Les épîtres de Paul

5.
Conclusions

1. L’épître aux Philippiens est le seul moyen que nous possédions de combler la lacune que laisse dans notre esprit la brièveté des dernières lignes du livre des Actes, relatives au séjour de Paul à Rome. Les épîtres aux Colossiens et aux Éphésiens ne nous disent rien à cet égard, l’apôtre ayant laissé à Tychique le soin de donner aux lecteurs les détails sur ce qui le concernait personnellement. Dans l’épître aux Philippiens, qui est proprement une lettre d’ami, l’apôtre nous introduit en quelque sorte dans sa prison, mieux encore, dans son cœur. Il nous fait connaître sa position et ses impressions intimes dans la capitale de l’empire.

Nous voyons la sensation produite dans l’église par son arrivée. Un nouvel élan missionnaire s’était emparé des chrétiens. Ce travail d’évangélisation s’opérait sans doute dans deux sentiments opposés, quant à la personne de Paul ; mais des deux manières le nom de Christ n’en était pas moins proclamé à des oreilles qui n’en avaient jamais entendu parler. L’Évangile avait pénétré dans les casernes de la garde prétorienne et jusque dans le palais impérial. Ainsi cette captivité, qui semblait devoir donner le coup de mort à sa mission, en avait agrandi le cercle. De ce poste d’observation, les églises dispersées dans le monde apparaissaient à l’apôtre comme des flambeaux allumés dont la clarté allait bientôt dissiper les ténèbres du paganisme. Pour lui-même, malgré qu’il fût privé de la liberté et qu’il vit toujours la sentence de mort planer sur sa tête, il n’avait qu’un désir, c’est que, quoi qu’il lui arrivât, fût-ce le martyre, Jésus fût glorifié en lui et que les Philippiens se réjouissent avec lui de cette issue.

C’est là la note dominante dans son cœur et le ton dominant, de sa lettre. Que s’il désire de vivre, — et, il l’espère, — c’est pour l’Église à laquelle il pourra encore être utile. Sérénité malgré la possibilité du supplice, acceptation joyeuse du plus grand dénuement en même temps que vive et sincère gratitude pour le soulagement qui lui est envoyé ; sollicitude pleine de tendresse pour l’ami malade qui en a été le porteur, et ardente reconnaissance pour sa guérison accordée non à quelque don miraculeux qu’il aurait déployé, mais à ses humbles et instantes prières ; sentiment profond de ce qui lui manque encore et des progrès qu’il lui reste à faire, tout en possédant la conscience distincte de sa fidélité et de la sainteté d’une vie qu’il ose donner à ses lecteurs pour modèle : ce sont là de frappants contrastes, mais qui, bien loin d’être un motif de doute, nous offrent au contraire un tableau inimitable et plein de vie que nous pouvons placer sans difficulté dans le cadre des deux derniers versets du livre des Actes.

2. Cette lettre nous intéresse aussi à un autre point de vue : elle nous offre le spectacle d’une église répondant à peu près complètement aux vœux de l’apôtre. Si elle ne brille pas, comme celle de Corinthe, par l’abondance des dons extraordinaires, elle est en échange riche des fruits de l’Esprit. Elle ressemble à celle de Philadelphie dans l’Apocalypse. Elle n’a autre chose à faire, au gré de l’apôtre, qu’à se réjouir de plus en plus dans la possession du salut et à progresser dans l’abnégation, dont l’exemple du Christ lui offre le modèle, et par là dans l’union qui fait la force de l’Église dans sa lutte avec le monde. De plus, nous voyons complètement réalisé à Philippes le mode d’organisation très simple, dont les apôtres ont doté l’Église, et qui comprend deux charges, celle qui doit veiller au bien spirituel du troupeau et celle qui a mission d’en soulager les membres indigents et souffrants.

3. Relativement à l’eschatologie, M. Sabatier trouve dans cette épître un grand progrès sur les précédentes : « L’apôtre a laissé tomber ce qu’il avait d’étroit, de national, de matériel, de grossièrement surnaturel, la conception juive. Il a écarté les calculs ingénieux, les signes des temps, les visions fantastiques. Les espérances à courte échéance du messianisme vulgaire sont évanouies… » (p. 231). — Mais l’apôtre espère, s’il meurt, être immédiatement auprès du Seigneur (1.23). Que dit-il autre chose dans 2 Corinthiens 5.8 : « Nous préférons sortir de ce corps pour habiter avec le Seigneur. » comparez aussi Romains 14.8-9. — Pour l’attente prochaine du Christ, comparez 4.5 : « Le Seigneur est proche ; » pour l’espérance (judaïque !) de la première résurrection, comparez 3.11 : « Si en quelque manière je parviendrai à la résurrection d’entre les morts ; » enfin pour la transmutation des fidèles à la Parousie, 3.21 : « Lequel transformera le corps de notre humiliation pour le rendre conforme au corps de sa gloire, » comparez 1 Thessaloniciens 4.17 et 1 Corinthiens 15.51-52. — Ainsi, sur tous ces points, pas l’ombre d’une différence ! Que reste-t-il du progrès prétendu signalé par M. Sabatier ?

4. Enfin, l’épître aux Philippiens a une importance capitale à un troisième point de vue, la conception christologique de l’apôtre. Le passage saillant 2.6 et suiv. n’a pas la prétention d’enseigner aux lecteurs une vérité nouvelle pour eux ; au contraire — et c’est précisément ce qui en fait l’importance — il en appelle à ce qu’ils savent eux-mêmes, pour les presser d’en tirer dans leur vie les conséquences pratiques. On voit par là que ce Christ dont l’apôtre leur rappelle l’abaissement volontaire, était celui qu’il leur avait enseigné de vive voix, le même qu’il enseignait aux Corinthiens à peu près dans le même temps, comme il le leur rappelle 2 Corinthiens 8.9 : « Vous connaissez la charité du Seigneur Jésus qui, étant riche (Philippiens : en forme de Dieu), s’est fait pauvre (Philippiens : s’est dépouillé lui-mêmes’est abaissé jusqu’à la mort de la croix), afin que par sa pauvreté vous soyez rendus riches (Philippiens : ne cherchant point son intérêt, mais celui des autres, v. 4). »

Ce Christ, Paul l’avait emporté avec lui en partant pour sa mission. Ce n’était point pour lui ou pour ses lecteurs une nouvelle découverte : il avait été dès le début l’âme de son travail missionnaire (Galates 1.16 ; 2.20). Paul savait, par sa propre expérience, que le seul moyen de détrôner le moi dans le cœur naturel de l’homme, c’est de le mettre en face de ce Fils de Dieu, qui est descendu volontairement du trône divin au plus profond de notre abîme, et qui nous en fait sortir avec lui en nous associant à sa résurrection par la foi et en nous élevant avec lui sur le trône par une ascension spirituelle, effet de la sienne.

Cette conception christologique de Paul est d’autant plus frappante qu’elle est absolument celle de Jean. L’expression : « étant en forme de Dieu, » de Paul répond à celle de Jean : « Et la Parole était Dieu. » Le : « Il s’est dépouillé lui-même, ayant pris la forme de serviteur et s’étant fait semblable aux hommes, » de Paul, n’est autre chose que le : « La Parole a été faite chair, » de Jean ; dans les mots suivants de Paul : « C’est pourquoi Dieu l’a souverainement élevé, » nous retrouvons la pensée de cette prière de Jésus dans Jean : « Père, rends-moi la gloire que j’ai eue auprès de loi, avant que le monde fût fait. »

M. Sabatier prétend L’apôtre Paul, p. 238), à l’occasion de notre épître, que la conception christologique de Jean est « une christologie construite au point de vue de Dieu » et que c’est pourquoi « le Christ de Jean ne parvient point à être pleinement et simplement homme, » tandis que « la christologie de Paul est construite au point de vue de l’homme » et, que c’est là la raison pour laquelle « le Christ de Paul n’arrive pas à être simplement et purement Dieu. » L’antithèse est bien tournée et propre à éblouir des lecteurs superficiels. Si, après avoir écarté l’ambiguïté qu’introduisent les adverbes pleinement, purement, simplement, nous ramenons la pensée à son sens clair, elle revient à ceci : Le Christ-Dieu de Jean ne devient point réellement homme et le Christ-homme de Paul ne devient point réellement Dieu. Or, ainsi formulée, il est aisé d’en démontrer la fausseté.

Et d’abord, quoiqu’on pense de l’auteur du IVe évangile, on doit reconnaître que la tradition évangélique, dont ce livre est le dépositaire, procède de loin ou de près de l’apôtre Jean. Or, il serait bien étrange que la conception christologique d’un homme qui avait vécu pendant trois ans dans une relation personnelle si intime, dans la relation d’ami avec Jésus-Christ, fût construite au point de vue de Dieu, plutôt qu’à celui de l’homme ; et, d’autre part, il ne serait pas moins étrange que la christologie de l’apôtre qui avait été étranger à la vie terrestre du Christ et qui n’avait appris à le connaître que dans son apparition foudroyante de Fils de Dieu, fût construite au point de vue de l’homme, plutôt qu’à celui de Dieu. Et, en effet, que disent les faits sur ce point ? Être exténué de soif et de fatigue à la suite d’un jour de marche, pleurer en face de la tombe d’un ami, frissonner au contact de la perversité diabolique, avoir l’âme troublée à la perspective d’une mort cruelle, ne sont-ce pas les traits d’une vraie humanité ? C’est Jean qui nous les a conservés. Participer originairement à l’état divin, être associé à l’acte créateur, choisir librement entre une apparition glorieuse ici-bas telle que celle d’un Dieu, ou une venue dans l’état d’un serviteur obéissant jusqu’à la mort ; puis être élevé à la position de Seigneur des seigneurs, du Fils dans lequel habite la plénitude de la divinité, ne sont-ce pas là les traits de la divinité ? C’est Paul qui les constate en Jésus. On cherche après cela ce qui reste de l’antithèse de M. Sabatier. Il objectera sans doute la subordination du Christ à Dieu, qui ressort si constamment chez Paul. Assurément ; mais tout autant chez Jean : Le terme de Parole chez lui ne l’implique pas moins que celui d’image, εἰκών, chez Paul. C’est Jean qui dit de la Parole qu’elle était auprès de Dieu ; du Fils, qu’il était dans le sein du Père ; qui fait parler Jésus de « la gloire que le Père lui a donnée avant que le monde fût fait » (1.1-18 ; 17.24), expressions qui toutes impliquent la notion de la subordination. Si le Christ de Paul n’est pas réellement Dieu parce qu’il est subordonné au Père, le Christ de Jean ne l’est pas davantage ; ou plutôt reconnaissons que chez tous deux la divinité du Fils est présentée comme une participation à la divinité du Père ; c’est pourquoi le Fils, dans la conception de tous deux, a pu, en entrant volontairement dans l’état humain, renoncer à l’état divin, puis le recouvrer comme homme et le communiquer aux siens.

Le double témoignage parfaitement concordant des deux serviteurs ne peut reposer que sur celui du Maître, qui se connaissait seul complètement dans la communion du Père : « Nul ne connaît le Fils que le Père. »

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