reviendra de la même manière qu’on l’a vu montant au ciel (Actes 1.11).
Nous cherchons à diriger sur Lui le regard de tous les pécheurs et de les préparer à la vue bienheureuse de sa personne. Et pour cette œuvre le monde entier nous est ouvert, car la terre Lui appartient, et Il a été baptisé du baptême de feu et de sang qui, par la grâce de Dieu, sanctifie et rend accomplis tous ceux qui viennent à Dieu par Lui. Le testament que nous a laissé Jésus dans ses derniers discours et dans ses prières sur le chemin de sa Passion (Jean, ch. 13 à 17) constitue tout notre système ecclésiastique ; il est cause aussi que nous ne nous croyons permis de juger aucune des communions chrétiennes. Mais autre chose est ne pas juger, autre chose est accepter. Nous laissons subsister devant leur commun Seigneur les diverses parties de la chrétienté, et nous nous gardons d’exciter dans aucune d’elles des divisions, des différends ou des querelles de mots. Mais nous ne nous laisserons enfermer dans aucune secte au monde. Les dernières volontés de Jésus-Christ exprimées à son Père en faveur de tous ceux qui croient en Lui nous l’interdisent formellement (Jean 17.21). Nous n’avons affaire qu’au cœur des hommes pour leur parler pratiquement des vérités incontestables, et notre plan essentiel consiste toujours à réaliser la prière sacerdotale de Jésus : Que tous soient un !
Nous baptisons les païens au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, en la mort de Jésus, et nous recevons dans notre église ceux d’entre eux qui croient. Mais nous ne faisons pas entrer dans notre organisation tous les chrétiens que nous servons ; nous cherchons seulement à arroser du sang de Jésus toutes les églises, quelles qu’elles soient, à répandre parmi les chrétiens le levain de sa mort, afin que ce levain sanctifie peu à peu les églises auxquelles ils appartiennent et les préserve du sommeil de la mort ou de la corruption, jusqu’à ce que le temps arrive où le Souverain Pasteur apparaîtra et réunira tout en un seul troupeau.
C’est pourquoi aussi il n’y a point sur la terre d’église-mère, mais toutes sont sœursb ; il n’y a point sur la terre de père, mais nous sommes tous frères ; il n’y a point de patriarche universel de la vraie chrétienté, car tous sont des disciples.
b – Zinzendorf a dit ailleurs : « Je ne crois pas à une grande église visible, mais à une quantité de petites chapelles consacrées au Saint-Esprit. »
Nous ne cherchons point à établir de nouvelles liturgies, à changer la hiérarchie, à corriger le langage religieux, à détruire des abus ; nous ne cherchons point non plus à introduire notre théologie pour autant qu’elle a son langage propre ; nous cherchons bien plutôt à faire savourer au cœur des hommes toutes les paroles de vérité déjà connues et admises dans les églises ; nous essayons de les amener par là à une connaissance personnelle avec le Témoin fidèle qui nous a aimés et lavés de nos péchés par son sang, qui se tient à la porte de chaque cœur et qui heurte afin qu’on lui ouvre et qu’on le laisse entrer. Nous sommes députés par son cœur aux cœurs de vous tous, ô chrétiens ! pour vous rappeler avec amour que vous devez être fidèles, — non dans les choses dont vous ne faites pas profession ou sur lesquelles vous disputez encore, mais dans celles sur lesquelles vous êtes d’accord au moins en paroles, dans ce que vous avez admis et admettez tous les jours comme vrai. — Du reste, partout où une église chrétienne demande notre secours, nous sommes toujours prêts à devenir, — non ses supérieurs, mais ses serviteurs, car servir est notre devise. Nous n’entendons point déclarer par là qu’une telle église soit parfaite, qu’elle soit la seule bonne, la seule vraie, la seule orthodoxe ; mais nous travaillons, partout où nous pouvons et devons le faire, à ce que ceux qui enseignent et ceux qui sont enseignés fassent l’expérience de cette parole, souveraine consolation de tout cœur réconcilié : Mon Bien-Aimé est à moi et je suis à Lui, et Il se tient auprès de moi (Cantique des cantiques 2.16). Si nous en arrivons là, — et nous y arrivons en prêchant sa mort et ses mérites sanglants auxquels le cœur d’aucun chrétien baptisé ne peut sérieusement résister, — cela nous suffit, voilà tout ce que nous voulions ! »
Nous avons fait cette longue citation parce qu’elle nous a paru très importante, comme exprimant officiellement la théologie de Zinzendorf telle qu’elle s’était formulée dans son esprit vers la fin de sa carrière. Au reste, pour le dire en passant, quelque influence qu’il ait exercée de son vivant et après sa mort sur la doctrine de l’église des Frères, il ne faut point identifier absolument sa dogmatique avec la leur. Le vrai théologien de l’Unité est Spangenberg, et ceux qui voudront connaître la forme définitive qu’a revêtue l’enseignement de l’Évangile dans la communauté des Frères doivent consulter son Idea fidei Fratrum, publié à Barby en 1779. Cet ouvrage, qui fait époque dans l’histoire de cette église, a été traduit en français sous le titre d’Exposition de la doctrine chrétiennec.
c – La seconde et dernière édition de cette traduction a paru au Locle en 1850.
Ce qui nous frappe le plus dans les pages de Zinzendorf que nous venons de citer, c’est, d’un côté, la chaleur et l’émotion avec laquelle il parle de l’œuvre de miséricorde de Jésus-Christ ; c’est, d’un autre, la largeur d’esprit et de cœur avec laquelle, loin de restreindre sa sympathie à une seule église, il accorde à chacune indistinctement sa place au soleil de la Grâce. La communauté des Frères, comme il le dit, est prête à servir toute église qui veut faire usage de son ministère. Cette extrême largeur est digne d’admiration partout où elle se rencontre ; mais nous l’admirons surtout chez un homme tel que Zinzendorf ; la plupart des fondateurs d’institutions ou de sociétés, les chefs d’école en général, n’ont eu la foi et la persévérance nécessaires au succès de leur œuvre que parce qu’ils s’en sont exagéré la valeur absolue. L’exclusivisme a été un des éléments ou du moins une des conditions de leur génie. Zinzendorf, au contraire, tandis que ses compagnons d’œuvre ne pouvaient se garder du désir d’agrandir leur société aux dépens des autres églises, luttait de toute sa force contre cette tendance. « Si nous ne nous en tenons pas à notre plan primitif, » disait-il peu de jours avant sa mort, « nous ne viendrons à bout de rien. Ce plan doit être et demeurer invariable ; nous devons y tenir à la vie, à la mort, et ne pas nous en écarter d’un iota. Je remarque déjà, je sens déjà, que dis-je ? je vois de mes yeux que nous nous en écarterons par la suite. Mais je laisserai après moi une protestation, afin que, lorsque je serai allé vers le Sauveur, on sache que je n’ai jamais approuvé cette manière de faire… Je n’ai pas vu (une seule fois nos efforts pour multiplier le nombre de nos établissements ou pour les agrandir aboutir au moindre résultat utile. Soyez assurés que si le Sauveur veut beaucoup, il fera beaucoup, et que s’il lui suffit d’une petite poignée de gens, il la laissera rester petite et ne lui accordera pas moins d’attention que si c’était une troupe nombreuse … Il n’y a rien là de nouveau. Autant en est-il déjà arrivé au peuple d’Israël : toutes les fois qu’il levait le camp et allait quelque part sans l’ordre de Dieu, cela ne servait à rien. »
Déjà, pendant son séjour à Heerendyk, cette pensée le préoccupait, comme on le voit par ces paroles remarquables qu’il y prononça dans une assemblée : « Nous devons être, ainsi que tous les enfants de Dieu, attentifs aux manifestations qui ont lieu dans le règne de Christ, aux démonstrations et aux révélations nouvelles de la puissance et de la gloire de l’Évangile. Si l’Évangile vient à se montrer quelque part avec plus de clarté que les Frères ne l’ont connu jusqu’ici, ils sont tenus de se joindre à cette économie nouvelle, comme aussi, s’ils retiennent ce qui leur a été donné et s’il plaît au Sauveur de les faire croître dans sa grâce et dans sa connaissance, d’autres enfants de Dieu s’uniront encore à eux en une communion spirituelle sur le fondement de la même foi, et alors il se peut faire que l’économie de grâce dans laquelle le Sauveur s’est servi des Frères soit continuée jusqu’à son avènement. »