Zinzendorf quitta Heerendyk au mois de juillet 1759, et après avoir visité en passant diverses autres communautés, il arriva à Herrnhout la veille de Noël. Le Seigneur lui accordait la grâce de commencer au milieu des siens et dans les lieux mêmes qui avaient été le berceau de son œuvre cette année 1760 qu’il ne devait pas voir s’achever sur cette terre.
Il y a quelque chose de particulièrement solennel dans les derniers jours d’un homme de Dieu, et l’on éprouve le besoin de se recueillir avant d’en tracer le récit. La mort de Zinzendorf est en harmonie avec sa vie. Ce fut un de ces serviteurs bienheureux que le Maître trouve veillant au moment où Il les rappelle à Lui ; les reins ceints, la lampe allumée, il était à l’heure suprême occupé, comme il l’avait été toute sa vie, de l’œuvre que le Seigneur lui avait confiée.
Le désir de déloger pour être avec Christ était habituel chez Zinzendorf ; le commerce intime dans lequel il vivait dès ici-bas avec le Sauveur, la joie qu’il éprouvait à travailler pour Lui, modéraient seuls la vivacité de ce désir. Dans les mois qui précédèrent sa fin, il ne dit jamais à ses amis qu’il en eût le pressentiment ; on eût pu le supposer cependant, à voir le surcroît d’ardeur qu’il apportait à l’accomplissement de son œuvre, travaillant, dit Spangenberg, comme peut travailler un serviteur de Christ qui a encore beaucoup à faire et qui n’a que peu de temps pour cela. Dès les premiers jours de l’année, il rassembla (au nombre d’environ deux cents) ceux des Frères qui avaient quelque emploi dans l’église ou qui étaient chargés de quelque œuvre pour le service du Seigneur. Il se proposait de s’entretenir avec eux, dans des conférences hebdomadaires, des principes fondamentaux relatifs au service de l’église. Ces entretiens eurent lieu régulièrement jusqu’aux derniers jours de sa vie. A côté de ces grandes conférences, il en avait chaque jour de plus intimes avec ses compagnons d’œuvre habituels, pour s’occuper avec eux des intérêts généraux de la communauté, des missions, etc. Une fois que, dans une de ces réunions, on lui rappelait qu’il fallait songer à pourvoir à l’exécution des mesures qui venaient d’être arrêtées, il répondit : « C’est maintenant le temps de prendre des résolutions ; le temps d’exécuter viendra aussi. » Et dans une autre circonstance, poussé également, semble-t-il, par un vague pressentiment, il s’écriait : « Travaillons, mes enfants, le temps est court ! »
Nous avons vu que Zinzendorf avait, dans son précédent séjour à Herrnhout, multiplié dans chaque chœur le nombre des aides. Mais cela ne lui suffisait pas : il résolut de faire connaissance de tous les membres de l’église personnellement et sans intermédiaire ; il voulait apprendre à connaître par des entretiens particuliers l’état moral de chacun d’eux. C’était une immense entreprise et qui pouvait même paraître impossible à exécuter dans une communauté aussi nombreuse que celle de Herrnhout ; mais Zinzendorf ne recula point devant la difficulté, il se mit à l’œuvre dès le commencement de l’année 1760, et quatre mois après, lorsqu’il mourut, il ne restait guère de personnes avec qui il ne se fût entretenu en particulier, comme il se l’était proposé. Quelle tristesse il ressentait lorsqu’il s’apercevait que telles ou telles personnes, loin de retirer quelque bénédiction de leur présence dans la communauté, n’en étaient que des membres inutiles, sinon même dangereux ! Mais de quelle joie, de quelle reconnaissance n’était-il pas rempli en constatant que chez le plus grand nombre la grâce de Jésus agissait avec efficace ! Repassant en mémoire les bienfaits de tout genre par lesquels Dieu avait depuis si longtemps témoigné sa faveur à la communauté des Frères, il résolut de célébrer à ce sujet une fête solennelle d’actions de grâces. Il se disait que la génération qui avait été dès l’origine le témoin et l’objet de ces grandes œuvres du Seigneur ne tarderait pas à s’éteindre, et il voulait qu’avant d’être rappelée par son Maître elle léguât à la génération nouvelle le souvenir de ces merveilles. La fête ne put cependant être célébrée aussitôt qu’il l’aurait voulu ; elle ne le fut qu’après sa mort.
Le dernier écrit de Zinzendorf fut le recueil de Textes pour l’année suivante ; il l’acheva et le relut peu de jours avant de mourir. Les paroles qu’il choisit pour les cinq derniers jours de l’année devaient, sans peut-être qu’il s’en doutât, être ses adieux à l’église :
- Nous vous bénissons, vous qui êtes de la maison de l’Éternel. (Psaumes 118.26)
- Il bénit chacun d’eux de la bénédiction qui lui était propre. (Genèse 49.28)
- Que l’Éternel ajoute bénédiction sur vous et sur vos enfants ! (Psaumes 115.14)
- Que la paix de Dieu règne dans vos cœurs ! (Colossiens 3.15)
- Que le Roi (Christ) tourne sa face et bénisse toute l’assemblée ! (1 Rois 8.14)
Zinzendorf se proposait de se rendre à Zeitz, mais la santé de sa femme, qui inspirait de vives inquiétudes, lui fit ajourner ce projet et il ne tarda pas à tomber malade lui-même.
Le récit des derniers jours du comte nous a été conservé par le journal d’un frère qui se trouvait alors à Herrnhout. C’est de là que nous tirons, comme l’ont fait les autres biographes de Zinzendorf, les détails qu’on va lire :
Le 5 mai, quoiqu’il eût fort mal dormi, il voulut achever dans la matinée le travail qu’il s’était imposé pour ce jour-là. Comme un frère l’engageait à en remettre la fin à un autre jour, il lui répondit gaiement : « Non ! ce n’est qu’après avoir fait sa tâche qu’il fait bon se reposer, » Il continua donc à écrire et, après avoir fini, remit son manuscrit à ce même frère, en lui disant : « A présent, il fait bon se reposer ! » Il dîna à table pour la dernière fois, mais ne mangea guère et se plaignit d’une grande soif. Après dîner, il composa une ode en trente-six strophes, à l’occasion de la fête des sœurs-filles qui avait eu lieu la veille. Le soir, il assista à l’agape, mais se retira tôt après et alla se coucher extrêmement fatigué. Il s’était entretenu très intimement pendant la soirée avec ses trois filles et quelques autres personnes, et leur avait dit à l’occasion de sa maladie : « Toutes les fois que j’ai été malade, j’ai cherché quelle en était la cause, me demandant quel était le sens de cet avertissement que me donnait le Seigneur. Dès que j’étais arrivé à le découvrir, je le disais à mes amis, plutôt que de le garder pour moi ; car je sais que le Seigneur ne nous défend point de confesser nos péchés à ses enfants, mais que, si nous le faisons, il adoucit le châtiment. J’ai suivi toute ma vie cette habitude et j’ai même toujours demandé pardon à mes ennemis aussitôt que je découvrais que j’avais eu quelque tort envers eux. Quoique ils aient souvent abusé de ma franchise, je n’y ai point renoncé pour cela ; car le Sauveur sait assez remettre en honneur les siens. Mais cette fois-ci, je suis tout à fait sûr que la maladie qu’Il m’envoie n’est point un avertissement de ce genre. J’ai l’âme très sereine et je m’entends parfaitement avec mon Seigneur. »
La maladie du comte consistait, à l’avis du médecin, en une violente fièvre catarrhale. Dans la nuit qui précéda le 6 mai, il dormit peu et la faiblesse ne fit qu’augmenter. Mais son esprit conservait toujours toute son activité : il corrigea une partie du recueil de Textes, se fit lire les lettres qui étaient arrivées des missionnaires et des diverses communautés, et s’en entretint avec les personnes présentes. Sa femme vint le voir pour la dernière fois, car elle était elle-même gravement malade et devait le suivre de près.
Dans la nuit du 6 au 7 mai, le mal alla en empirant ; le comte ne put dormir et on commença à craindre une attaque d’apoplexie. Une toux opiniâtre lui rendait la parole très difficile ; il put cependant exprimer le plaisir qu’il éprouva en voyant arriver son plus ancien ami, Frédéric de Watteville, et son neveu le comte de Reuss.
Pendant la nuit, les ouvriers de l’église veillèrent à tour de rôle auprès de son lit. Il les saluait de temps en temps avec affection, mais ne pouvait leur parler que fort peu. La faiblesse était toujours plus grande ; il ne parvenait pas à s’endormir, mais tombait dans de fréquents assoupissements qui duraient à peine une minute. Malgré cela, il fut pendant la journée du 8 plus dispos qu’il ne l’avait encore été depuis le commencement de sa maladie. Il embrassait tendrement tous ceux qui s’approchaient de lui et leur témoignait avec effusion l’affection qu’il avait pour eux. « Je ne puis vous exprimer, » dit-il à son gendre et à quelques autres, « je ne puis vous exprimer combien je vous aime. Je suis bien à ma place. Ne sommes-nous pas ensemble comme les anges et comme si nous étions au ciel ? » — « L’aurais-tu cru, » ajouta-t-il en s’adressant à l’un des Frères qui étaient là, « que la prière de Christ : Que tous soient un, se réaliserait si admirablement parmi nous ? » — Pendant qu’il parlait ainsi, son visage rayonnait de joie et d’amour. Il parla ensuite de plusieurs Frères et sœurs qui étaient entrés dans la joie de leur Seigneur et énuméra ceux de ses amis qui faisaient déjà partie de l’église d’En-haut.
Dans l’après-midi, il acheva la révision du livre de Textes, puis parla de toutes les choses que le Seigneur avait faites en sa faveur et en faveur de la communauté depuis trente et quelques années. — « Avez-vous pensé au commencement », dit-il à David Nitschmann et à quelques autres vieillards, « que le Sauveur ferait toutes les choses que nos yeux ont vues, et pour les communautés, et pour les enfants de Dieu dispersés, et pour les païens ? Pour ce qui est de ces derniers, je ne demandais que quelques prémices, et voilà, il y en a des milliersd ! »
d – Une formidable caravane ! d’après Schrautenbach, qui reproduit plus fidèlement que les autres biographes l’originalité des paroles de Zinzendorf.
Le soir, il eut quelques rêveries pendant lesquelles il parla des communautés de Silésie. Mais pendant cette nuit, qui fut la dernière, il jouit d’une entière présence d’esprit ; il s’entretint avec le Sauveur, écrivit beaucoup et s’informa de plusieurs Frères auxquels il aurait voulu parler encore.
On commençait à espérer que sa maladie ne serait qu’une fièvre miliaire, mais à minuit sa langue commença à s’embarrasser. Il eut une violente suffocation qui ne dura que quelques minutes. Vers le matin, il recouvra l’usage de la parole et remercia le Sauveur de la lui avoir rendue. « Je suis, dit-il aussi, entièrement content des dispensations de mon Seigneur. Il a des vues très précises sur son disciple, quoique cette fois-ci vous ne le compreniez pas. Je trouve que j’ai passablement achevé ce que j’avais à faire au milieu de vous ; et si je dois m’en aller maintenant, vous connaissez ce que je pense. » Il ne put en dire davantage pour le moment. Mais bientôt arriva Jean de Watteville que l’on avait fait chercher ; le comte lui fit signe de se mettre tout près de lui, car il ne pouvait plus parler que très bas : « Eh bien ! lui dit-il, mon cher, mon excellent Jean ! je vais aller vers le Sauveur. Je suis prêt, je suis entièrement soumis à la volonté de mon Maître et Il est content de moi. S’il ne veut pas m’employer plus longtemps ici-bas, je suis tout prêt à aller à Lui, car rien ne me retient plus. » Puis, il régla avec son gendre quelques affaires qui lui tenaient à cœur et dont il lui recommanda de prendre soin.
Un peu après entrèrent David Nitschmann et Frédéric de Watteville. Le comte fit ensuite appeler ses filles ; mais avant qu’elles fussent arrivées, une nouvelle suffocation le saisit et le mit hors d’état de parler. Il ne put que les regarder affectueusement et les saluer d’un signe de tête.
Cependant une centaine de Frères et de sœurs s’étaient peu à peu rassemblés, tant dans sa chambre à coucher que dans les pièces contiguës. Le comte leva les yeux vers eux à plusieurs reprises, avec un visage amical, et une expression indescriptible de joie. Les assistants répondirent par des larmes à cette silencieuse bénédiction. Le dernier regard par lequel il prit congé d’eux avait quelque chose de particulièrement serein et vénérable. Sur les neuf heures du matin, la suffocation cessa ; le mourant renversa la tête et ferma les yeux.
Le moment suprême était venu ; chacun était resté muet jusque-là ; alors Jean de Watteville dit à haute voix : « Seigneur ! tu laisses maintenant ton serviteur aller en paix ! (Luc 2.29) » Puis il lui imposa les mains en prononçant la bénédiction sacerdotale :
L’Éternel te bénisse et te garde !
L’Éternel fasse luire sa face sur toi et te fasse grâce !
L’Éternel tourne sa face vers toi et te donne la paixe !
e – Nombres 6.24, 26.
A ce dernier mot : la paix, Zinzendorf rendit le dernier soupir. C’était le 9 mai 1760. Le texte du jour était : « Il reviendra avec joie en rapportant sa moisson. » (Psaumes 126.6)