L’antiquité chrétienne n’a jamais connu de doutes à cet égard ; le nom de l’apôtre, inscrit en tête de la lettre et auquel convenait si bien son contenu simple, cordial, affectueux, a toujours été pour les églises une garantie suffisante de son authenticité.
Dès la fin du Ier siècle nous trouvons dans Clément de Rome (XVI, 1) un passage qui nous paraît n’avoir pu être écrit que sous l’influence de la parole Philippiens 2.6-8 : « Christ appartient à ceux qui ont des sentiments humbles ; le Seigneur Jésus-Christ n’est pas venu avec l’ostentation de la vanité et de l’orgueil, quoiqu’il l’eût pu; mais il a été animé d’un sentiment d’humilité… Voyez, frères bien-aimés, quel exemple nous a été donné ; car, si le Seigneur s’est ainsi abaissé, que ferons-nous, nous qu’il a amenés sous le joug de sa grâce ? » comparez aussi avec Philippiens 3.15-16 le passage d’Ignace (ad Smyrn. II, 3) : « Etant parfaits, aspirez aussi aux choses parfaites. » Dans l’épître de Polycarpe aux Philippiens (II, 1) nous lisons : « Le glorieux Paul qui, étant personnellement parmi vous, vous a enseigné exactement et sûrement la parole de la vérité ; lequel aussi étant absent vous a écrit des lettres (ou une lettre) que vous n’avez qu’à étudier pour être édifiés dans la foi qui vous a été donnée. » Ce passage suppose l’existence d’une lettre au moins (voir aussi ch. XI, epistola, — nous n’avons ce passage qu’en latin —) adressée par Paul aux Philippiens, sa présence dans les archives de l’église de Philippes et la connaissance qu’en avait Polycarpe à Éphèse ; cette lettre ne peut être autre que la nôtre. Elle faisait également partie du recueil de Marcion. Elle est mentionnée dans le Canon de Muratori et textuellement citée dans la Lettre à Diognète et dans celle des églises de Vienne et de Lyon (le passage christologique 2.6). Elle a sa place, avec toutes les autres, dans les versions syriaque et latine ; elle est citée par Irénée, Clément d’Alexandrie et Tertullien. Origène et Eusèbe l’admettent et l’emploient comme œuvre de Paul.
Les choses en restèrent là jusqu’aux temps modernes. Schrader le premier attaqua l’authenticité du morceau 3.1 à 4.9. — Baur ne pouvait laisser subsister le témoin d’une correspondance de Paul postérieure aux quatre grandes épîtres, sans compromettre les résultats auxquels l’avaient conduit sa critique des lettres aux Colossiens et aux Ephésiens. Il estima que cet écrit était dépourvu de toute originalité et imité des autres épîtres ; que plusieurs des idées qu’il renferme étaient semi-gnostiques ; que sa doctrine de la justification était en désaccord avec celle de l’apôtre ; que plusieurs de ses données historiques contredisaient celles des autres épîtres ; qu’elle antidatait manifestement, l’existence des deux charges de l’épiscopat et du diaconat, qui n’ont leur place que beaucoup plus tard. Cette épître est donc un produit du second siècle composé dans le but de travailler à la réconciliation des deux partis en lutte dans l’Église ; l’auteur se sert pour cela du nom de Clément, ce personnage dont la tradition faisait un ami de Pierre et qu’il présente comme un collaborateur de Paul. Baur, Schwegler et Holsten trouvent également dans ces deux femmes qui sont exhortées à l’union, la personnification symbolique des deux partis hostiles que l’auteur cherche à rapprocher. Ces objections furent combattues par Lünemann, Grimm, Weiss, Schenkel, Ernesti, de Wette, Reuss, Hilgenfeld lui-même, etc. Holsten a relevé le gant. Dans un travail approfondi, il abandonne sans doute les points les plus aventureux de la critique du maître, ainsi les rapprochements imaginaires avec le gnosticisme et les allusions prétendues aux légendes du second siècle ; mais il insiste d’autant plus sur les différences christologiques et sotériologiques qu’il discerne entre cette épître et les autres écrits de Paul. Il croit pouvoir argumenter aussi des différences de style. Il reconnaît néanmoins que certaines données, telles que celle de la maladie d’Épaphrodite, doivent avoir un fondement historique. Il conclut de tout cela que le faussaire, bien loin de vivre au second siècle, comme le pensait Baur, a écrit assez peu de temps après la mort de Paul, dans l’intérêt de l’union et aussi dans le but de relever l’église, par les encouragements à la joie, de l’abattement où l’avait plongée la mort de l’apôtre. Hinsch, Hæckstra et d’autres ont également combattu l’authenticité, que Hilgenfeld a continué à défendre. Il a fortement insisté sur l’erreur qu’il y a à admettre à Philippes une église mêlée ; Harnack, Mangold, P. Schmidt, Pfleiderer, Weizsæcker, Weiffenbach, Lipsius, se sont joints à lui. Holtzmann lui même, dans son Introduction, incline à en reconnaître l’authenticité. L’admission de cette lettre dans l’Église si tôt après la mort de l’apôtre lui paraît une impossibilité, dans le cas contraire. Reprenons les points essentiels de cette discussion :
1. L’auteur renonce dans l’adresse à se donner le titre d’apôtre pour ne pas choquer les judéo-chrétiens qu’il veut gagner, — Mais le faussaire, qui a composé l’épître aux Ephésiens dans le même but, n’en a pas usé de la sorte, et il est difficile d’attribuer de tels ménagements à un auteur qui appelle la circoncision une mutilation et les docteurs juifs ou judaïsants des chiens et de mauvais ouvriers (3.2). — Nous avons indiqué ce que nous croyons être la vraie raison de l’emploi du titre de serviteur, au lieu de celui d’apôtre.
2. S’il est parlé d’évêques et de diacres dans l’adresse, il n’y a rien là de suspect. Peu après la Pentecôte l’église de Jérusalem possède des Anciens (Actes 11.30). Les églises d’Asie-Mineure reçoivent les leurs presque au moment de leur fondation (14.23 et 20.17, 28, où les presbytres sont aussi appelés évêques). Le terme de κυβερνήσεις ; (1 Corinthiens 12.28) ne peut désigner que les diverses fonctions administratives confiées au presbytérat, et celui d’ἀντιλήψεις même verset) que les diverses assistances dont était chargé le diaconat. Ce sont là les διακόνιαι ou charges dont parle Paul 1 Corinthiens 12.5 et qu’il distingue expressément des χαρίσματα ou simples dons. Sans doute il faut se garder de croire que la charge d’enseigner fût déjà rattachée à cet épiscopat ou presbytérat ; les dons libres suffisaient encore à l’édification des troupeaux, comme on le voit par Romains 12.6-8 et 1 Corinthiens ch. 14. Ce n’est que peu à peu et à mesure que les dons se sont affaiblis, que l’enseignement a été confié au presbytérat. On peut voir la transition dans les épîtres Pastorales et la Didaché ; elle est accomplie dans Justin. Quant au diaconat, il a ses racines dans l’institution racontée Actes ch. 6, quoique le nom soit postérieur. Il est certainement renfermé dans la διακονία, Romains 12.7, et dans les διακόνιαι de 1 Corinthiens 12.5. Le nom apparaît Romains 16.1 dans le titre de διάκονος de l’église de Cenchrées donné à Phébé. Qui pourrait légitimement s’étonner après tous ces antécédents de voir la plus ancienne église d’Europe pourvue de ces deux ministères fondamentaux ? Si l’on lient compte de la nature purement paroissiale de cet épiscopat, ainsi que de la pluralité de ceux qui y participent, on reconnaîtra facilement dans ces deux traits le caractère de l’épiscopat du temps apostolique, en opposition à l’épiscopat hiérarchique du IIe siècle.
3. Nous avons expliqué comment Paul pouvait se réjouir à Rome du travail des judaïsants, sans contredire la manière dont il s’était exprimé Galates 1.6-9.
4. Nous avons montré également comment Paul a pu appeler sa justice légale ἄμεμπτος, irréprochable (3.6) ; car il le fait en se plaçant au point de vue juif, extérieur, charnel (v. 4), qu’il combat lui-même. Cette justice, il la possédait aussi bien que le meilleur Juif ; mais il a dû la juger insuffisante et la jeter loin de lui comme ordure. Qu’y a-t-il là de contraire à la conception du Paul des Galates et des Romains ?
5. Il est faux que dans les versets suivants l’auteur substitue la notion de la justice infuse à celle de la justice imputée. Il est impossible au contraire d’accentuer plus nettement la justification dans le sens paulinien que ne le fait le v. 9.
C’est après cela seulement et en parlant de cette première grâce reçue, qu’au v. 10, au moyen d’un infinitif de but (« pour le connaître, lui Christ »), il passe à la possession de la justice intérieure et subjective. Cette marche s’accorde parfaitement avec celle de l’épître aux Romains, où il traite d’abord du don de la justice imputée (ch. 1 à 4) pour passer de là à la communication de la sainteté (ch. 6 à 8).
6. Si la résurrection d’entre les morts est présentée, 3.11, comme dépendant de la sanctification accomplie, c’est qu’il s’agit, non du salut ou de la résurrection en général, mais de la première résurrection à laquelle n’auront part que les fidèles sanctifiés, comme Paul le dit lui-même 1 Corinthiens 15.23 : « Christ, les prémices ; après cela ceux qui sont à Christ, à sa Parousie. » Nous voyons ici qu’aux yeux de Paul être à Christ, ce n’est pas seulement professer son nom, mais s’approprier complètement l’efficace de sa résurrection et la communion de sa mort. C’est là la raison pour laquelle, voulant stimuler les Philippiens au progrès, il dit : « Si, en quelque manière, je puis parvenir à la résurrection (non des morts, mais) d’entre les morts. »
7. Le rapprochement essayé par Baur entre Flavius Clemens, le cousin de Domitien, à la fin du premier siècle, et le Clément dont il est parlé Philippiens 4.3, est purement imaginaire. La mention des gens de la maison de César, dans le même chapitre, ne prouve quoi que ce soit en sa faveur ; car 17 versets séparent ces deux passages. Le Clément des Philippiens est un simple membre de l’église, auquel Paul témoigne, ainsi qu’à d’autres, son souvenir plein d’affection. — Nous avons déjà parlé de la sagacité critique qui, dans les deux femmes à réconcilier, a, sous l’empire d’une idée fixe, cru reconnaître les deux partis en lutte. « Bonnes diaconesses, dit Reuss, qui ne s’imaginaient pas qu’elles seraient un jour transformées en poupées théologiques. »
8. Y a-t-il réellement contradiction entre 1 Corinthiens ch. 9, où Paul expose la raison pour laquelle il refuse tout salaire de la part des églises qu’il fonde, et Philippiens 4.15-16, où il reconnaît avoir reçu plusieurs fois des secours de celle de Philippes ? Mais la contradiction existerait flagrante entre la 1re et la 2e aux Corinthiens, que Baur admet pourtant toutes deux, puisque dans celle-ci Paul, parlant du secours que lui avaient apporté de Macédoine Silas et Timothée, en arrivant à Corinthe, dit (11.9) : « Les frères venant de Macédoine ont suppléé à mon indigence. » On voit que Paul faisait une différence entre accepter son entretien des mains d’une église au sein de laquelle il travaillait, comme salaire de ses peines, et recevoir un secours envoyé occasionnellement par des amis éloignés, qui désiraient lui faciliter l’accomplissement de sa mission. Et qui ne comprendrait cette différence ?
Quant à la parole Philippiens 4.15 : « Aucune autre église n’est entrée avec moi dans la relation de donner et de recevoir, » dans laquelle on voit une contradiction avec 2 Corinthiens 11.8 : « J’ai dépouillé d’autres églises pour vous servir, » ce pluriel fait partie du reproche des Corinthiens, que Paul reproduit, de n’avoir rien voulu recevoir d’eux ; en pareil cas, la substitution du pluriel de catégorie au singulier n’a rien d’étonnant. D’ailleurs, au v. 10, où Paul parle de sa relation unique avec l’église de Philippes, il dit expressément : « Au commencement de ma prédication évangélique (en Europe). » Rien n’empêche donc que plus tard il n’ait consenti à être secouru par d’autres églises encore, celles de Thessalonique et de Bérée, par exemple, qui ont pu s’associer dans ce but à leur voisine.
9. Les inconvenances que Holsten a trouvées dans le passage 4.10-19, qu’il appelle « un remerciement sans remerciement, » n’ont frappé que lui. Nous croyons inutile de le suivre dans cette inconcevable élucubration, qui rappelle le mot : « Donnez-moi quatre lignes d’un homme et je le ferai pendre. » C’est sans doute à cette partie de sa critique que s’adresse particulièrement le mot sévère de Schürer : « Les arguments de Holsten sont tels que l’on croirait parfois à un lapsus calami » (Literatur-Zeit. 1880). Impossible de remercier avec plus de dignité, de délicatesse et d’aménité que ne le fait l’apôtre dans ce passage.
10. L’allusion que Baur croyait avoir découverte dans le passage christologique 2.6-11, à la conduite de l’Eon Sophia dans le système de Valentin, est reléguée par tous les modernes, par Holsten lui-même, dans le domaine de la fantaisie : Christ n’a pas agi comme la Sophia, cet Eon inférieur, qui a aspiré à l’union avec le Dieu suprême, union d’où est résultée la naissance d’un être informe, qui a été précipité dans le vide (κένωμα) ! Mais si Holsten a renoncé à trouver dans le passage de l’épître aux Philippiens l’antithèse d’une pareille spéculation, il y a découvert une notion de la personne de Christ contradictoire avec celle qu’il tire de 1 Corinthiens 15.45. D’après celle-ci, le Christ préexistant ne serait qu’un homme revêtu d’un corps lumineux, tandis que, d’après Philippiens, il appartiendrait à un ordre d’êtres plus élevé que l’humanité, même céleste. Quelques-uns, pour éviter cette contradiction, affaiblissent le sens de l’expression : étant en forme de Dieu, et la réduisent à la notion de l’image de Dieu attribuée au premier homme (Holtzmann) ou à une simple capacité (Sabatier), ce qui en fausse le sens, comme nous l’avons vu. Holsten ne se trompe pas en voyant dans l’expression de Philippiens ch. 2 une notion du Christ bien supérieure à celle d’un homme céleste. C’est dans l’explication de la parole 1 Corinthiens ch. 15, qu’il se trompe. Si son interprétation de ce dernier passage était exacte, Paul se mettrait en contradiction avec lui-même, quand il attribue à Christ, 1 Corinthiens 8.6, l’œuvre de la création de l’univers ; car une œuvre pareille ne peut, être celle d’un homme, même revêtu d’un corps lumineux. Nous avons indiqué le vrai sens du passage de l’épître aux Corinthiens. Holtzmann objecte que si l’expression : en forme de Dieu, supposait réellement l’état divin, il faudrait admettre que Christ, dans son élévation subséquente, resterait au-dessous de son état primitif, puisqu’il est représenté par Paul, Romains 8.29, comme « un premier-né entre plusieurs frères. » Mais cette ressemblance entre le Christ et les élus glorifiés peut se produire, non par l’abaissement de celui-ci à leur niveau, mais par leur élévation au sien : « Dieu tout en tous, » comme en Christ lui-même (1 Corinthiens 15.28) ; « héritiers de Dieu et cohéritiers de Christ » (Romains 8.17).
La proposition de Brückner, de supprimer comme une interpolation le passage 2.6-11, est aussi arbitraire que celle de supprimer le passage analogue, Colossiens 1.15 et suiv., qu’a faite de Soden. Il faudrait supposer la même chose pour la parole 2 Corinthiens 8.9, qui renferme exactement la même conception de la personne de Christ.
11. Le travail très sérieux de Holsten sur le style et la diction de notre épître ne peut conduire à aucun résultat sur la question qui nous occupe. Que peuvent prouver une trentaine de termes et un certain nombre de locutions qui ne se trouvent dans aucune lettre de Paul ? Comme le dit Schürer (Literatur-Zeitung, 1877), « toutes les raisons avancées dans ce domaine contre l’authenticité n’ont de valeur que pour celui qui fait de l’apôtre Paul, cet esprit le plus vivant et le plus mobile de tous ceux que le monde a jamais vus, un homme d’habitude et de routine, qui devait écrire chacune de ses lettres comme toutes les autres, ne faire que répéter dans les suivantes ce qu’il avait dit dans les précédentes, et le redire toujours de la même manière et dans les mêmes termes. Dès que l’on a renoncé à cette manière de voir, toutes les objections contre l’authenticité de la lettre aux Philippiens tombent d’elles-mêmes. »
12. Il suffirait au fond du prétendu manque d’originalité et de pensées neuves que Baur signale dans cette épître pour en prouver l’authenticité. On peut plus aisément se représenter que Paul ait écrit une lettre toute simple de remerciements en se bornant à y ajouter quelques exhortations et quelques nouvelles, que de ce qu’un faussaire ait fabriqué une lettre comme celle-ci, sans aucun autre but que celui de prouver peut-être, comme dit Reuss, qu’au second siècle on pouvait encore écrire tout juste comme l’apôtre Paul ! Serait-ce l’enseignement christologique du ch. 11 qui aurait motivé la fraude ? Mais il est donné uniquement dans un but pratique et comme un fait que l’apôtre suppose connu et se borne à rappeler, et nullement comme une révélation nouvelle dont il veut être l’organe auprès de ses lecteurs.
Holtzmann lui-même conclut son étude (Einl. p. 304,) par cette observation : « Holsten reconnaît tellement la conformité de la situation supposée avec la réalité, que selon lui-même la lettre doit avoir été écrite tôt après la mort de Paul. Mais quel auteur aurait fait d’Epaphrodite, encore vivant à Philippes, le porteur d’une lettre qui n’était jamais arrivée ? »
« Cette lettre, dit Schenkel, porte la garantie de son authenticité dans son style et ses expressions mêmes, dans la fraîcheur du sentiment intime qui l’a dictée, dans la sérénité d’esprit et la tendresse de cœur qui s’y expriment de la manière la plus naturelle, et sans la moindre trace d’affectation. » — Si jamais il était possible de dire qu’un résultat est définitivement acquis dans le domaine de la critique scientifique, nous affirmerions que la cause de l’authenticité de l’épître aux Philippiens est théologiquement gagnée sans retour.