1. Persuadés par ce langage, les Iduméens commencèrent par mettre en liberté environ deux mille citoyens qui se trouvaient dans les prisons ; ceux-ci s'enfuirent aussitôt de la ville et allèrent rejoindre Simon dont nous parlerons prochainement. Ensuite les Iduméens quittèrent Jérusalem pour retourner chez eux. Leur départ surprit les deux factions : le peuple, ignorant leurs regrets, retrouva quelque courage, car c'étaient, à ses yeux, des ennemis dont il était délivré. Les zélateurs, de leur côté, n'en furent que plus insolents, car pour eux ce n'étaient pas des alliés qui les abandonnaient, mais des gens qui se mêlaient de les conseiller, et de les détourner de la violence. Désormais, on fut criminel sans hésitation ni réflexion : les entreprises étaient décidées avec la plus grande promptitude et les décisions exécutées en moins de temps qu'il ne leur en fallait pour y penser. Ils poursuivaient surtout, dans leurs meurtres, le courage et la noblesse, détruisant celle-ci par jalousie, celui-là par crainte : leur seul moyen de salut, croyaient-ils, était de ne laisser aucun citoyen notable en vie. Ainsi Gorion[1] fut massacré avec beaucoup d'autres ; distingué par la considération dont il jouissait et par sa naissance, il n'en avait pas moins des sentiments démocratiques et, autant qu'aucun Juif, était rempli d'amour pour la liberté. Ce qui le perdit, outre ses autres avantages, fut la franchise de sa parole.
Niger de la Pérée[2] n'échappa pas non plus à leurs mains ; c'était un homme qui avait montré la plus grande valeur dans la guerre contre les Romains. Poussant de grands cris et montrant ses cicatrices, il fut traîné à travers la ville. Quand on l'eut conduit hors des portes, il désespéra de son salut et supplia ses meurtriers de lui donner une sépulture : mais ceux-ci, après l'avoir menacé de ne pas lui accorder ce coin de terre, objet de son plus vif désir, le mirent à mort. Tandis qu'on l'égorgeait, les imprécations de Niger appelaient sur eux la vengeance des Romains, la famine et la peste jointes à la guerre, et, outre tous ces maux, la discorde civile. Dieu ratifia toutes ces malédictions contre les scélérats, y compris celle qui les condamnait à éprouver bientôt, dans une lutte fratricide, la juste fureur de leurs concitoyens. Le massacre de Niger calma, il est vrai, les craintes des zélateurs concernant la conservation du pouvoir : mais il n'y avait pas de section du peuple pour la destruction de laquelle ils ne cherchassent un prétexte. Ceux qui les avaient anciennement offensés étaient déjà parmi leurs victimes ; il restait à inventer, à l'occasion, des accusations contre ceux qui, en temps de paix, ne leur avaient pas donné sujet de plainte. Un tel était soupçonné d'insolence parce qu'il n'allait jamais les visiter ; un autre de mépris, parce qu'il s'approchait d'eux librement ; un troisième, de complot, à cause de son empressement. Il n'y avait qu'un châtiment, la mort, pour les accusations les plus graves comme pour les plus frivoles. Nul n'échappait, sinon par hasard, s'il n'était de très humble condition.
[1] Voir plus haut. IV, 159 ; il n'est pas sûr que ce Gorion soit identique à Gorion ben Joseph.
[2] Il est plusieurs fois question de lui dans le Bellum II, 520 et 566 ; III, 11-28).
2. Cependant, tous les généraux romains, considérant ces dissensions des ennemis comme une bonne fortune, préparaient avec ardeur l'attaque de la ville et exhortaient Vespasien à agir, comme le maître de la situation. Ils disaient que la Providence divine les favorisait, puisque leurs adversaires tournaient leurs armes contre eux-mêmes ; mais cet état de choses avantageux pouvait être bref, car bientôt les Juifs se réconcilieraient soit par lassitude, soit par repentir de leurs discordes. A quoi Vespasien répondit qu'ils se trompaient singulièrement sur la conduite à tenir ; ils désiraient étaler, comme sur un théâtre, leur puissance et leurs armes, sans tenir compte de leur intérêt ni de leur sécurité. En effet, s'il marche aussitôt contre la ville, il opérera la réconciliation des ennemis et retournera contre lui-même leurs forces intactes. Mais s'il attend, il les trouvera amoindris, épuisés par les dissensions. Dieu est meilleur général que lui-même, quand il livre les Juifs aux Romains sans que ceux-ci fassent d'efforts, et accorde à son expédition une victoire sans péril. Ils doivent donc demeurer à l'écart des dangers, spectateurs lointains des luttes où leurs adversaires se déchirent de leurs propres mains et s'abandonnent au plus grand des maux, la guerre civile, plutôt que de combattre des hommes qui cherchent la mort et se disputent avec rage. Si quelqu'un juge un peu flétris des lauriers d'une victoire remportée sans combat, qu'il sache qu'un succès paisiblement assuré a plus d'avantages que s'il est obtenu par le hasard des armes : en effet, il ne faut pas regarder comme moins glorieux que des vainqueurs à la guerre ceux qui, par sang-froid et sagacité, obtiennent des résultats identiques. En même temps que diminuera le nombre des ennemis, son armée, reposée de ses continuelles fatigues, sera devenue plus forte. Surtout, ce n'est pas le moment de chercher l'illustre renommée d'une victoire ; car ce n'est pas de préparer des armes, d'élever des murs, ni de convoquer des alliés que s'occupent les Juifs. S'il en était ainsi, notre retard tournerait à notre détriment. Mais, étreints par la guerre civile et les dissensions, ils souffrent chaque jour des maux plus cruels que s'ils tombaient vaincus entre nos mains. Si donc on tient compte de la sécurité, il faut laisser ces hommes se détruire les uns les autres ; si l'on considère la gloire du succès, il ne faut pas s'attaquer à une cité qui est en proie à un mal intérieur ; car on dirait avec raison que la victoire n'est pas de leur fait, mais celui de la sédition.
3. Les officiers approuvèrent ces paroles, et l'on vit bientôt l'habileté stratégique de cette décision ; car, tous les jours, de nombreux Juifs faisaient défection, fuyant le parti des zélateurs. S'échapper était difficile, car ils avaient entouré de postes toutes les issues, et exécutaient les citoyens qui, pour une raison ou une autre, s'y trouvaient pris, comme suspects de passer du côté des Romains. Au reste, on était relâché si l'on donnait de l'argent ; celui-là seul était traître qui n'en donnait pas ; de cette manière, les riches achetaient le droit de fuir, et il n'y avait que les pauvres qui fussent égorgés. D'énormes tas de cadavres s'amoncelaient dans les rues ; plus d'un, que tentait la désertion, changeait d'avis et préférait périr à l'intérieur de la ville, car l'espérance d'obtenir la sépulture faisait trouver moins cruelle la mort subie sur le sol de la patrie. Mais les zélateurs poussèrent la cruauté jusqu'à n'accorder de terre ni à ceux qu'on égorgeait dans la ville, ni à ceux que l'on tuait sur les chemins. Comme s'ils avaient par un pacte juré de détruire à la fois les lois de leur patrie et celles de la nature et, dans leurs crimes contre les hommes, d'outrager Dieu lui-même, ils laissaient les corps pourrir au soleil. Ceux qui ensevelissaient quelqu'un de leurs parents subissaient, comme les déserteurs, la peine la mort, et quiconque rendait ainsi service à autrui avait bientôt besoin du même office. En un mot, parmi les malheurs du temps, il n'y avait pas de sentiment généreux qui eût disparu au même degré que la pitié; ce qui aurait dû inspirer la commisération ne faisait qu'exciter ces scélérats, dont les fureurs passaient des vivants aux morts et des morts aux vivants. La terreur était telle que les survivants enviaient le sort des victimes qui les avaient précédés ; ceux qu'on accablait de tortures dans les prisons estimaient heureux les morts, même privés de sépulture. Toute loi humaine était foulée aux pieds par ces scélérats ; ils tournaient en dérision les choses divines et raillaient les oracles des prophètes comme autant de propos de charlatans. Et pourtant ces paroles des prophètes enseignaient bien des choses sur le vice et la vertu ; en agissant à l'encontre, les zélateurs travaillèrent à vérifier les prophéties contre leur propre patrie. Car il y avait une ancienne parole, due à des hommes animés de l'esprit divin, annonçant que la ville serait prise et le Saint des Saints incendié par la loi de la guerre au temps où éclaterait la sédition et où les mains mêmes des citoyens souilleraient le sanctuaire de Dieu ; or les zélateurs, tout en ne croyant pas à cette prédiction[3] travaillaient à son accomplissement[4].
[3] Le texte porte οὐκ ἀπιστήσαντες qui n'a pas de sens : la négation est de trop.
[4] On ne sait au juste à quelle prophétie le texte fait allusion. Thackeray rappelle un passage des Oracles sibyllins, IV, 117. D'autres ont pensé à Daniel 9 ou à Zacharie 14.